dimanche 8 septembre 2019

Qu’est-ce qu’une entreprise ?

(Texte de l’exposé au colloque « État-Entreprise » de l’Institut d’études avancées de Nantes, 19 et 20 septembre 2019)

L’entreprise se trouve dans la tache aveugle de notre perception1. Elle existe, certes, mais nous ne savons pas la définir, en faire un concept qui se prête à l’exercice de la pensée, car elle est la cible d’une multitude de points de vue dont chacun ne l’éclaire qu’en partie : les juristes la voient à travers la notion de propriété qui leur est familière : elle serait la propriété des actionnaires ; les économistes la voient à travers la théorie néoclassique de l’équilibre général : elle aurait pour seul but de maximiser son profit ; les politiques lui assignent pour principale mission de « créer des emplois » ; les philosophes, pour la plupart, l’ignorent comme ils ignorent les autres institutions2 ; les cadres la perçoivent comme le théâtre de leur carrière, les autres comme la « boîte » où l’on peut « gagner sa vie », etc.

Plutôt que de tenter de la définir nous considérerons donc son action : ce qu’elle fait et comment elle le fait. Ce que nous allons dire concerne aussi bien les PME et les ETI que les grandes entreprises.

Que fait l’entreprise ?

Le fait est qu’une entreprise puise des ressources dans la nature qui l’environne (nature physique, mais aussi nature humaine et nature sociale) pour élaborer des produits qu’elle proposera à ses clients. Cette action transformatrice, productive, se décrit selon le schéma ternaire de l’activité économique, « input –> technique –> output ».

L’entreprise assure ainsi les fonctions d’une interface entre la nature et les besoins économiques des consommateurs des biens, des utilisateurs des services qu’elle produit3.

Il faut distinguer l’Entreprise, forme institutionnelle qui s’appuie sur une structure juridique et réglementaire, de l’entreprise avec un « e » minuscule qui en est une réalisation concrète et particulière. La mission de l’Entreprise, qui est d’assurer cette interface, s’entrelace historiquement avec celles de l’Église et de l’État4. Chaque entreprise est une institution (elle a été « instituée ») qui s’est donnée une mission (élaborer tel produit afin de satisfaire tel besoin) et s’est dotée de l’organisation qui lui permet de la remplir.

Concevoir ainsi l’Entreprise efface la frontière qui la sépare des services publics. Le système éducatif, le système judiciaire, le système de santé, l’armée, etc. agissent eux aussi à l’interface entre la nature et les besoins (en l’occurrence collectifs) pour produire respectivement un service d’éducation et de formation des jeunes, d’arbitrage des conflits, de préservation de la santé, de défense et de puissance, etc.

Toute action productive détruit ou altère des ressources naturelles (les inputs qu’elle utilise) et émet des déchets qui dégradent la nature. En outre les biens laissent une fois consommés un résidu polluant (carcasses des voitures, des équipements ménagers, etc.). Où doit donc s’arrêter l’action de l’Entreprise : à la mise en stock de biens en l’attente de leur distribution, comme les voitures neuves qui s’alignent sur le parking des usines, ou à leur recyclage après les avoir suivis pendant leur cycle de vie ?

Les réflexions sur la responsabilité environnementale et sociale de l’entreprise5 militent pour la deuxième conception à laquelle l’informatique propose des outils puissants (internet des objets, blockchain, etc.).

Si l’on adopte ce dernier point de vue ce que l’Entreprise produit est en définitive la satisfaction des besoins du consommateur et de l’utilisateur, accompagnée d’une maîtrise ou d’une annulation des effets environnementaux et sociaux négatifs de l’action productive.

Comment le fait-elle ?

Pour pouvoir remplir cette mission l’entreprise se dote d’une organisation qui définit d’une part la répartition des responsabilités et légitimités, d’autre part les procédures que suit l’action6.

Définir une organisation est un travail intellectuel analogue à celui de l’architecte qui trace le plan d’un bâtiment ou du juriste qui établit les règles d’une institution. Une fois définie, elle entoure l’action d’un cadre rationnel qui, comme une architecture ou des règles, s’inscrira dans la réalité et dans la durée en s’imposant à la psychologie des personnes et à la sociologie de leurs relations.

Les économistes, dont les modèles schématisent la production et l’échange, ignorent généralement ces dimensions intellectuelle et psychosociologique, mais elles s’imposent à quiconque veut penser sérieusement l’entreprise.

Dimension intellectuelle

Comme toute action technique celle de l’entreprise suppose une théorie, mot qu’il ne convient pas de réserver aux seules productions académiques : il lui faut en effet des hypothèses, des concepts, un vocabulaire sans ambiguïté et des schémas de causalité permettant d’anticiper les effets de l’action.

Alors que l’entreprise est insérée dans le « grand monde » énigmatique et complexe de la nature physique, humaine et sociale (sa « situation »), son organisation définit un « petit monde7 » rationnel qui fait abstraction de cette complexité pour fournir à l’action une théorie simple.

L’entreprise est ainsi le lieu d’une pratique de l’abstraction : elle définit des abstractions à finalité pratique8, activité éminemment philosophique qui se manifeste de façon évidente dans l’art de l’ingénierie9 ou lors de la construction d’un système d’information10 (sémantique de l’entreprise, modélisation des processus, etc.).

Cette dimension intellectuelle n’est généralement pas reconnue par les institutions académiques qui, se faisant une autre idée de l’abstraction, la séparent de la technique et de la pratique de l’entreprise pour l’enfermer dans le laboratoire et les écrits de quelques Grands Penseurs11.

Dimension psychosociologique

L’entreprise est aussi un être psychosociologique : la vie dans l’entreprise joue en effet un rôle important dans l’image qu’un individu se fait de soi, de son action, de sa place dans la société, de son destin, et cette image s’insère dans le cadre qu’impose la sociologie de l’entreprise et qui, délimitant pouvoirs et légitimités, répartit entre les individus le droit à la parole, à l’écoute et à l’erreur.

Tandis que l’organisation est nécessaire à l’accomplissement de la mission de l’entreprise, son formalisme se substitue souvent dans les imaginaires à l’exigence de la mission : le cadre qui rêve de grimper l’échelle hiérarchique, l’agent opérationnel qui « tire sa charrue » jour après jour, peuvent perdre de vue le sens de leur action.

Par ailleurs chacune des spécialités que l’entreprise emploie – ingénierie, marketing, production, distribution, logistique, informatique, finance, etc. – a sa propre grille conceptuelle, son propre vocabulaire et donc sa propre théorie : les spécialistes seront souvent tentés de s’enfermer dans le « petit monde » de leur spécialité, qui est plus étroit (et plus profond) que celui de l’entreprise.

Le conflit entre la mission et l’organisation est alors, dans l’entreprise comme dans toute institution, un drame dont les épisodes conditionnent son activité intellectuelle, agitent ses psychologies, bousculent sa sociologie, propulsent ou entravent son évolution.

Aux pouvoirs que définit l’organisation s’entrelacent enfin dans les grandes entreprises des réseaux d’allégeance formés à partir d’affinités politiques, de camaraderies d’école ou autour de certains « patrons ». Ces réseaux aux contours versatiles, mais cependant pérennes, favorisent la carrière de leurs adhérents et s’alimentent d’une corruption discrète. Dans certaines entreprises ces réseaux forment avec l’organisation une structure dont la rigidité bloque l’évolution.

Capital et travail

Le mot « capital » désigne deux choses différentes : les « fonds propres », addition de l’apport des actionnaires et du profit accumulé, qui se trouve au passif du bilan ; le « capital fixe », estimation de la valeur des équipements, qui se trouve à l’actif. Ces deux valeurs ne sont pas égales car une part des équipements peut avoir été financée par la dette.

Les économistes distinguent deux « facteurs de production » : le « capital » et le « travail », respectivement représentés par les lettres K et L dans la « fonction de production » q = f(K, L) où q est la quantité produite en un an, K le volume du capital fixe, L le volume du travail annuel.

Ce que les économistes nomment « capital », c’est le stock de travail qui a été nécessaire pour élaborer les machines et les outils, construire les bâtiments et aussi (bien que la comptabilité n’évalue pas cela) pour organiser l’entreprise. Ce qu’ils nomment « travail », c’est le flux du travail nécessaire pour produire en utilisant le capital.

Ce « capital » est donc du « travail à effet différé », mis en conserve en vue d’une utilisation ultérieure, et les économistes réservent le mot « travail » au seul « travail à effet immédiat » nécessaire au fonctionnement de l’entreprise.

Tournons nous vers l’autre sens du mot « capital », celui qui désigne les fonds propres. Ce capital-là est non physique comme l’est le capital fixe, mais financier. Sa valeur est en principe celle de l’« actif net », de ce que l’entreprise possède (son « actif ») diminuée de ses dettes.

Lors des opérations de fusion-acquisition les experts appelés à estimer la valeur de l’entreprise ajoutent cependant un « goodwill » à l’actif net car la situation de l’entreprise, ainsi que la qualité de ses salariés et de l’équipe dirigeante, peuvent faire anticiper un flux de trésorerie disponible dont la somme actualisée fournit une autre estimation.

Une dernière estimation est la « capitalisation boursière » de l’entreprise, produit du cours de l’action par le nombre des actions émises, mais elle est volatile à tel point qu’il peut arriver qu’elle soit inférieure à la valeur de l’actif net : l’entreprise risque alors d’être la proie des prédateurs.

Les risques qu’assume le capital financier occupent une place importante dans les réflexions sur l’entreprise, mais pour pouvoir comprendre comment elle fonctionne il faut observer l’organisation du « travail à effet immédiat ».

Les trois couches du travail

Pour se représenter les personnes qui travaillent dans l’entreprise il est classique au point d’être banal de distinguer les dirigeants, les managers et les exécutants : nous allons d’abord adopter ce schéma car il est éclairant, puis nous nous en écarterons.

Les exécutants

Les exécutants sont ceux qui accomplissent au jour le jour le travail nécessaire au fonctionnement de l’entreprise en exécutant les « use cases12 » d’un processus de production : manœuvre qui transporte des fardeaux, opérateur de l’accueil téléphonique, ouvrier qui pilote une machine, agent opérationnel qui lit, écrit et lance des traitements sur son ordinateur, etc.

Le statut social des exécutants et leur rémunération peuvent être élevés lorsque leur activité exige une compétence et une habileté elles-même élevées : c’est le cas des chirurgiens (qui, comme les musiciens, font un travail manuel), des pilotes de ligne, etc.

Ce qui caractérise l’exécutant n’est donc pas son statut social mais le caractère technique, précis et procédural de son action : elle se déroule dans le « petit monde » d’une spécialité, doté de concepts que le vocabulaire professionnel désigne sans ambiguïté, de raisonnements et réflexes balisés par une formation et par l’habitude et donc d’une théorie13 mentionnant les causalités qui permettent d’anticiper les résultats de l’action.

Ce « petit monde » est simple comparé à la complexité de la nature mais cela n’empêche pas qu’il puisse être compliqué : certaines spécialités exigent des années de formation. Enfin, et même si l’exécutant passe l’essentiel de son temps de travail dans ce « petit monde », son action a des effets dans le « grand monde » de la nature environnante et celui-ci se manifeste par des incidents imprévisibles, des comportements imprévus, bref des surprises : nous reviendrons sur ce point.

Les managers

Les managers supervisent le déroulement du processus de production : ils observent et contrôlent la qualité du produit, le délai de réalisation, la satisfaction du client, ils répartissent la charge de travail entre les exécutants en faisant en sorte qu’elle soit ni trop forte ni trop faible pour chacun d’eux. Ils disposent à cette fin des tableaux de bord que fournit le système d’information ainsi que des indications que leur procure l’examen du déroulement des faits sur le terrain.

Par analogie avec le métier des armes on peut dire que l’action des exécutants et des managers est d’ordre tactique. Celle des dirigeants est par contre d’ordre stratégique.

Les dirigeants

Le dirigeant exerce la fonction de commandement qui consiste à orienter l’entreprise en lui désignant des priorités et en rassemblant les moyens nécessaires à sa mission : l’entrepreneur que tout dirigeant devrait être définit ainsi ce qu’elle doit produire, le segment de marché qu’elle doit viser, et il en déduit les techniques à utiliser (donc les investissements à réaliser), les compétences nécessaires, etc.

Schumpeter14 a vu dans l’entrepreneur celui qui, pour innover, ose prendre des risques en véritable aventurier : c’est une des facettes du personnage mais ce n’est pas la plus significative.

Il rencontre en effet une situation dont il anticipe la dynamique : ressources disponibles, état de l’art des techniques, besoins des clients, réalité psychosociologique de l’entreprise, contexte réglementaire, initiatives des concurrents, etc. Cette situation le confronte au « grand monde » de la nature sur lequel il exerce une vigilance périscopique.

L’intellect de l’entrepreneur diffère donc de celui des exécutants et des managers. Il n’est pas en effet délimité par la rationalité d’un « petit monde15 », mais confronté à la complexité du « grand monde » et à l’incertitude du futur. Comme le stratège à la tête d’une armée, il doit posséder le « coup d’œil » qui permet de prendre une décision juste alors que la situation est confuse et que certaines informations sont fallacieuses.

Aucune théorie ne fournit la clé de ce « coup d’œil » qui s’acquiert par l’expérience et met en œuvre non le raisonnement hypothético-déductif de la raison rationnelle, mais une raison raisonnable qui n’ignore certes pas la rationalité de l’entreprise, mais qui sait que cette rationalité ne rend pas entièrement compte de la réalité.

L’entreprise s’incarne dans le corps de cet entrepreneur : sa perception de la situation, et de la dynamique qui la propulse vers le futur, éveille dans son corps, avec l’instinct du chasseur-cueilleur, des émotions qui court-circuitent le raisonnement et confèrent son évidence à la décision stratégique.

La direction générale

L’entrepreneur n’est spécialiste de rien d’autre que la stratégie. Il se peut qu’il ait été dans le passé un expert dans l’une des spécialités de l’entreprise mais il doit pour exercer sa vigilance s’affranchir de la grille conceptuelle de cette spécialité, et d’ailleurs il n’a pas le loisir de tenir son expertise à jour.

Pour pouvoir mettre en œuvre sa stratégie il a donc besoin d’un état-major d’experts qui lui signaleront les possibilités et les risques que l’évolution des techniques, de la réglementation, de la concurrence, etc. fait apparaître.

Cet état-major applique l’« art opératif16 » qui assure la réalisation pratique et tactique des intentions et orientations stratégiques. Les experts assureront donc les travaux d’ingénierie nécessaires à la mise en œuvre des décisions : l’ingénierie sémantique définit la grille conceptuelle de l’entreprise17, l’ingénierie des processus définit les procédures de l’action, l’ingénierie du contrôle définit les instruments et méthodes de la supervision qu’assurent les managers.

La relation entre l’entrepreneur et ces experts obéit à des règles : l’entrepreneur doit écouter les experts, qui alimentent son intuition, indiquent le possible et signalent des obstacles ; mais les experts ne lui dictent pas sa décision, car elle doit s’élever au dessus des « petits mondes » de leurs spécialités pour embrasser le « grand monde » de la situation, et ils ne doivent pas s’offenser si leurs recommandations ne sont pas exactement suivies.

Retour au réel

Le schéma classique que nous venons de dessiner est contredit par un entrelacs de faits et d’idées qui s’influencent mutuellement : des théories qui schématisent l’entreprise en soulignant l’une de ses dimensions ont en effet été prises au pied de la lettre par des politiques, des idéologues, des dirigeants, et cela a eu une influence qui a pu dépasser l’intention des théoriciens.

Les exécutants et les managers

Les « exécutants » sont-ils voués à « exécuter » le travail qui leur a été prescrit, à obéir docilement aux ordres de la hiérarchie ? C’est l’image que donne le travail d’une main d’œuvre peu qualifiée dans les usines, tel que Charlot l’a représenté dans Les temps modernes.

L’intellect de l’exécutant n’est pourtant pas enfermé dans les « petits mondes » rationnels de l’organisation et de sa spécialité : son travail le met en relation avec le « grand monde » de la nature car ses mains touchent la matière, fût-ce à travers une machine, et cela le confronte de temps à autre à une surprise (la « panne », l’« incident ») qui exige une réponse.

Par ailleurs les services le mettent en relation avec des clients qui ne s’expriment pas dans le langage technique de l’entreprise, mais dans une langue maternelle dont la puissance suggestive se paie par de l’imprécision. Enfin dans l’entreprise même les relations interpersonnelles, la coopération des diverses spécialités, exigent l’« esprit de finesse » et non le seul « esprit de géométrie18 » que suppose le formalisme de l’organisation.

La « dialectique du maître et de l’esclave » est libératrice : « le travail est Bildung, au double sens du mot : d’une part, il forme, transforme le Monde, l’humanise, en le rendant plus adapté à l’Homme ; d’autre part, il transforme, forme, éduque l’homme, l’humanise en le rendant plus conforme à l’idée qu’il se fait de lui-même19 ».

L’exécutant et le manager sont donc invités à mettre en œuvre eux aussi la raison raisonnable, à être conscients du fait que les choses dont la théorie de l’entreprise fait utilement abstraction existent cependant dans le « grand monde », et peuvent se manifester de façon imprévisible.

Le système technique contemporain20, informatisé, a pour conséquence l’automatisation des tâches répétitives mentales ou physiques. Il en est résulté une transformation du travail des exécutants et des managers : la main d’œuvre de naguère est remplacée dans l’emploi par un cerveau d’œuvre à qui l’entreprise demande de prendre des initiatives et délègue donc des responsabilités. Le fait que le travail mette l’exécutant en relation avec le « grand monde » est mis ainsi en évidence mais cela ne va pas sans tensions ni difficultés.

L’exécutant qui prend des initiatives sur le terrain doit en effet pouvoir être écouté lorsqu’il rend compte des incidents ou anomalies qu’il rencontre (défauts de la conception du produit, obstacles que rencontre une ingénierie, pannes, insatisfaction des clients, etc.) : il faut donc qu’il ait droit à la parole, à l’écoute et à l’erreur, c’est-à-dire que l’entreprise lui reconnaisse une légitimité proportionnée aux responsabilités dont elle le charge.

La relation de l’entreprise avec le « grand monde » qui l’entoure n’est plus alors le fait du seul dirigeant : le travail des exécutants, des managers, s’effectue certes dans le « petit monde » rationnel de l’organisation, mais aussi sur la « membrane » qui, comme celle d’une cellule vivante, filtre les relations de l’entreprise avec son extérieur et sur laquelle le cerveau d’œuvre agit en interprète pour coder, selon la grille conceptuelle de l’entreprise, des informations formulées dans d’autres langages.

Cependant les directions générales, placées loin du terrain, sont souvent le théâtre d’une lutte entre services dont l’enjeu est l’exercice d’un pouvoir sur les exécutants et sur les managers. Elles seront tentées de programmer l’action de ceux qui agissent sur le terrain comme s’ils étaient des automates, de les soumettre à des prescriptions dont le détail minutieux leur interdit toute initiative. Emmailloté ainsi dans l’étroitesse d’un « petit monde » comme dans une camisole de force, l’intellect de ces agents risque de se flétrir : le moindre obstacle, la moindre panne seront alors insurmontables, le client recevra des réponses absurdes, etc.

Les dirigeants

Nous avons décrit plus haut le personnage de l’entrepreneur et supposé que tout dirigeant en était un ipso facto : tout entreprise serait ainsi dirigée par quelqu’un qui prendrait ses décisions en toute indépendance, sous la seule contrainte de la situation de l’entreprise, afin que celle-ci puisse assurer efficacement et durablement sa mission d’interface entre le monde de la nature et le monde des besoins.

C’est bien ce que font des entrepreneurs dont l’action ne saurait se résumer à « maximiser le profit », car elle s’enracine dans la nature physique et sociale : le profit n’est pas pour eux un but, mais un moyen nécessaire pour conserver l’indépendance de leurs décisions et assurer la pérennité de leur entreprise. L’histoire en offre des exemples : André Citroën et les engrenages à chevrons, Marcel Dassault et la conception des avions, Steve Jobs et les fonctionnalités de l'iPhone, etc. La vie dans l’entreprise m’a fait rencontrer nombre d’entrepreneurs moins connus que ceux-là.

La plupart des dirigeants ne sont cependant pas aujourd’hui des entrepreneurs : la doctrine néolibérale qui s’est imposée dans les esprits et dans la politique économique à partir des années 1970 a fait en effet du dirigeant un exécutant.

La supériorité pratique de l’économie libérale (improprement nommée « économie de marché ») sur l’économie dirigiste ne résulte pas, l’expérience le montre, de la propriété privée des moyens de production mais de la décentralisation du pouvoir de décision qui seule permet à une société humaine de répondre, par la diversité des initiatives, à la complexité illimitée du monde de la nature21.

Le néolibéralisme est né de la volonté de lutter contre le socialisme, perçu comme le « chemin de la servitude22 », et il a fondé la règle de la « création de valeur pour l’actionnaire » sur deux axiomes jugés évidents : (a) le seul devoir de l’entreprise est de maximiser son profit, (b) l’entreprise appartient à ses actionnaires, auxquels le profit est destiné23.

Les économistes ont pour assimiler le néolibéralisme enrichi la théorie de l’équilibre général24 en théorisant les « asymétries d’information » et en construisant le modèle « principal-agent », dans lequel les actionnaires sont le « principal » et le dirigeant un « agent » que les actionnaires manipulent par des « incitations » (stock options ou autres). Cette théorie permet d'anticiper les conséquences que pourront avoir des lois, des règles et une régulation si elles offrent des « effets d'aubaine » à des « passagers clandestins », et elle permet de diagnostiquer les situations d'« aléa moral », d'« antisélection », etc.

Le néolibéralisme aboutit cependant paradoxalement à un résultat analogue à celui du dirigisme socialiste qu’il voulait combattre : dans les deux cas, le dirigeant doit obéir à une autorité extérieure à l’entreprise (les actionnaires dans un cas, le Gosplan dans l’autre) et qui lui impose ses décisions tout en étant incapable de percevoir exactement les possibilités et les dangers qu’elle rencontre.

Ainsi s’est construite une classe de dirigeants qui vivent en lévitation au dessus d’une entreprise avec laquelle ils n’ont pas de contact physique, intuitif, charnel. Elle se recrute par une cooptation dont les critères sont l’appartenance à un grand corps de l’État (Inspection générale des Finances, Corps des Mines, etc.), l’orthodoxie politique et aussi la qualité du réseau de relations, du langage, du vêtement, voire de la tenue à table.

Le nouveau dirigeant reçoit lors de sa nomination un sacrement analogue à l’onction épiscopale, censé lui apporter la grâce d’état qui le rendrait capable d’occuper ses fonctions : il occupera au sommet de la pyramide hiérarchique une position sacrée25 comme si la connaissance des techniques, des produits, des compétences, des besoins à satisfaire n’avait aucune importance. « La technique, moi, je n’en ai rien à foutre » a proclamé ainsi Michel Bon, alors président de France Telecom, devant un parterre admiratif d’étudiants d’une université.

Certains dirigeants, ignorants ou insoucieux de la physique de l’entreprise, consacreront leur temps, dans le cadre feutré des conseils d’administration, à la bataille périlleuse des fusions-acquisitions.

Les entreprises étant alors conduites de façon dangereuse, les risques qu’elles ont pris se manifestent parfois par un accident : d’où les catastrophes du Crédit Lyonnais en 1993, France Telecom en 2000, Enron en 2001, WorldCom et Vivendi en 2002, Areva en 2017, Boeing en 2019, etc.

Les « incitations » ont poussé la rémunération des dirigeants vers des sommets aussi ridicules que choquants. La « maximisation du profit » a en outre encouragé la prédation, car rien n’est plus rémunérateur que de s’emparer d’un patrimoine mal protégé26 : « produire de l’argent » (alors que l’« argent » n’est pas un produit, mais un moyen) et « pas vu, pas pris » sont devenus des critères du management et une fraude fiscale « légale », car tirant astucieusement parti des lacunes de la loi, s’est répandue sous le nom d’« optimisation ».

Des pirates se sont ainsi faufilés parmi les entreprises : la mission qu’ils se donnent n’est pas d’assurer l’interface productive entre le monde de la nature et la société, mais de s’emparer de la richesse que d’autres ont produite.

L’animation de l’entreprise

« Un professeur de l'ESCP a fait une étude sur près de 300 entreprises dans le monde. Il démontre que 9 % des collaborateurs s'arrachent pour faire avancer les choses, 71 % n'en ont rien à faire et 20 % font tout pour empêcher les 9 % précédents d'avancer » (Georges Epinette, Antémémoires d'un dirigeant autodidacte, Cigref-Nuvis, 2016, p. 24).

La plupart des personnes qui travaillent dans une entreprise sont simplement ponctuelles et sérieuses. Certaines se distinguent cependant par leur comportement : ce sont celles dont Georges Epinette dit qu’elles « s’arrachent pour faire avancer les choses », et que nous qualifions d’« animateurs » parce qu’elles donnent son « âme » à l’entreprise.

On rencontre des animateurs parmi les exécutants et les managers : professeurs, conseillers d’éducation et chefs d’établissement ; commerçants et vendeurs ; médecins et infirmières ; conseillers clientèle des banques ; ingénieurs, informaticiens, etc. La proportion d’à peu près 10 % indiquée par Epinette semble conforme aux enseignements de la vie dans les entreprises.

L’animateur est quelqu’un qui adhère à la mission de l’entreprise et fait tout son possible pour qu’elle soit accomplie27. Lors d’un incident il prend les initiatives nécessaires pour régler le problème sans « faire d’histoires ». Même s’il est sensible aux avancements, il ne se soucie pas de faire carrière. S’il encadre une équipe ses collaborateurs disent « on sait ce qu’on a à faire, c’est clair » et « l’ambiance est bonne ».

J’ai rencontré des animateurs : Alain Desrosières et Philippe Nasse à l’INSEE, François du Castel à France Telecom, et d’autres dont le nom est moins connu.

L’attitude de l’animateur est en un sens « normale » puisque c’est celle qui est en principe attendue des agents de l’entreprise. Mais comme les animateurs sont en minorité cette attitude fait figure d’exception, et alors on s’interroge : qu’est-ce qui fait qu’une personne se comporte en animateur ? C’est sans doute une question de tempérament, d’éducation, d’expérience aussi : on ne peut que constater le phénomène mais son origine est énigmatique.

Un dirigeant ne peut être un entrepreneur que s’il est un animateur. Alors il fait rayonner la mission de l’entreprise ou, comme on dit, ses valeurs28, il est attentif à ce qui se passe dans les ateliers, les bureaux, la relation avec les clients. Il sait aussi que l’entreprise est un être psychosociologique : les agents ont besoin de comprendre le sens de leur action, la légitimité doit être répartie en regard des responsabilités. L’action de l’entrepreneur suscite une augmentation du nombre des animateurs parmi les agents, donc de l’efficacité et de l’évolutivité de l’entreprise.

La sociologie de la classe dirigeante ignore cependant ce qui distingue l’entrepreneur. S’il arrive qu’elle en place un à la tête d’une entreprise, il arrive plus souvent qu’elle y place un mondain ou, pire, un prédateur, car ceux-là sont habiles à s’attirer les faveurs de la cooptation. La proportion des entrepreneurs parmi les dirigeants français nous semble ainsi être aujourd’hui la même que celle des animateurs parmi les agents : de l’ordre de 10 %.

Conclusion

Condensons le propos.

L’Entreprise, forme institutionnelle, assure par l’action productive l’interface entre la nature et les besoins humains. Elle se concrétise en diverses institutions, les entreprises. Les actionnaires sont propriétaires de leurs actions et non de l’entreprise29.

Chaque entreprise transforme des « inputs » en produits en leur appliquant des techniques. Pour accomplir cette mission elle se dote d’une organisation qui offre aux intellects un « petit monde » théorique (hypothèses, concepts, causalités) et fait abstraction de la complexité illimitée du « grand monde » de la nature. Chaque spécialité définit un « petit monde » plus étroit et plus profond que celui de l’organisation.

Le formalisme de ces « petits mondes » risque de faire oublier la mission de l’entreprise.

Les intentions de l’entrepreneur sont confrontées à la situation de l’entreprise dans le « grand monde », notamment à l’incertitude du futur. Son intellect doit s’élever au dessus des abstractions du « petit monde » pour affronter le « grand monde » avec les ressources de l’intuition et de l’instinct. Il oriente l’entreprise en arbitrant entre diverses exigences (profit, compétences, équipements, etc.) : le profit n’est donc pas le but de l’entreprise mais l’un des moyens nécessaires à l’indépendance de ses décisions et à sa pérennité.

Le libéralisme se définit non par la « propriété privée des moyens de production » mais par la décentralisation du pouvoir de décision qui, seule, permet à une société humaine de répondre à la complexité du « grand monde ».

L’action productive s’élabore dans le « petit monde » mais a des effets dans le « grand monde ». Il en résulte des surprises (pannes, incidents, insatisfactions, etc.) : chaque agent doit avoir conscience de l’existence du « grand monde » autour du « petit monde ». L’entrepreneur doit savoir écouter le témoignage des exécutants et des experts.

Un discernement est nécessaire :
- certains agents de l’entreprise travaillent sans se soucier de sa mission ; d’autres, les « animateurs », font leur possible pour qu’elle soit accomplie ;
- parmi les dirigeants seul sera un entrepreneur celui qui est aussi un animateur ;
- certaines « entreprises » sont à l’Entreprise ce que les pirates sont au transport maritime : elles ne sont pas productives mais prédatrices.

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1 Blanche Segrestin et alii, L’entreprise, point aveugle du savoir, Sciences humaines, 2014.
2 « Jean-Paul Sartre ne s'est jamais résigné à la vie sociale telle qu'il l'observait, telle qu'il la jugeait, indigne de l'idée qu'il se faisait de la destination humaine (...) Il n'a jamais renoncé à l'espérance d'une sorte de conversion des hommes tous ensemble. Mais l'entre-deux, les institutions, entre l'individu et l'humanité, il ne l'a jamais pensé, intégré à son système » (Raymond Aron, Mémoires, Robert Laffont, 2010 p. 954).
3 Un bien est un produit doté d’une masse et qui occupe un volume dans l’espace. Un service est un produit qui consiste en « la mise à disposition temporaire d’un bien ou d’une compétence » (INSEE, 1973).
4 Pierre Musso, La religion industrielle, Fayard, 2017.
5 Commission européenne, Responsabilité sociale des entreprises, 25 octobre 2011.
6 « L’entreprise n’obéit pas uniquement à une rationalité marchande. En externe, elle intervient bel et bien sur différents marchés à la recherche de profits pécuniaires, selon la loi de l’offre et de la demande. Mais, en interne, elle est avant tout un collectif humain assujetti à un mode singulier d’exercice du pouvoir, le management, forgé précisément en réaction aux mécanismes de coordination par le marché. La gestion peut être mise au service du capitalisme, cela n’affecte pas substantiellement sa nature non marchande » (Thibault Le Texier, Le maniement des hommes, essai sur la rationalité managériale, La découverte, 2015).
7 Raymond Reiter, « On Closed World Data Bases » in Hervé Gallaire et al., Logic and Data Bases, Plenum Press, 1978.
8 « Considérer les effets, pouvant être conçus comme ayant des incidences pratiques, que nous concevons qu’a l’objet de notre conception. Alors notre conception de ses effets constitue la totalité de notre conception de l’objet » (Charles S. Peirce, « Pragmatique et pragmatisme », in Oeuvres II, Cerf, 2003, p. 13).
9 Jean-Pierre Meinadier, Ingénierie et intégration des systèmes, Hermès, 1998.
10 Michel Volle, De l’informatique, savoir vivre avec l’automate, Economica, 2006.
11 « La culture s'est constituée en système de défense contre les techniques ; or, cette défense se présente comme une défense de l'homme, supposant que les objets techniques ne contiennent pas de réalité humaine. Nous voudrions montrer que la culture ignore dans la réalité technique une réalité humaine, et que, pour jouer son rôle complet, la culture doit incorporer les êtres techniques sous forme de connaissance et de sens des valeurs » (Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958, p. 9).
12 Grady Booch et alii, The Unified Modeling Language User Guide, Addison-Wesley, 1998.
13 Les réalités que désignent les mots « théorie » et « abstraction » sont présentes dans la vie quotidienne : la conduite automobile nécessite une grille conceptuelle sélective et des hypothèses causales. Il ne convient donc pas de les réserver aux salles de cours et il faut se garder de croire « que les bonnes choses sont inaccessibles en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières : ces noms là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure... » (Blaise Pascal, « De l’esprit géométrique et de l’art de persuader », 1658).
14 « L’entrepreneur est un homme dont les horizons économiques sont vastes et dont l’énergie est suffisante pour bousculer la propension à la routine et réaliser des innovations » (Joseph Schumpeter, Business cycle, 1939).
15 Bart de Langhe et Philip Fernbach, « The Dangers of Categorical Thinking », Harvard Business Review, septembre-octobre 2019.
16 Georgii Isserson, The Evolution of Operational Art, Createplace Independent, 2013.
17 Joël Bizingre, Joseph Paumier et Pascal Rivière, Les référentiels du système d’information, Dunod, 2013.
18 Blaise Pascal, Pensées.
19 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, p. 181.
20 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, 1978.
21 L’expérience a montré aussi que la propriété collective des moyens de production ne mettait pas un terme à l’exploitation de la force de travail.
22 Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, 1944.
23 Milton Friedman, Capitalism and Freedom, University of Chicago Press, 1962.
24 Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF, 2016.
25 L’étymologie de « hiérarchie » est « pouvoir sacré ».
26 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.
27 Philippe d'Iribarne, La logique de l'honneur, Seuil, 1990.
28 Michel Volle, Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018.
29 Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Seuil, 2012.

3 commentaires:

  1. Merci pour ce texte très riche.

    Juste un point de détail dans votre texte : au début de la partie "Capital et travail", vous écrivez que les fonds propres se situent au passif du bilan. Mais selon moi ils ne se situent ni à l'actif ni au passif car ce sont des éléments déduits : actif diminué du passif (actif net donc, net du passif). Les fonds propres sont généralement placés à droite au-dessus du passif (mais sans être confondus avec lui justement), du même côté, mais c'est simplement une convention graphique pour mettre visuellement en évidence cette déduction.
    D'ailleurs dans la suite vous écrivez que les fonds propres sont, en principe, égaux à l'actif net : pourquoi seulement en principe ?

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    1. Dans la présentation d'un bilan les fonds propres se trouvent tout en haut de la colonne de droite, celle du passif. Leur évaluation comptable peut être contredite par un goodwill : c'est pourquoi je dis qu'ils sont "en principe" égaux à l'actif net.

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    2. Mille pardons pour cette réponse très tardive.
      Merci pour votre explication.

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