mardi 11 janvier 2022

Conversation avec un dirigeant

J'ai eu ces jours derniers une conversation instructive avec quelqu'un de très très important (disons : ministre ou équivalent). Je condense ici cet échange. 

J'ai posé trois questions à cette personne.
– Le numérique, c'est cool ?
(J'ai dit "numérique" alors que je préfère "informatisation", mais je sais que les gens à la mode croient ce dernier mot ringard.)
– Oh oui !
– Et les entreprises ?
– Aussi !
– Et les systèmes d'information ?
– Bof, non.
– Mais le numérique, dans une entreprise, c'est son système d'information !
– Ah bon !? (stupéfaction)

*     *

J'ai à l'esprit un diagramme de Venn : deux patates, l'une pour le numérique, l'autre pour les entreprises, et leur intersection : le système d'information qui concrétise le "numérique" dans chaque entreprise, chaque institution. 

Comment se peut-il qu'une personne qui n'est pas plus bête que la moyenne, qui le serait même plutôt un peu moins, juge "cool" chacune des deux patates mais non ce qu'elles ont en commun et qui devrait donc être jugé deux fois cool, ou cool au carré ? Il y a là un de ces illogismes qui abondent et ferment aux dirigeants la compréhension de la situation présente. 

Le "numérique", c'est cool : si vous prononcez ce mot lors d'un dîner en ville on vous écoutera parce que l'on pense à Google, Amazon, Facebook, etc. 

Les entreprises, c'est pas cool pour ceux qui penchent vers LFI ou EELV, très cool pour ceux qui sont plutôt LR ou LREM, tandis que le PS est partagé et que le RN a d'autres priorités. Mon interlocuteur pense que les entreprises sont très cool : cela donne une indication sur sa couleur politique. 

Les systèmes d'information, par contre, c'est pas cool du tout : ils traînent  l'odeur des informaticiens, ces gens qui ignorent les utilisateurs et consomment un gros budget pour des choses que personne ne comprend. 

*     *

Ainsi l'on vit, nous vivons, dans un monde d'images et de préjugés irréalistes et illogiques. Mais violer la logique, c'est violer la nature et elle se vengera. 

Ne rien comprendre à l'informatique, c'est ne rien comprendre à l'information, l'automate programmable et leur articulation.
Ne rien comprendre à l'informatisation, c'est ne percevoir ni la dynamique qui propulse notre histoire, ni le ressort tendu dans la situation présente.
Ignorer les systèmes d'information, c'est rater la façon dont l'informatisation se manifeste dans l'action organisée et productive. 

Certes il faut faire un effort pour comprendre l'informatique : il faut lire, étudier, écouter, réfléchir, bref surmonter les obstacles que rencontre toujours un apprenti - et nous sommes tous des apprentis, même à l'âge le plus mûr, lorsque nous entreprenons d'apprendre des choses nouvelles. 

Les personnes qui ont accédé aux fonctions les plus hautes ont auparavant, pour la plupart, étudié pour passer des examens et des concours. Mais maintenant qu'elles ont "réussi" (croient-elles) elles n'éprouvent plus, pour la plupart encore, le besoin d'apprendre. 

Vous êtes docteur ? Agrégé ? Professeur des universités ? PDG ? Directeur ? Ministre ? Président ? 

Eh bien il faut, pour pouvoir faire face à la situation historique présente, que vous acceptiez de redevenir un bizut, de vous mettre à l'école de gens dont la position sociale vous semble peut-être inférieure à la vôtre mais qui savent, eux, des choses que vous ignorez. 

Si vous êtes de ceux dont l'intellect se limite à la lecture du journal quotidien, vous vivez dans un monde que vous ne pouvez plus comprendre, dans lequel vous ne pourrez pas vous orienter. Certes cela ne vous empêchera pas de faire carrière si vous savez jouer sur l'échiquier du pouvoir, car l'instinct y suffit, mais cela empêchera assurément vos étudiants, votre entreprise, votre direction, votre ministère, votre pays, de sortir de l'ornière où vous les aurez laissés. 


1 commentaire:

  1. "Les systèmes d'information, par contre, c'est pas cool du tout : ils traînent l'odeur des informaticiens, ces gens qui ignorent les utilisateurs et consomment un gros budget pour des choses que personne ne comprend."

    Oui. Je sais. On pue.

    "Vous êtes docteur ? Agrégé ? Professeur des universités ? PDG ? Directeur ? Ministre ? Président ?"

    Normalien. Un normalien qui code, cela pue quand même. On est au courant.

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