Mais la Révolution a aussi construit notre République : ainsi elle a créé le ressort d'une nouvelle histoire en nous offrant la synthèse étonnante de l'ancien et du nouveau, de la distinction aristocratique et de l'égalité.
Cette synthèse est à la fois simple et subtile : c'est pourquoi elle est souvent mal comprise, déformée, détournée et finalement détestée. Si tant de personnes dans le monde aiment la France, c'est parce qu'elles ont compris ou du moins senti cette synthèse. Si tant de personnes détestent et méprisent la France, c'est parce que cette synthèse contrarie leur vision du monde et leurs valeurs. En France même, nombreux sont ceux qui rejettent notre République et qui sont d'accord avec ceux des étrangers qui détestent la France...
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La synthèse qu'offre notre République se condense dans une expression où se rencontrent les exigences de l'aristocratie et celles de l'égalité et qui est donc paradoxale : "élitisme pour tous", dont la paternité appartient à Diderot. Elle se déploie selon deux dimensions différentes selon que l'on considère l'individu ou la société.
L'aristocratie de l'ancien régime se caractérisait à la fois par des vertus et des vices : du côté des vertus on peut énumérer le courage militaire, le sens du devoir, l'élégance de la tenue personnelle, la politesse, le goût pour le beau langage et, plus généralement, pour la beauté ; mais aussi du côté des vices la défense égoïste, poussée jusqu'au parasitisme, de privilèges fiscaux et sociaux.
L'élitisme pour tous invite chaque individu à cultiver en lui-même les vertus de l'aristocratie sans pour autant revendiquer aucun des privilèges fiscaux, sociaux ou de prestige dont celle-ci bénéficiait. Il recueille ainsi ce que la culture aristocratique avait de meilleur, tout en éliminant les défauts qui l'accompagnaient.
Historiquement ses effets ont été immédiats. L'élitisme pour tous a fait naître le citoyen français, l'admirable soldat de l'An deux, ces officiers de la République qui, sortis des plus basses couches du peuple, se révélèrent assez bons stratèges pour surclasser les nobles qui commandaient les armées ennemies.
Du point de vue social l'élitisme pour tous s'exprime notamment dans l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : "Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux [NB : les "yeux" de la loi], sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents" : c'est dans la masse du peuple, et non dans une catégorie privilégiée a priori, que la République puisera les responsables de l'orientation de la société et de la direction des affaires.
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L'enseignement laïque, gratuit et obligatoire, était une des conditions de l'élitisme pour tous. La laïcité elle-même est devenue une dimension de notre République : dans notre peuple (laos en grec) chaque citoyen peut librement honorer Dieu selon le culte de son choix, mais aucune cléricature ne détient les clés du pouvoir politique.
Evidemment la société réelle ne s'est pas exactement conformée à cet idéal : la bourgeoisie a tout fait pour se constituer en une nouvelle aristocratie et les privilèges ne sont pas morts avec la révolution. Mais l'idéal de l'élitisme pour tous est dans notre culture, dans notre univers mental, un repère qui sert à s'orienter, à évaluer situations et institutions.
Il a bien sûr suscité des réactions hostiles : la République, et la démocratie qui est son mode d'expression au plan politique, ont été attaquées par ceux que l'on a très exactement qualifiés de "réactionnaires". Ils estiment que la société comporte nécessairement une petite élite de "chefs" auxquels doit se soumettre la masse : "il faut des esclaves pour que surgisse une nouvelle aristocratie", disait Maurras.
Qui est le plus réaliste : les réactionnaires, avec leur pessimisme et l'élitisme sélectif qui en résulte, ou les révolutionnaires français, avec leur conception optimiste de la nature humaine ? Le pessimiste ne manque pas d'arguments : il peut s'appuyer au plan théorique sur la théologie du péché originel et, au plan pratique, sur les innombrables exemples de médiocrité que donne notre espèce. On peut cependant lui objecter que quand il s'agit de fournir une orientation, un repère, l'optimisme s'impose parce qu'il tire vers le haut tandis que le pessimisme risque d'être une anticipation autoréalisatrice : celui qui prévoit le pire finit par le susciter.
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Le refus violent de notre République, du repère que fournit l'élitisme pour tous, a inspiré le franquisme, le fascisme, le nazisme, et bouleversé l'Europe. Les sociétés anglo-saxonnes ont elles aussi refusé notre République parce qu'elles s'appuient sur d'autres valeurs : croyant à l'efficacité, à l'effet bénéfique du marché et de la libre concurrence, elles font confiance à ce mécanisme qui, pensent-elles, fournit à l'individu le cadre dans lequel il pourra le mieux s'épanouir et à la société le processus darwinien qui sélectionnera les individus et les institutions les plus efficaces.
C'est pourquoi nous autres, Français, suscitons si souvent de l'exaspération chez nos interlocuteurs étrangers, notamment chez les Anglo-saxons. Alors même qu'ils nous imposent leur volonté (je pense ici aux Américains), ils nous jugent "arrogants" parce que nous adhérons à des valeurs qui diffèrent des leurs et qu'elles s'expriment dans notre comportement.
Toute règle sociologique ou culturelle comporte des exceptions qui la contredisent. Il existe ainsi, parmi les étrangers - et notamment parmi les Britanniques, les Américains, les Allemands - des personnes qui, contrairement à la majorité de leurs concitoyens, aiment et respectent la France.
Ce sont sans doute les personnes les plus cultivées de leur nation, ou du moins les plus fines, et elles sont sensibles à notre art de vivre : qualité de la cuisine et de la conversation (qui culminent dans cette discussion en famille autour de la table qui joue un si grand rôle dans l'éducation des enfants), beauté discrète des architectures et du paysage, aménité des rapports humains. Ils apprécient aussi les services que rend notre Etat, ce domestique du citoyen : système de santé, système éducatif, équipements publics etc., se comparent avantageusement à ce que l'on rencontre chez eux.
Mais il existe aussi, parmi les Français, des personnes qui n'aiment pas notre République. Le régime de Vichy, qui fut pour Maurras une "divine surprise", contesta aux juifs la pleine citoyenneté que la République leur avait reconnue et remplaça la démocratie par une relation hiérarchique entre un chef devenu monarque et un peuple de sujets.
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Sommes-nous donc des sujets, ou des citoyens ? Cette question fait l'objet d'une lutte quotidienne. Le policier insolent et brutal, le magistrat formaliste, le fonctionnaire péremptoire nous considèrent comme des sujets : dans leur esprit l'Etat est au service de leur propre carrière, de leur corporation, voire de leur ego et non du citoyen. Symétriquement certains Français considèrent notre Etat comme une vache à lait : ils abusent de la sécurité sociale (congés de maladie, prestations remboursées etc.) et, de façon générale, de tous les avantages que nous procure l'Etat et qu'ils considèrent comme autant de "droits".
Ainsi, et de façon sournoise, l'idéal que propose notre République est à chaque instant abondamment trahi en France même. Ceux qui ne veulent voir dans la société qu'un jeu de rapports de force admirent d'ailleurs servilement le "modèle américain" dont ils ignorent les meilleurs côtés (esprit d'entreprise, art de l'ingénierie) pour ne copier que les pires : anglais de basse qualité, violence que l'on confond avec de l'énergie, cuisine de mauvais aloi...
Malgré ces prostitutions, malgré les incompréhensions et malentendus, notre République s'est inscrite dans l'histoire et présente à notre horizon l'idéal de l'élitisme pour tous avec ses deux dimensions individuelle et sociale.
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Notre culture, notre langue, s'étaient d'abord formées à partir du Xe siècle dans le peuple de paysans, de clercs et de guerriers résultant de la fusion de populations germaniques et gallo-romaines ; après le XVe siècle elles se sont polies, amendées et affinées à la cour de nos rois. Notre République a recueilli cet héritage, qui était devenu le patrimoine de l'aristocratie, pour le déposer entre les mains du peuple.
C'est là une opération historique originale, peut-être unique et qui distingue la France des autres nations : notre République, notre Etat sont pour elles des références utiles quand elles entreprennent de résoudre les difficultés culturelles, sociologiques, philosophiques que comporte leur propre évolution historique.
Il ne s'agit certes pas pour nous d'imposer ce modèle - comment pourrions-nous le faire, et de quel droit ? - mais de le faire rayonner. Pour cela il faut d'abord que nous soyons conscients de son originalité et de sa valeur et que nous ayons convenablement assimilé, avec ce qu'elle implique, l'orientation vers l'élitisme pour tous qui caractérise l'idéal du citoyen français.
Un aspect problématique de la Révolution en tant que grande "première" :
RépondreSupprimerMao a répondu en son temps qu'il était encore trop tôt pour répondre à la question de savoir quelles étaient les conséquences de la Révolution française. Quelle sagesse chinoise!
Si on ajoute Napoléon (à la Révolution française). On peut constater de façon purement empirique les phénomènes suivants :
- la conscription a été mise à la mode par la levée en masse et le peuple en armes qui monte aux frontières, alors que les guerres monarchiques avaient fortement baissé en intensité,
- la Prusse a été réveillée, (les "Reich"s successifs ont pris la suite)
- les nationalismes ont été réveillés ou créés,
- les États nations se sont créés
- les idéologies...,
Ce qui a ouvert la porte aux grands massacres démocratiques du 20ème siècle qui ont trouvé leurs arguments et leurs moyens dans les institutions et outils mis en place.
Les idéologies mises à la mode ont conduit aux expérimentations meurtrières des systèmes totalitaires....
@Anonyme
RépondreSupprimerNotre Révolution n'était pas la première : pensez aux révolutions anglaises, américaine, aux crises dynastiques de l'empire chinois etc.
Mais elle est originale par l'orientation qu'elle propose et que j'ai tenté d'évoquer.
Une orientation c'est, comme le fut l'étoile polaire pour les marins, un repère qui indique leur chemin à la volonté et à l'action. Il faut pour l'évaluer se placer dans le monde des valeurs.
Il ne convient pas d'imputer à notre Révolution les fruits de la Réaction qu'elle a suscitée naturellement - et dont relève la folie de l'empire napoléonien.
S'il est une création révolutionnaire à ne pas renier, c'est bien celle de l'élitisme de masse, qui pourtant paraît bien en péril. Il me semble avoir appartenu à une génération privilégiée, qui a le plus bénéficié d'un enseignement démocratique, c'est-à-dire tel qu'un bon élève issu d'un milieu populaire (ce n'était pas mon cas, mais je l'ai observé et les recherches des sociologues le confirment) pouvait, trop rarement mais quand même mieux que jamais, être distingué par ses instituteurs et accéder aux meilleures formations. Ce n'était bien sûr pas assez fréquent, mais le drame c'est que la fréquence de ce phénomène diminue : le pourcentage, parmi les reçus aux meilleures écoles de notre République, de ceux qui ont fait leur prépa à Louis le Grand n'a jamais été aussi élevé. Les bons élèves des banlieues délaissées, peu informés, mal orientés, atterrissent dans les premiers
RépondreSupprimercycles universitaires, qui sont des mouroirs intellectuels. Faute d'une sélection avouée, les universités pratiquent une sélection
hypocrite, en poussant leurs étudiants les moins doués ou les moins soutenus à l'abandon par des procédés d'une hypocrisie sans nom.
C'est immonde, mais toute tentative de changer cette situation jettera dans la rue des centaines de milliers d'ahuris au nom de la « démocratie de l'enseignement ».
La démagogie pédagogiste s'accomode d'une bonne conscience adossée à une vision caricaturale de l'université américaine, proposée en repoussoir où règneraient la loi de l'argent et l'accès réservé aux riches : c'est assez vrai de l'Angleterre, mais sait-on que les trois
quarts des universités américaines sont publiques, et que le taux d'accès à l'enseignement supérieur pour une classe d'aĝe est aux États-Unis de 65%, alors qu'en France il est inférieur à 50% % ?
On consultera avec profit le rapport de l'OCDE Regards sur l'éducation 2008 : http://www.oecd.org/dataoecd/23/24/41284079.pdf
Tout à fait d'accord avec ce billet ;-) c'est bien, en effet, l'héritage le plus précieux de la Révolution (Cf. en lien ce qu'écrivait Domenach reprenant Michelet) - un héritage plus précieux, je crois, que la forme républicaine du gouvernement. La fin du système de castes, au profit d'un système de liberté-égalité-fraternité de tous, chaque soldat ayant dans sa giberne son bâton de maréchal.
RépondreSupprimerMais quel sort fait subir à notre société le système technique (donc technico-économique) contemporain ? À en croire l'évolution des inégalités de revenus, il recréerait un système de castes, où la pompe à phynances est monopolisée par une oligarchie. Où le tiers-Etat, devenu simplement le second-Etat, est réduit à la liberté de télécharger (oups, non), à l'égalité des téléspectateurs et à une fraternité virtuelle.
Comment faire de la République un modèle gagnant dans le monde contemporain ?
En lisant ce texte, je n'ai pu m'empêcher de rapprocher "élitisme de masse" et "service universel" dans les télécommunications, qui signifie au fond "le meilleur" (élitisme)"pour tous" (sans distinction de lieu, de richesse ou de pouvoir). Il a été privilégié dans bon nombre de domaine essentiels comme l'énergie, les communications, les besoins vitaux, etc. Là soufflait l'esprit républicain. Que penser de la poussée du libéralisme qui, au nom de la libre concurrence, de la mondialisation, de l'ouverture à la concurrence (en principe profitable aux clients que nous sommes devenus en remplacement de l'ancien abonné)et de la capacité de développement de ces nouveaux mastodontes privés, ou en passe de l'être, que sont devenus FT Orange, EDF, la future Banque Postale, etc. ? L'état n'est-il plus en mesure de remplir le rôle qui lui a été initialement assigné faute de ressources, de volonté ou de capacité à gérer ? Je crois qu'on ne prend pas souvent conscience de ce phénomène (dont les anglo-saxons font des choux gras malgré les échecs retentissants, anciens en UK, plus récents aux US). Cet article permet peut-être de donner une autre interprétation et analyse de ce phénomène rampant depuis quelques décennies. Cette voie est-elle inéluctable ? où nous mène-t-elle ? Est-il raisonnable/possible d'en envisager d'autres plus conformes à l'esprit initial ? Ce sont peut être des pistes de réflexion à approfondir si ce n'est pas déjà fait. Merci Michel pour cette effervescence d'idées et de pensées.
RépondreSupprimerHenri Chelli
regard anglo saxon:
RépondreSupprimerQu'est ce que l'élitisme de masse s'il n'est pas l'élitisme pour les individus.
L'élitisme ne doit il pas d'abord s'asseoir sur des vertus. Etre éduqué n'a aucun sens si l'on ne sait pas s'élever, et en celà ne touche t'on pas du doigt la vertu comme le sens moral de l'abstraction du moi.
Avoir des talents ne signifie malheureusement pas toujours avoir des vertus.
Le propre des vraies avancées scientifiques n'est il pas de faire abstraction de la culture de masse.
Longtemps l'on a cru que la terre était plate, affirmer le contraire était une insulte à la raison de masse. Et pourtant tant que l'on ne "vole" pas la terre paraît si plate
La révolution anglaise s'est affranchie de cette limite en respectant les règles morales liuées à l'histoire des vertus des individus, à cette qualité historique de la recherche de l'élévation des individus.
Cette qualité est aussi française, être bien né pour Racine ou Corneille traduit d'abord la première des vertus, celle d'être bien élévé.
Le premier des élitismes libertaires est bien celui d'être fidèle à soi même et donc de savoir et pouvoir affirmer son propre point de vue.
C'est bien le paradoxe qui oppose l'affirmation de sa recherche d'absolu au "Vox populi, vox Dei"
Tristan