lundi 6 janvier 2020

Réindustrialiser la France par l’informatisation et l’automatisation (2/3)

"Vers une industrie servicielle"
Entretien avec Laurent Faibis sur Xerfi Canal.



Transcription de l'entretien :

Laurent Faibis : L’un des plus grands producteurs de produits électroniques chinois, en l'occurrence Foxconn, annonce qu’en raison de la hausse des salaires il souhaite robotiser et automatiser.

Michel Volle : Il a annoncé effectivement qu'il allait acheter plusieurs dizaines de milliers de robots.

Laurent Faibis : Mais je reviens sur ce qui s'est passé à partir des années 90, dans les années 90 et 2000. Finalement cette possibilité d'utiliser du travail à bon marché au lieu d'investir dans l'automatisation et l'informatisation a conduit à une stratégie de sous-investissement.

Michel Volle : Ça a freiné un mouvement nécessaire. Ce qui est dans la logique de cette évolution du système productif, c'est l'émergence d'une économie ultra-capitalistique.
Les économistes aiment bien utiliser des modèles où il y a une fonction de production avec deux facteurs de production qui sont le capital et le travail, le « capital » étant du travail stocké, du travail accumulé ou comme on dit du « travail mort », et le « travail » étant le flux de « travail vivant » nécessaire pour la production. Eh bien l'automatisation donne une part très importante au capital, non pas au capital financier mais au capital sous la forme de travail stocké : les automates, les robots, les programmes informatiques, l'organisation, enfin tout ce que l'on doit faire avant de produire. L'intervention du travail dans le flux de la production elle-même devient minime puisqu'il se réduit à quelque supervision et à de la maintenance.

Laurent Faibis : Ça ce n’est pas une usine chinoise des années 90 ou 2000.

Michel Volle : Oui mais ça le devient, donc c'est peut-être pas le modèle exact de l'entreprise d'aujourd'hui mais je dirais que c'est la cible, c'est l'horizon de l'entreprise contemporaine, c'est-à-dire de celle qui répond de manière raisonnable, de manière intelligente, au changement de système technique tel qu'il se produit.
C'est une contrainte physique, notre rapport à la nature a changé, nous n'avons plus la même façon de nous comporter vis-à-vis des ressources naturelles que nous voulons transformer en produits. Le fait de d'utiliser l'informatique, d'utiliser les automatismes, modifie notre façon d'agir, modifie aussi notre façon de penser, ça a énormément de conséquences anthropologiques, ça change réellement les conditions pratiques du système productif.
Il est inconcevable que ce phénomène ne soit pas perçu, ça me paraît incroyable tellement cette évidence crève les yeux : les conditions physiques de la production ont changé, les conditions physiques, pratiques, matérielles. Ce n’est pas de l'idéologie, c'est un constat pur et dur dont il faut tirer les conséquences.

Laurent Faibis : Il y a donc ce lien paradoxal et ambigu entre la globalisation et l'informatisation, mais une des conséquences de la globalisation c'est une espèce de déterritorialisation de la production : on ne sait plus très bien où un produit est fabriqué, on ne sait plus très bien où est la valeur, comment est captée la valeur, comment est produite la valeur.

Michel Volle : Il faut s'intéresser aussi à ce que sont devenus les produits, et comment on produit, comment on s'organise pour produire. D'abord les produits sont devenus grâce à l'informatisation des assemblages de biens et de services. Le produit emblématique de l'industrie mécanisée d'autrefois, l'automobile, eh bien c'est devenu un assemblage de biens et de services. La voiture est associé à un service financier, un service d'entretien, un service de garantie pièces et main d’œuvre, un service d'assurance, des services de location, avec la voiture mise à disposition des Parisiens ça va encore un cran plus loin, et donc l'automobile ne se sépare pas des services qui l'accompagnent. Si votre chef d'atelier est mal aimable vous allez changer de marque de voiture, on ne peut plus dénouer les choses. Ce qui permet d'assurer cet assemblage de biens et services, c’est précisément le système d'information qui va mettre à la disposition des concessionnaires les outils qui leur permettent de passer des commandes de pièces détachées, qui permettent aussi de réaliser l'entretien des voitures puisqu'il faut des logiciels…

Laurent Faibis : Ce que je voulais dire c'est que on est bien trop limitatif dans la conception qu'on a d'un produit industriel aujourd'hui ce n'est pas que l'aspect matériel du produit, ça va de la conception en amont à tous les services après vente, aux services financiers... en fait les services sont partout dans la production industrielle.

Michel Volle : Ils font partie du produit, d'ailleurs le produit ne se sépare plus, ne s'identifie plus à la l'objet comme ce verre que je tiens dans ma main, c’est un objet matériel qui me rend un service utile puisque je peux boire, ce qu'on demande aux produits maintenant c'est de rendre un service utile comme le dit Philippe Moati avec sa théorie des « effets utiles » que je trouve très féconde et très éclairante. Ce qu'on attend du produit maintenant c'est qu'il serve à quelque chose.

Laurent Faibis : Donc on ne peut plus séparer d'un côté l'industrie manufacturière dure, les services de l'autre côté : il y a aujourd'hui une sorte d'industrie servicielle.

Michel Volle : « Industrie servicielle » est une bonne expression. Cette complexité, cet enrichissement du produit ont des tas de conséquences pratiques à la fois sur la production et sur le rapport avec le client.
Du côté de la production l'élaboration de ces assemblages suppose un ensemble de compétences qu'il est difficile de faire assurer par une même entreprise. Par ailleurs il se trouve que comme l'activité est essentiellement capitalistique et que presque tout le coût de production a été dépensé avant qu'on ait vendu la première unité le risque d'entreprise est extrêmement grand : deux raisons qui militent pour qu'en fait la production soit découpée entre plusieurs entreprises fonctionnant comme un réseau de partenaires.

Laurent Faibis : La partie des coûts fixes est devenue très importante dans la production.

Michel Volle : Essentielle, et généralement étant donné la complexité des produits et la difficulté de la conception et de la programmation des automates etc. elle est devenue extrêmement coûteuse, cette conception. Vous savez que pour prendre un exemple la conception d'un microprocesseur coûte 12 milliards de dollars, la conception d'un système d'exploitation type Windows coûte le même ordre de grandeur. Donc le risque d'entreprise est énorme, d'autant plus que dans une économie mondialisée vous ne maîtrisez jamais les initiatives de vos concurrents : vous pouvez très bien avoir un Coréen qui en même temps que vous développe un produit concurrent et qui vient vous piquer votre marché, on voit très bien la violence de la concurrence dans l'industrie des téléphones mobiles : voyez les difficultés qu'à eues une entreprise de pointe comme Nokia qui a été prise par surprise par des innovations qu'elles n'avait pas anticipées. Donc c'est une économie très dangereuse, raison de plus pour qu’on partage les risques avec des partenaires et qu'on bâtisse un réseau d'entreprises apportant leur compétence, partageant les risques, partageant bien sûr aussi les recettes.

Laurent Faibis : Excusez-moi de vous interrompre, on va y revenir, mais il y a une autre question que je voudrais vous poser. Vous avez très bien décrit le fait que l'industrie manufacturière incorpore énormément de services de la conception jusqu'au service après vente pendant toute la durée de vie du produit, dans la valeur produite il y a ces deux composantes de service, mais est-ce que dans l’économie moderne la composante symbolique des produits, la marque, l'esthétique de produits ne feraient pas aussi partie du process de production ?

Michel Volle : C'est un phénomène très intéressant. On renoue, sous une forme évidemment contemporaine, avec certaines des réflexions qui ont eu lieu dans les années 20 lorsque l'industrie mécanisée manufacturière a voulu renouer avec la tradition de qualité qui avait été perdue lorsqu'on avait abandonné la production artisanale. Toute cette réflexion autour du design, autour du fait qu'un produit n'est pas seulement quelque chose de matériel qui rend un service, que ça parle à l'imaginaire, ça parle à la personne du consommateur.

Laurent Faibis : On a un très bel exemple avec les produits Apple par exemple, l’esthétique, l'image de marque du produit joue un très grand rôle.

Michel Volle : Le fait que le produit que vous consommez permet de construire votre propre identité et de vous situer socialement, on l’a très bien vu avec l'automobile : ça passe un peu maintenant mais l'automobile a été très longtemps un symbole de statut social. Aujourd'hui le symbole de statut c'est effectivement d'avoir le dernier iPad. C'est drôle d'ailleurs de voir que le produit emblématique de la société d'aujourd'hui, celui auquel se rattache le prestige de la personne et le sentiment d'être quelqu'un dans la société, se construit autour d'appareils comme l'iPhone ou l'iPad alors qu'avant c'était indéniablement l'automobile qui remplissait ce rôle.

Laurent Faibis : Cela reste des produits nomades : l'automobile permettait de bouger, l'iPhone est le produit qui permet d'être chez soi partout.

Michel Volle : Oui enfin la maison aussi était un produit de prestige, et elle est sédentaire. Ceci dit ce qui est plus important peut-être que le nomadisme et la mobilité, c’est l'ubiquité, le fait que ces produits donnent accès à un espace où la distance géographique n'existe pas. C'est-à-dire que où que vous soyez avec votre iPad et votre iPhone vous pouvez entrer dans l'Internet et accéder à Wikipédia, à votre messagerie ou autre dans cet espace où la dimension est nulle.

Laurent Faibis : Nous avons vu que dans la fabrication d'un produit au XXIe siècle la part de service, la part de la production immatérielle et symbolique est très importante et finalement presque plus importante que la part de production matérielle. La conséquence c'est que lorsqu'on réfléchit en termes de compétitivité on ne peut pas analyser la compétitivité d'un produit simplement en termes de compétitivité du coût de production matérielle, qui n'est qu'une partie du coût de production, celle du bien qui est sa composante matérielle…

Michel Volle : ...qui n'est qu'une partie du coût de production du produit. Si le bien qui est sa composante matérielle n’est qu’une partie du produit parce que celui-ci est un assemblage de services avec le bien, donc effectivement le coût des services devient devient important, il peut même devenir majoritaire.

Laurent Faibis : Donc en fait la part de coûts de production matérielle avec une informatisation une automatisation renforcée ne devrait que diminuer, par contre il est difficile de faire baisser le coût des services qui est incorporé dans les produits.

Michel Volle : Alors là pour le coup l'informatisation arrive à la rescousse. L’informatisation permet d'automatiser les tâches physiques répétitives mais aussi les tâches mentales. En ce moment les lawyers américains ont un gros problème : ils vont se retrouver massivement au chômage parce qu’une bonne part de leur activité intellectuelle, qui consistait à faire de la recherche de précédents dans la jurisprudence en dépouillant une documentation sur papier (on voit ça dans les films, des bibliothèques énorme de bouquins de jurisprudence) c'est automatisé maintenant et les automates trouvent la jurisprudence aussi efficacement et parfois de façon plus judicieuse que ne le faisaient les lawyers dans leurs bureaux.

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