mercredi 28 août 2019

Est-ce l’hiver de l’intelligence artificielle ?

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

De nombreux articles évoquent aujourd’hui les « limites » et « erreurs » de l’intelligence artificielle1. Subit-elle donc l’hiver qui suit l’éclatement d’une bulle spéculative ?

Ce ne serait que justice tant les attentes ont été excessives. Éblouis par ce que suggère l’expression « intelligence artificielle » nous avons créé des chimères, rêvé de la « singularité2 » qui remplacerait notre cerveau par l’ordinateur et autres sottises.

Les coupables ne sont pas les spécialistes et praticiens de l’intelligence artificielle, qui savent exactement de quoi il s’agit. Les coupables sont les essayistes, les journalistes et le grand public, qui se sont laissé entraîner par leur imagination.

L’hiver de l’intelligence artificielle est cependant périlleux car en rejetant ses chimères nous risquons de rejeter aussi ce qu’elle apporte de précieux.

Réalité de l’intelligence artificielle

Elle comporte deux versions : celle des systèmes experts, celle des réseaux neuronaux. Chacune a un contenu précis.

Un système expert ambitionne de simuler automatiquement les procédés d’un expert humain, par exemple ceux d’un gestionnaire de fonds. Mais cela ne marche que dans les cas simples. Dans les autres cas la collecte des procédés confine à l’impossible, et le système expert devient obsolète lorsque la conjoncture change car l’expert humain, lui, fait instinctivement évoluer ses « règles de pouce ».

Les réseaux neuronaux et autres techniques d’analyse des données3 mettent en évidence des corrélations statistiques comme celle qui peut exister entre des symptômes et un diagnostic. Une fois le programme entraîné sur un ensemble de cas où le diagnostic est connu, il sera en mesure d’estimer pour un cas nouveau le diagnostic le plus vraisemblable et d’évaluer sa vraisemblance, par exemple dans l’assurance, en médecine, etc., avec toutefois un risque d’erreur qu’il faut savoir assumer.

Dans les deux cas, l’intelligence réside dans la programmation de l’automate et aussi dans sa puissance de calcul, qui lui confère une rapidité dont le cerveau humain est incapable. C’est cette puissance de calcul qu’Alan Turing nommait « intelligence ». Elle a des limites car, comme Turing l’a dit dans la dernière phrase de son dernier article, « une raison qui ne s’appuie par sur le bon sens est inadéquate4 ».

Sauver l’IA

L’intelligence artificielle agit dans le monde clos, le « petit monde » que délimitent des données et un programme. Elle le prend en charge et peut ainsi nous en libérer, nous autres êtres humains, afin que nous puissions exercer de façon raisonnable notre vigilance dans le grand monde où nos intentions rencontrent ce qui existe : notre cerveau de chasseur-cueilleur est fait pour ça.

À nous donc le bon sens qui trouve ses repères et une orientation dans ce grand monde énigmatique et complexe, à l’automate le calcul puissant qui permet d’explorer les mondes simplifiés que l’on bâtit sur des hypothèses ou sur des règles comme celles des échecs ou du jeu de Go.

Se priver de cette intelligence artificielle serait aussi bête que de renoncer à l’écriture qui, depuis des millénaires, assiste la pensée, le calcul et l’action, mais pour sauver ce qu’elle apporte réellement il faut tuer les chimères que l’oxymore « intelligence artificielle » a fait surgir dans les imaginations.

Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer les dangers : l’intelligence artificielle peut être l’outil de l’indiscrétion et, par exemple, aider un dictateur paranoïaque à identifier ses opposants en analysant des données d’apparence innocente. La réflexion éthique s’impose !
____
1 Par exemple Denis Fages, La supériorité de l’intelligence artificielle : l’arnaque du siècle, Maddyness, 23 juillet 2019 ; Claire Gerardin, Intelligence artificielle : la complexité du cerveau humain a toujours été sous-estimée, Le Monde, 3 mai 2019 ; Andrea Jones-Rooy, I’m a data scientist who is skeptical about data, Quartz, 24 juillet 2019 ; Jérôme Capirossi, Les limites de l’intelligence artificielle, Les Échos, 22 janvier 2018.
2 Ray Kurzweil, The Singularity is Near, Viking, 2005.
3 Analyse factorielle discriminante, Machine à vecteurs de support, Apprentissage profond, etc.
4 « The inadequacy of "reason" unsupported by common sense » (Alan Turing, Solvable and Unsolvable Problems, Science News, 1954).

2 commentaires:

  1. A ceux qui nient que l'IA ouvre une nouvelle façon de programmer différente de l'algorithmie classique, je dis simplement : essayez de battre le champion du monde de Go avec un programme développé sans les techniques d'IA.

    A ceux qui confèrent à l'IA des pouvoirs extravagants, "trans-humanistes" ou capables d'approcher la conscience humaine, je dis simplement : essayez de programmer une IA à bord d'une voiture capable de traverser la Porte Maillot aux heures de pointe, avant de penser à approcher l'esprit humain.

    Deux extrêmes à éviter, celui qui estime que l'IA n'a rien apporté car ne diffère en rien de la programmation et celui qui au contraire en fait une puissance surhumaine.

    L'IA est très loin d'approcher ne serait-ce que le début de la conscience humaine et les réseaux de neurones ne sont en rien un reflet fidèle de ce qui se passe dans un cerveau humain.

    En revanche, l'IA a montré que certaines techniques de classification étaient à l'oeuvre dans nos processus cognitifs et que pour faire fonctionner correctement ces techniques, la programmation classique par un langage dont un programmeur détermine explicitement toutes les instructions n'est pas suffisante.

    C'est à la fois peu et beaucoup. On peut espérer parvenir à une maturité raisonnable, reconnaissant simplement que l'IA a permis de résoudre quelques nouvelles classes de problèmes.

    RépondreSupprimer
  2. Il y a beaucoup trop de fantasmes autour de "l'IA" tout comme il y en avait lors des premiers "cerveaux électroniques".

    D'abord, il n''y a pas une IA mais des applications à base de la technologie IA.

    Ensuite "Intelligence" est un abus s'agissant de comparer à l'intelligence humaine.

    Il n'y a qu'artificiel qui soit justifié à mon avis.



    En ces temps de précarité numérique cette terminologie et les abus qu'elle induit participent beaucoup à la méfiance qui se manifeste vis-à-vis des technologues et plus généralement de ceux qui essaient de savoir. On assiste à une offensive médiatisée d'un soi-disant bon sens qui suffirait pour résoudre les problèmes sans qu'il soit besoin d'y consacrer des études et des efforts.

    RépondreSupprimer