La vérité comme certitude
Il fut un temps où la vérité se trouvait dans des écritures dictées ou même écrites par Dieu et enrichies par les commentaires des Pères de l’Église. Les clercs, qui seuls pouvaient les lire, étaient pour le simple peuple des intermédiaires obligés.
La Terre était le centre d’un Univers vieux de 4 000 ans et qui tournait autour d’elle. L’être humain, image de Dieu, était le sommet de la création. La fin du monde était proche : elle serait amorcée par une apocalypse suivie par le triomphe du royaume de Dieu et la résurrection des morts.
La vie terrestre était l’attente de la vie éternelle, seule vie véritable. Si l’absolution lavait les péchés que commettait la chair, celle-ci avait une peur affreuse de l’enfer promis par les clercs aux mécréants et pécheurs endurcis.
Cette vérité était complète, stable et certaine car transmise par une autorité qui expliquait tout et jusqu’à l’inexplicable : les épidémies, catastrophes naturelles et désastres de la guerre étaient autant de manifestations de la colère de Dieu en réponse aux péchés des hommes, colère à laquelle il fallait répondre par des prières, des processions et un renfort d’ascétisme. Les églises, cathédrales et monastères faisaient monter des prières vers le Ciel, appelant les grâces qui descendaient en retour.
L’évidence de cette vérité procurait un socle à la vie en société. Si la vie matérielle était dure, courte et violente, la pensée ne connaissait pas les tourments du doute car celui-ci était impossible et inimaginable, sauf cas pathologique et rarissime : il suffisait de se laisser porter par la croyance commune.
La question qui nous occupe ici, on le comprend, n’est pas de savoir si cette vérité était « vraie » ou non mais de comprendre, de sentir comment elle a pu être vécue. Dans ses Mémoires Saint-Simon qualifie d’« horrible » la mort d’une personne morte dans son sommeil, qui nous semble pourtant bien douce, car elle n’a pas pu recevoir les derniers sacrements : cet exemple illustre ce qui sépare notre temps de celui-là.
La question n’est évidemment pas non plus de savoir si les personnes qui adhéraient à cette vérité étaient intelligentes ou non. La parole du Christ, qui s’adresse à l’intuition, a occasionné une méditation vigoureuse et suscité l’art de l’évocation symbolique dont témoignent les fresques et sculptures des églises romanes. Une culture, une civilisation s’étaient ainsi bâties, partagées par tout un peuple.
Elles portaient cependant en germe ce qui allait les briser.
La vérité comme expérience
Aristote avait contribué à l’ordre de ce monde en classant les êtres selon leur essence, c’est-à-dire leur définition. Cette classification répondait aux phénomènes tels que les sens les perçoivent : elle pouvait être contredite si les sens, s’aiguisant et se précisant, percevaient des faits dont on ne s’était pas avisé jusqu’alors.
Galilée, tirant parti des travaux de Tycho-Brahé, Kepler et Copernic, apporta une nouvelle conception de la vérité : sa lunette astronomique permettait de voir les détails de la Lune, Saturne et ses anneaux, Jupiter et ses satellites, Neptune, les taches solaires, les phases de Vénus, etc. Il proposa à des clercs de regarder dans la lunette mais ils refusèrent : la vérité est dans Aristote et saint Thomas, dirent-ils, il est inutile d’en savoir plus.
D’autres personnes acceptèrent de considérer les faits que l’expérience révélait. Il est difficile de se représenter aujourd’hui le désarroi que provoqua l’émergence de cette vérité. La démarche expérimentale, arrachant la pensée à ses certitudes, la lançait dans l’aventure périlleuse du doute méthodique, mettant à l’épreuve les croyances jusqu’alors partagées, séparant les hommes de science des autres êtres humains par un mur d’incompréhension.
L’expérience, dira Popper, nie les hypothèses que les faits contredisent mais n’affirme rien car l’hypothèse conforme aux faits pourrait être contredite par une expérience ultérieure : la connaissance qu’elle apporte est donc négative.
« Ich bin der Geist der stets verneint », dit le diable à Faust, « je suis l’esprit qui toujours nie ». L’Église, soutenue dans l’opinion par le souvenir nostalgique de la simplicité perdue, estima que la science naissante était satanique et lutta contre elle de tout le poids de son autorité, contraignant ainsi ses fidèles à refuser la réalité de faits que l’expérience révèle.
À chaque époque la conception de la vérité ne se sépare pas de la sociologie des pouvoirs qui délimitent la parole légitime. La pensée qui voudrait distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas se trouve donc soumise à des injonctions qui la contraignent.
La certitude avait été sans doute pour les écritures une excroissance cancéreuse car la parole du Christ s’adresse non à la pensée de l’être humain, instrument de son action, mais à son cœur, point central où s’élaborent ses valeurs : elle est plus profonde que ce que l’intellect peut élaborer. Mais ce n’est pas ainsi que l’Église, héritière de l’Empire romain et du stoïcisme grec, a conçu sa mission.
Elle a voulu et elle voudrait encore, comme en témoigne l’encyclique Veritatis Splendor, avoir sur les esprits un pouvoir absolu, complet, sans faille ni fissures. Elle a donc engagé avec la science un combat qui n’est pas terminé et si elle fit des concessions, ce fut avec une réticence qui révèle des arrières pensées et un désir de reconquête.
La science comme institution
Il était inévitable que la science expérimentale, forte de sa méthode et de ses résultats, construise une institution pour administrer ses affaires. Comme toute institution, comme l’Église elle-même, celle-ci sera tentée de trahir sa mission : si la démarche expérimentale est à l’origine de ses théories, elle sera en pratique niée par ceux qui ne veulent voir dans la science qu’une accumulation de résultats.
C’est que la science est elle aussi le lieu d’une sociologie qui délimite les pouvoirs et répartit le droit à la parole légitime. Des ambitions de carrière et de prestige incitent les professeurs, chercheurs et penseurs aux simagrées du faux sérieux, ou même à des escroqueries : seuls des naïfs ou des complices peuvent dire aujourd’hui que la publication dans une revue à comité de lecture est le critère de la scientificité.
La lecture des articles et des livres de cours supplantant l’expérimentation, l’enseignement de la science expérimentale devient paradoxalement dogmatique : les étudiants sont invités à croire ce qu’ils lisent dans le cours, les études ne sont qu’un exercice de mémoire et de docilité.
L’institution scientifique tolère mal le témoignage des pionniers qui rapportent des faits constatés dans un territoire nouveau. « Dans quel livre avez-vous lu cela, qu’est-ce qui vous autorise à le dire ? », demandent, soupçonneux, ceux dont l’explorateur bouscule la théorie. Pourtant le témoignage d’une expérience individuelle doit être écouté avant d’être évalué, car seul un fou pourrait évoquer des faits imaginaires et le diagnostic de folie ne doit pas être posé à la légère.
Comme une théorie fait abstraction des faits qu’elle juge négligeables, ceux qui adhèrent à ses résultats (et non à la démarche qui lui a donné naissance) refusent les témoignages qu’ils qualifient d’anecdotiques comme le firent naguère les généraux qui préféraient les chevaux aux chars.
Les hommes de science, fidèles à l’esprit de la recherche, sont raisonnables devant la contradiction que des faits peuvent apporter à la rationalité d’une théorie. Ils sont en minorité parmi les scientifiques tout comme les « hommes de foi », fidèles à la parole qui les a touchés, sont en minorité parmi les croyants, les « hommes d’État », fidèles à la mission des institutions, en minorité parmi les politiques, les « entrepreneurs », fidèles à la mission de l’entreprise, en minorité parmi les dirigeants.
Dans la science, comme dans toute institution, le sens la mission est donc porté par une minorité tandis que la majorité l’oublie, ou le trahit, en obéissant au mécanisme pesant d’une sociologie.
Ainsi la sociologie des pouvoirs, de l’autorité, de la légitimité, pollue la science expérimentale tout comme elle a pollué la religion. Mais voilà qu’une troisième vérité a émergé : celle des « faits alternatifs », qui sape la science expérimentale à sa base et détruit aussi toute certitude par ses fluctuations.
La vérité comme imaginaire
La réalité comporte trois degrés1 : (a) ce qui existe réellement et de fait, (b) ce qui est possible mais n’existe pas ou pas encore, (c) ce qui est imaginable mais peut être impossible comme le sont les chimères.
Ces degrés coexistent en s’entrelaçant : l’action exprime une volonté de transformer l’existant : l’intuition outrepasse l’existant pour explorer le possible : l’imagination outrepasse le possible en un jeu qui délasse l’esprit et peut, mais ni toujours ni souvent, révéler un possible dont on ne s’était pas avisé jusqu’alors.
Ces trois degrés diffèrent absolument. La réalité de l’imagination est celle d’un phénomène mental et non celle d’un existant dont le fait s’impose comme le font un événement, le résultat d’une expérience, le constat d’un lieu, d’une date, d’une distance, d’une durée, d’une masse.
Si par ailleurs la mission de la littérature, et plus généralement des médias, est d’enrichir notre expérience de la vie, il leur est plus facile et peut-être plus rentable d’alimenter notre imagination : la littérature fantastique, les films à effets spéciaux, excitent celle des adolescents et retardent parfois durablement leur accès à la maturité et au sens des responsabilités. La presse, les « informations » de la radio et la télévision, s’efforcent pour retenir l’attention d’éveiller une émotion disproportionnée en soulignant ce que l’actualité peut avoir de plus sensationnel.
Le dogmatisme de l’enseignement scientifique suscite aussi, chez certains de ceux qui ont fait les plus longues études, le désir d’affirmer les droits de leur imagination : « je ne sais pas ce que veut dire le mot ‘réalité’ », ai-je entendu à l’INSEE, alors que la statistique est un instrument d’observation qui suppose une réalité à observer. Un de mes collègues poussait la liberté de pensée jusqu’à se proclamer « libre de penser et de dire que la Terre est plate », mais nier un fait avéré, c’est exactement du négationnisme. Un autre, plus subtil, se disait « libre de postuler l’hypothèse de la Terre plate » mais si un mathématicien est en effet libre de choisir ses axiomes il ne pourra rien déduire de vrai d’un axiome qui nie un fait avéré.
Enfin des personnes simples peuvent manifester dans leur activité quotidienne et professionnelle un fin discernement pratique, mais n’avoir aucun repère pour ce qui touche à la science, la politique, la société, les institutions, qui leur paraissent d’autant plus nébuleuses et lointaines que l’image sensationnelle qu’en donnent les médias s’oppose à la compréhension.
Le démagogue et le charlatan qui proposent un diagnostic et une prescription des plus simples trouvent alors des oreilles attentives : « celui-là, au moins, je comprends ce qu’il dit » pensaient dans les années 50 les partisans de Poujade, et pensent aujourd’hui ceux de Donald Trump aux États-Unis, de Didier Raoult en France, etc. Des entreprises de démolition mentale répandent leur poison sur les réseaux sociaux.
Beaucoup de personnes pensent que si elles peuvent imaginer quelque chose, cette chose imaginaire est aussi réelle que ce qui existe réellement et de fait : s’il est possible d’imaginer un complot extravagant comme celui qu’évoque Qanon c’est, pensent-elles, que ce complot est réel et elles se mobilisent en conséquence.
L’individu réclame ainsi le droit d’affirmer la réalité tangible, matérielle, factuelle, de ce qu’il imagine, et cette vérité changera du jour au lendemain selon les caprices de son imagination. C’est manifestement ainsi que pense Donald Trump et ses partisans, nombreux, se disent « voilà enfin quelqu’un qui pense comme moi ».
Alors que l’expérience individuelle s’appuie sur un constat de faits qu’il convient d’évaluer et d’interpréter, mais qui n’ont rien d’imaginaire, l’individualisme de la pensée s’affranchit par contre de l’expérience en opposant à la réalité des faits la réalité d’une imagination sans frein. Les sectes qui se forment autour des vérités produites par l’imagination d’un gourou ou d’un chef de parti entrent en conflit comme le font les religions, mais sont d’accord pour nier la réalité des faits et les résultats de la science expérimentale.
Ce phénomène est pour notre époque une épidémie beaucoup plus dangereuse que celle de la Covid.
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1 Étienne Gilson, L’être et l’essence, Vrin, 1948.
Merci beaucoup pour ce texte solide !
RépondreSupprimerJe m'en vais de ce pas acheter l'ouvrage L'être et l'essence (ce n'est pas la première fois que vous le citez).
Effectivement, j'essaie de faire mienne la phrase "On est fait pour s'étonner d'abord" tirée de la chanson "Cœur de goéland" de Bachelet...
http://www.frmusique.ru/texts/b/bachelet_pierre/coeurdegoeland.htm
Didier Raoult, charlatan ? Vous perdez votre prudence légendaire ! Quant à Trump, ne l'enterrez pas trop vite. Sa victoire est de plus en plus certaine ! Dans ces deux cas, vous joindre à la meute des médisants entache vos propos d'un parti pris sans rapport avec la vérité.
RépondreSupprimerIl faut un solide parti-pris pour dire aujourd’hui que la victoire de Trump est de plus en plus certaine.
SupprimerCela est possible même lorsque certains aspects du personnage ont de quoi déplaire. Il suffit de suivre le fil de l'actualité judiciaire aux Etats Unis et de se souvenir du précédent Al Gore / Bush en 2000.
SupprimerOn ne m'a pas donné mon avis mais je le donne quand même.
Supprimer"[...] certains aspects du personnage ont de quoi déplaire" : une belle litote j'imagine !
Un homme qui par son inconscience contamine des services de l'Etat (des gens qui le servent !), exacerbe des tensions nationales profondes mal cicatrisées, et qui de façon générale ne tire pas vraiment les Américains (ni l'humanité en général) vers le haut, et qui est à la tête de l'Etat encore le plus puissant du monde (donc d'importance systémique dans bien des domaines) est un homme qui n'a pas que des aspects "déplaisants", c'est simplement un homme dangereux.
Je corrige.
SupprimerÉvidemment je ne peux et ne veux condamner la personne entière avec ses potentialités infinies donc me limite à dire que la personne a jusqu'à maintenant eu des *comportements* dangereux et incompatibles avec sa fonction (et indignes de sa fonction).
Article intéressant comme toujours, et qui peut susciter des débats sur quelques points
RépondreSupprimer"Elle [l'Eglise] a voulu et elle voudrait encore, comme en témoigne l’encyclique Veritatis Splendor, avoir sur les esprits un pouvoir absolu, complet, sans faille ni fissures. Elle a donc engagé avec la science un combat qui n’est pas terminé et si elle fit des concessions, ce fut avec une réticence qui révèle des arrières pensées et un désir de reconquête."
Ce paragraphe me semble un peu… dogmatique !
Premièrement, l'encyclique Veritatis Splendor est centrée sur la vérité morale (y a-t-il des lois morales universelles qui s'imposent à tous quelles que soient les circonstances ?) et pas du tout, à mon sens, sur le type de vérité qui fait l'objet de cet article, à savoir la vérité relative à la connaissance objective de la réalité.
Pour cela, il me semble plus approprié de citer l'encyclique 'Fides et Ratio' (du même Jean-Paul II) qui explore les liens entre la foi et la raison (en particulier dans sa recherche de la vérité objective et dans sa dimension philosophique en particulier) dans une perspective catholique.
Quant au combat engagé "avec" la science qui n'est pas terminé, j'ai du mal à quoi cela fait allusion !
Merci pour vos articles stimulants qui ne peut que faire réagir !
Il m’a fallu plusieurs lectures pour comprendre et pouvoir analyser le texte !!
RépondreSupprimerCe que tu écris est fondamental pour notre époque.
L’imaginaire est clé dans ce que tu expliques et il me semble que c’est une constante tout au long de l’histoire. N’est-ce pas l’art de maîtriser l’imaginaire des gens qui est clé ?
Comme c’est assez récent (sur l’échelle humaine), il faut voir ce qu’est la force d’internet dans cette nouvelle « vérité ».
Je n’ai pas compris le passage de Popper sur la science et il mérite un approfondissement de ma part. Je vais donc fouiller !!
J’aime le § qui parle de l’entrelacement des 3 axes : ce qui est vrai, ce qui est possible mais non encore avéré et ce qui est de la pure imagination.
D’un côté, tu approuves les gens ayant une perception des choses et remettent en doute les fondamentaux des sciences.
D’un autre, tu accuses les gens ayant des comportements proches de ceux-ci mais qui malgré tout n’ont pas les bons raisonnements !!
Comment y voir clair dans tout ça ?
Comment faire la différence entre ce qui est vrai mais non encore avéré et de ce qui révèle purement de notre imaginaire ?
Mis à part étudier le phénomène, attendre de voir si c’est vrai ou pas ?
Mais l’être humain n’aime pas attendre, il aime agir pour sa survie et sa liberté.
La théorie du complot qui aime fleurir sur le net est le fruit de découvertes de l’histoire et de cette envie de réagir au plus vite.
D’un côté on n’aime pas être manipulé.
D’un autre on aime suivre celui qui s’y connaît !
olivier