lundi 6 janvier 2020

Réindustrialiser la France par l'informatisation et l'automatisation (1/3)

"La globalisation a retardé la révolution du système productif"
Entretien avec Laurent Faibis sur Xerfi Canal.



Transcription de l'entretien :

Laurent Faibis : Tous les candidats à l'élection présidentielle ont mis à leur programme la réindustrialisation de la France, voire le retour au « made in France », mais à les écouter on sent bien qu'ils n'ont qu'une idée très vague des réalités de l’usine du XXIe siècle, de la réalité des process de production et de la réalité de ce que c'est qu'un produit aujourd'hui.

Michel Volle : Pourtant il est assez facile si on visite simplement une usine de se rendre compte que tout est fait par des robots à peu de choses près. Il y a quelques superviseurs, quelques équipes de maintenance, mais en fait beaucoup de choses sont automatisées. Toutes les tâches répétitives sont automatisées, qu'il s'agisse d'ailleurs des tâches manuelles ou des tâches intellectuelles, et donc l'entreprise d'aujourd'hui n'a plus grand-chose de commun avec l'image que l'on a conservée de l'entreprise industrielle d'autrefois, où des milliers d'ouvriers accomplissaient à longueur de journée des tâches répétitives. Cette image est celle sans doute qui reste dans la tête des politiques qui ont rarement mis les pieds dans une usine, ou en tout cas s'ils y ont mis les pieds c'était pour des visites officielles assez superficielles, et donc ils n'ont pas vu cette transformation très profonde du système productif qui réside dans l'automatisation des tâches répétitives.

Laurent Faibis : Alors cette révolution du système productif c'est ce que nous allons aborder aujourd'hui de façon approfondie. Michel Volle en quelques mots vous êtes polytechnicien vous êtes aussi, et vous y tenez beaucoup, docteur en histoire, vous êtes un ancien administrateur de l'INSEE vous avez été consultant, chef d'entreprise, auteur de nombreux ouvrages sur la statistique, l'analyse des données, les nouvelles technologies avec iconomie, un ouvrage sur l'informatique, un roman Le parador, et vous êtes blogueur sur le site volle.com. Vous venez d'ailleurs de publier sur votre site volle.com une lettre ouverte aux présidentiables pour les interpeller justement sur ce thème de leur méconnaissance de l'industrie. Selon vous l’informatisation des process de production est le moteur d'une nouvelle révolution industrielle : dans les années soixante dix nous avons véritablement changé de système technique.

Michel Volle : Oui, vers le milieu des années 70 il s'est trouvé une conjonction de phénomènes. La crise pétrolière amorcée en octobre 73 avec la guerre du Kippour a modifié les anticipations des entreprises : une ressource essentielle, l'énergie, est devenu volatile en termes de prix et cela a introduit des incertitudes très fortes dans les perspectives économiques.
À ce même moment d'une part le mouvement social de 1968 avait transformé les relations entre les salariés et les entreprises dans des conditions que les entreprises pouvaient juger trop favorables aux salariés, et d’autre part l'informatique se proposait comme un nouveau moyen, un nouveau facteur de production, avec d'ailleurs vers 1972 l'émergence de l'expression « système d'information » et de l'idée qu’à côté de la production et de la gestion le système d'information offrait à l'entreprise de nouvelles perspectives.
Tout ça était à l'époque assez vague mais ça a suffi pour faire basculer en profondeur la façon dont les entreprises concevaient le rôle de l'automatisation. Par la suite les très rapides progrès de l'informatique en termes de performance et de prix n'ont fait qu'accélérer le mouvement et l'amplifier. L'arrivée de l'Internet en gros dans les années 90 a complètement modifié les conditions de communication à l'intérieur d'entreprise.

Laurent Faibis : Vous datez du milieu des années 70 le basculement vers un nouveau système technique. Ce qui est très étonnant c'est que dans cette décennie 70 il s'est passé plein de choses, plein de choses ont basculé à peu près à la même époque. Je vais citer pêle-mêle : 1971, décrochage du dollar de l'or et fin du monde de Bretton Woods ; 1973, vous en avez parlé, le choc pétrolier et les problèmes de l'énergie ; 1976, Milton Friedman reçoit le prix Nobel d'économie, c'est tout un symbole ; 1978, arrivée au pouvoir de Deng Xiao Ping ; 1979 élection de Margaret Thatcher ; 1980 élection de Ronald Reagan ; enfin apparition des premiers micro-ordinateurs, tout ça dans une période très brève.

Michel Volle : Si je prends le petit paquet que vous avez ficelé là avec Milton Friedman, Reagan et Mme Thatcher, on peut l’interpréter comme un signe d'affolement intellectuel. Le changement de système technique est senti plus que perçu et encore moins compris, on cherche la réponse dans le déchaînement de la concurrence tous azimuts, la dérégulation, dans finalement la partie la plus élémentaire et la plus dogmatique du cours d'économie, dans le premier chapitre du cours d'économie. On cherche les recettes à cet endroit-là.

Laurent Faibis : C’est crise monétaire, crise énergétique, modification des rapports salariés-entreprises...

Michel Volle : On se dit il n’y a qu’à déchaîner la concurrence, il n'y a qu'à faire taire l'Etat, il n'a plus rien à dire en économie, il n'y a qu'à supprimer et démanteler les services publics, il n’y a qu'à découper les monopoles naturels. C'est quelque chose d'assez effrayant d'ailleurs de découper un monopole naturel : si on dit « monopole naturel » c'est qu'il y a une raison physique, une recherche d'économies d'échelle favorables à l'efficacité, et on découpe les monopoles naturels, on le voit d'ailleurs encore.

Laurent Faibis : À chaque fois une théorie arrive pour légitimer. Dans le cas des monopoles naturels c’est la théorie des marchés contestables par exemple.

Michel Volle : Tout à fait. Donc on a découpé les réseaux télécoms, on découpe actuellement d’ailleurs les réseaux de distribution d'électricité, les chemins de fer également, tout ça en créant d'énormes problèmes de cohérence et de coordination entre les entités qu’on découpe. Tout ça naît à cette époque là.
J'y vois, et je suis pas le seul à dire ça, une réaction d'affolement : c’est comme quand on apprend à conduire une motocyclette, on a peur dans les virages parce qu'on pense qu’on va tomber si on se penche, donc on résiste, on empêche la moto de se pencher et du coup on tombe dans le fossé extérieur au virage. Je pense que c'est ce qui s'est produit à ce moment là.

Laurent Faibis : Alors tout se met en place à ce moment là pour vivre ce ce changement ce basculement de systèmes techniques. Puis survient ce que j'ai évoqué, l'arrivée au pouvoir de Deng Xiao Ping, de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, et le phénomène de la globalisation qui va modifier le sens de l'histoire.
Est-ce que finalement cette globalisation n'a pas ralenti le changement de système technique. Au lieu de s'informatiser et d'automatiser les process le monde occidental et le monde émergent à la suite n’ont-ils pas substitué du travail à bon marché à l'investissement ?

Michel Volle : On peut voir les choses de sous deux angles. D'abord la globalisation ou la mondialisation s'appuient sur l'informatique : c'est grâce à l'Internet et au réseau qui entoure le monde d'une pelure informationnelle, qui le réunit en un point de dimension nulle en définitive, c'est grâce à lui que l'on peut dire que la distance géographique a été supprimée, que les effets économiques de la distance ont été supprimés.

Laurent Faibis : l’informatisation, le container et la dérégulation financière ?

Michel Volle : L'importance prise par le container dans le transport vient de l'informatisation : s'il n'y avait pas eu l'informatique pour gérer la mécanique des grues et la manipulation des containers dans les ports et la façon dont on les charge sur les bateaux pour ensuite les décharger à destination etc., jamais on n'aurait pu y arriver. Donc l'informatisation de la logistique des containers a pratiquement annulé le coût du transport physique, du moins pour les biens non pondéreux.

Laurent Faibis : on voudrait d'ailleurs qu'un présidentiable visite un grand port avec ses milliers de containers qui ne peuvent être suivis que par des systèmes informatiques.

Michel Volle : Il faut voir ça à Naples ou à Singapour, c'est effectivement tout à fait impressionnant et c'est très fortement informatisé et donc du coup le coût du transport est pratiquement nul, le coût de transport de l'information évidemment est annulé, tout cela pousse à avoir un monde qui se réunit une place de marché dans laquelle la sensation de la distance physique a été supprimée. Du coup évidemment ça rend tentante la délocalisation des unités de production : après tout puisque la distance est supprimé je peux mettre mes usines dans les endroits où le salaire est le moins cher. Là il y a un effet de balancier : cette facilité qui est offerte aux entreprises d'aller profiter des salaires bas dans des pays où la main d’œuvre est à la fois capable et peu coûteuse, ça retarde d'autant l'introduction des automatismes dans les usines.

Laurent Faibis : Enfin on ne peut pas négliger la révolution politique qui a lieu en Chine à ce moment là, où se met en place un pouvoir qui ouvre son territoire à la production occidentale.

Michel Volle : Oui, et même sans révolution politique l'Inde aussi se trouve dans la même trajectoire. Effectivement c'est corrélatif et ça tombe bien en un sens, ça ouvre cette tentation de délocalisation avec des possibilités très fortes, d'ailleurs accompagnées de difficultés qui au moment où on délocalise sont généralement sous-estimées : le fait de piloter à distance des usines n'est pas totalement simple même si la distance géographique a été supprimée.

Laurent Faibis : L’informatisation dans cette période là et la dérégulation financière sont concomitantes parce que pas de globalisation sans liberté de mouvement des capitaux, et pas de liberté de mouvement des capitaux sans système informationnel pour faire circuler l'argent.

Michel Volle : Les salles de marché s'informatisent à toute allure, elles jouent sur cette finance mondialisée, unifiée. La finance tournait autour des bourses, chacune avait sa bourse, il y avait la City…

Laurent Faibis : il y avait Lyon aussi, il n’y avait pas seulement Paris, il y avait Lyon, la bourse de Bordeaux…

Michel Volle : Chacun vivait autour de sa bourse. À partir du moment où l'internet arrive et où finalement tous ces traders se trouvent devant des écrans-claviers avec des tas de données qui leur arrivent du monde entier, ils se mettent à jouer sur le monde entier : donc la finance elle-même se mondialise. Elle s'automatise aussi, vous savez qu’actuellement on dit que pratiquement les deux tiers des transactions la bourse de New-York sont déclenchées par des automates dans une fraction de microseconde où ils vont guetter les arbitrages.
C'est évidemment excessivement dangereux parce que aucun automatisme n'est parfait, aucun programme informatique n'est parfait, il peut y avoir des bogues, il y en a toujours d'ailleurs car dès qu'un programme est un peu gros il contient des erreurs. Il peut y avoir des événements imprévus et à la vitesse de la microseconde l'être humain ne peut plus intervenir pour reprendre la main. Donc on a une finance qui est devenue une usine à crise, ce qui se manifeste soit globalement par des évolutions de cours erratiques comme on l'a vu un jour à Wall Street, soit même dans le détail : vous avez des entreprises dont le cours de l'action se met à chuter d'un coup sans aucune raison réelle, ça crée des volatilités tout à fait artificielles.

Laurent Faibis : Revenons au système productif stricto sensu. Donc développement de l'informatisation, développement de la globalisation alors que le mouvement naturel aurait été de renforcer l'intensité capitalistique de la production, d'automatiser davantage, d'informatiser davantage, et finalement la globalisation va agir comme un frein. D'ailleurs il assez intéressant de voir qu'en 1990 est publié en France un livre de Benjamin Coriat qui décrivait un monde et des usines automatisés. Ce qui va se passer en réalité, c'est qu’au lieu d'avoir une substitution du capital au travail massive c'est une substitution du travail au capital, ou du travail à bon marché au capital.

Michel Volle : Vous faites bien de d'évoquer le livre de Benjamin Coriat en 1990, c’est en effet remarquable, il fait suite lui même au livre de Bertrand Gille intitulé Histoire des techniques chez Gallimard dans la collection de la Pléiade en 78, qui fait lui-même suite à des réflexions animées par Philippe Roqueplo dans les années soixante-dix.
À partir de ce moment là arrive effectivement à la conscience de certains économistes le phénomène du changement de système technique : on a eu un système productif bâti sur la synergie entre la mécanique la chimie et l'énergie, le symbole de ce système productif c'était l’usine avec ses cheminées, les engrenages, la cornue des chimistes et peut-être le pylône du transport d'électricité, et arrive une nouvelle synergie qui est celle qui se bâtit sur la microélectronique, le logiciel et l'Internet.
À partir de ce moment là ces théoriciens anticipent ce qui va effectivement se déployer dans les années qui suivent : l'automatisation de la production des biens, donc l'automatisation des usines, le fait que l'emploi va être éliminé dans les usines à peu de choses près. Vous savez ce que dit Barack Obama en ce moment ? il dit « c'est quand même curieux, dans les entreprises avant on utilisait mille ouvriers pour produire, aujourd'hui on n’en utilise que 100 et on produit beaucoup plus et beaucoup mieux ». C'est ça le phénomène : l’usine s'est vidée de ses effectifs exactement comme l'agriculture s'est vidée de ses effectifs au XIXe siècle.

Laurent Faibis : L’usine occidentale.

Michel Volle : Alors en effet la délocalisation, le fait d'utiliser une main d’œuvre peu coûteuse mais quand même qualifiée dans des pays émergents, a été un frein par rapport à ce phénomène, mais il reste massif, il reste l'horizon. À un moment donné le pouvoir d'achat des travailleurs en Chine va monter, d'ailleurs il est en train de monter, et on se rendra compte qu’il y a dans le système productif actuel, dans son socle physique, cette contrainte de l'automatisation de la production des biens. Ça va devenir la règle.

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