L'animateur, c'est celui qui « donne une âme » à une entreprise, et plus généralement à une institution, qui « fait tourner la boutique » en réglant sans faire d'histoire les incidents quotidiens, qui crée une « bonne ambiance », etc. Il n'a évidemment rien à voir avec l'animateur des plateaux de télé, qui n'est qu'un séducteur divertissant : c'est une secrétaire ici, un directeur là, une infirmière à l'hôpital, un facteur à la campagne, un professeur, un secrétaire général, un artisan, un commerçant, etc.
On rencontre des animateurs dans toutes les catégories de la population active. Ils sont discrets, car ils ne sont pas de ces arrivistes qui cherchent à « faire carrière ». Il faut donc être attentif pour les repérer, les identifier et les dénombrer. Leur proportion varie selon l'institution considérée et selon l'époque, la moyenne se trouvant aux alentours de 10 % selon les experts avec qui j'ai pu me concerter.
La plupart des personnes ne perçoivent pas les qualités de l'animateur et ne lui savent aucun gré de ce qu'il apporte. Celles qui les perçoivent admirent sa générosité, son équilibre, sa patience, et le trouvent sympathique.
On peut donc être tenté de voir en lui un être essentiellement moral, une personne de bonne volonté. Cependant la proportion des animateurs varie, d'une institution à l'autre, plus qu'on ne l'attend de celle des individus « moraux ». Les qualités qui rendent une personne sympathique s'estompent d'ailleurs dans les animateurs que l'on trouve parmi les dirigeants : les entrepreneurs et les hommes d'Etat.
Parmi les dirigeants de l'économie et de la politique, rares sont ceux qui méritent d'être considérés comme des entrepreneurs et des hommes d'Etat : la proportion est là encore de l'ordre de 10 %. Ces animateurs-là ne se contentent pas d'occuper une position d'autorité : ils orientent l'institution, la nation, en trouvant parmi les obstacles et les ressources le point sur lequel ils peuvent appuyer le levier d'une action stratégique. Il faut pour cela qu'ils s'émancipent de la sociologie de leur milieu pour concentrer leur attention sur la physique et la logique de l'action.
Ces entrepreneurs, ces hommes d'Etat, sont des passionnés souvent autoritaires : Henry Ford, Louis Renault, Steve Jobs, Marcel Dassault, Charles de Gaulle ont certes « donné une âme » à leur entreprise ou à la nation, ils ont été des animateurs, mais même si on les admire leur caractère n'inspire pas la sympathie.
Un salarié ne peut pas être un animateur sans présenter des qualités « morales », car la sympathie qu'il inspire est une condition nécessaire de son efficacité. Elle n'est pas nécessaire au même point chez l'entrepreneur et l'homme d'Etat car la rudesse, voire la brutalité du comportement sont tolérées et même attendues chez un dirigeant.
Il faut donc chercher ailleurs le secret de l'animateur. Il ne lui est certes pas interdit d'être généreux, équilibré et patient même quand il est un dirigeant – la générosité du créateur peut se concilier avec de la rudesse – mais ce n'est pas dans ces qualités que réside le ressort de l'animation.
Où se trouve-t-il ? Qu'est-ce qui distingue le 10 % des animateurs du 90 % des autres personnes ?
dimanche 24 avril 2016
Le secret des animateurs
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jeudi 21 avril 2016
Lire les maths
Dans le monde de la pensée chaque partie est aussi complexe que le tout : ce monde est analogue à l'espace, où un segment de droite contient autant de points que l'univers entier. Le « petit monde » qu'explore un chercheur se déploie ainsi en une richesse sans limite.
Les mathématiques explorent divers « petits mondes » : l'espace euclidien, les espaces de Riemann, les nombres entiers, les probabilités, etc. Des passerelles existent et certains d'entre eux peuvent s'agréger en un plus grand « petit monde », mais chacun répond à une intuition particulière et son exploration requiert une démarche qui lui est propre.
Le calcul des probabilités développe ainsi une tournure d'esprit qui ouvre à la pensée une avenue inédite : l'intuition probabiliste, n'étant pas innée, est absente chez nombre de personnes.
Deux attitudes s'opposent de façon polaire dans la relation que l'on peut avoir avec les maths : l'une, formaliste, convient aux personnes qui ont l'esprit clair et une bonne mémoire. J'ai eu ainsi à l'Ecole polytechnique des camarades auxquels les maths ne présentaient aucune difficulté : pour pouvoir assimiler un de leurs « petits mondes », il leur suffisait de vérifier la cohérence des hypothèses et l'exactitude du raisonnement.
D'autres ont avec les maths un rapport plus difficile car ils se posent deux questions auxquelles le cours ne répond pratiquement jamais : « pourquoi » et « comment ». Pourquoi a-t-on choisi telles hypothèses ? Comment s'y est-on pris pour bâtir les inférences et les démonstrations ?
Ces questions ne sont pas les bienvenues. Un de mes amis, rencontrant au lycée des intégrales pour la première fois, demanda au professeur à quoi elles pouvaient servir. Il pensait à leur apport au développement logique des maths mais le professeur crut qu'il voulait savoir si elles pourraient l'aider à « gagner sa vie » : il se fit réprimander.
Le formaliste, qui ne cherche pas « midi à quatorze heures », n'est jamais tracassé par une inquiétude. Tout est évident devant son regard limpide et si l'assimilation du cours lui demande un travail celui-ci, réduit à une vérification technique, n'implique ni passion, ni souci, ni interrogation. Il est un bon élève tandis que celui que tracassent le « pourquoi » et le « comment » s'embarrasse de préoccupations qui sont inutiles lorsque le but est d'« avoir de bonnes notes », d'« avoir son bac », de « réussir aux concours », etc.
Quelle est donc, se demande en effet ce dernier, l'intention qui a conduit Galois à considérer les groupes de commutations ? Quelles sont celles qui ont poussé Newton vers le calcul différentiel, incité Gauss à explorer les congruences, Lagrange à chercher les équations de la mécanique, Cantor à considérer des ensembles infinis ? Comment chacun s'y est-il pris ensuite pour explorer le « petit monde » qui s'ouvrait devant lui ?
Il se peut que ce mauvais élève à l'esprit récalcitrant soit mieux préparé que ne l'est le formaliste au jour où il faudra dépasser l'apprentissage pour aborder la recherche, car comme il s'est familiarisé avec ce qui se passe dans la tête d'un chercheur il s'est rapproché de l'esprit de la recherche.
Les mathématiques explorent divers « petits mondes » : l'espace euclidien, les espaces de Riemann, les nombres entiers, les probabilités, etc. Des passerelles existent et certains d'entre eux peuvent s'agréger en un plus grand « petit monde », mais chacun répond à une intuition particulière et son exploration requiert une démarche qui lui est propre.
Le calcul des probabilités développe ainsi une tournure d'esprit qui ouvre à la pensée une avenue inédite : l'intuition probabiliste, n'étant pas innée, est absente chez nombre de personnes.
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Deux attitudes s'opposent de façon polaire dans la relation que l'on peut avoir avec les maths : l'une, formaliste, convient aux personnes qui ont l'esprit clair et une bonne mémoire. J'ai eu ainsi à l'Ecole polytechnique des camarades auxquels les maths ne présentaient aucune difficulté : pour pouvoir assimiler un de leurs « petits mondes », il leur suffisait de vérifier la cohérence des hypothèses et l'exactitude du raisonnement.
D'autres ont avec les maths un rapport plus difficile car ils se posent deux questions auxquelles le cours ne répond pratiquement jamais : « pourquoi » et « comment ». Pourquoi a-t-on choisi telles hypothèses ? Comment s'y est-on pris pour bâtir les inférences et les démonstrations ?
Ces questions ne sont pas les bienvenues. Un de mes amis, rencontrant au lycée des intégrales pour la première fois, demanda au professeur à quoi elles pouvaient servir. Il pensait à leur apport au développement logique des maths mais le professeur crut qu'il voulait savoir si elles pourraient l'aider à « gagner sa vie » : il se fit réprimander.
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Le formaliste, qui ne cherche pas « midi à quatorze heures », n'est jamais tracassé par une inquiétude. Tout est évident devant son regard limpide et si l'assimilation du cours lui demande un travail celui-ci, réduit à une vérification technique, n'implique ni passion, ni souci, ni interrogation. Il est un bon élève tandis que celui que tracassent le « pourquoi » et le « comment » s'embarrasse de préoccupations qui sont inutiles lorsque le but est d'« avoir de bonnes notes », d'« avoir son bac », de « réussir aux concours », etc.
Quelle est donc, se demande en effet ce dernier, l'intention qui a conduit Galois à considérer les groupes de commutations ? Quelles sont celles qui ont poussé Newton vers le calcul différentiel, incité Gauss à explorer les congruences, Lagrange à chercher les équations de la mécanique, Cantor à considérer des ensembles infinis ? Comment chacun s'y est-il pris ensuite pour explorer le « petit monde » qui s'ouvrait devant lui ?
Il se peut que ce mauvais élève à l'esprit récalcitrant soit mieux préparé que ne l'est le formaliste au jour où il faudra dépasser l'apprentissage pour aborder la recherche, car comme il s'est familiarisé avec ce qui se passe dans la tête d'un chercheur il s'est rapproché de l'esprit de la recherche.
mercredi 6 avril 2016
Pour comprendre les "Panama Papers"
Derrière le phénomène des « Panama Papers » se trouvent une économie et une sociologie.
L'économie en question est celle de la prédation que j'ai décrite dans Prédation et prédateurs (Economica, janvier 2008). Pour rendre compte de l'économie actuelle, penser l'équilibre des échanges ne suffit pas : il faut penser aussi la prédation, qui consiste à prendre quelque chose sans rien donner en échange. Elle a pris une importance telle qu'on ne peut plus la négliger.
La sociologie est celle d'une résurgence des privilèges et du parasitisme de la noblesse de l'ancien régime.
Les plus riches estiment en effet avoir droit au privilège légal de ne pas payer l'impôt, qui était avant la Révolution celui de la noblesse, et ils l'obtiennent par l'optimisation fiscale. Les conseils des avocats et des banques étant onéreux, ce privilège est réservé à ceux qui peuvent les payer. La charge de l'impôt sera alors entièrement portée par le tiers état de la classe moyenne, dont les revenus et le bien-être sont par ailleurs comprimés par la crise économique. Cette situation est potentiellement explosive.
De l'optimisation fiscale « légale » à la fraude fiscale, il n'y a psychologiquement qu'un pas que certains franchissent. La Banque y trouve son compte car ses services sont rémunérés et elle prélève un pourcentage sur les montants concernés.
Des chefs d'entreprise se voient ainsi proposer par un conseiller financier des montages qui combinent l'abus de biens sociaux, la fraude fiscale et le blanchiment : « vous seriez bien bête de ne pas en profiter comme tout le monde », s'entendent-ils dire. Seuls les plus vertueux peuvent résister à une telle tentation.
Ainsi la ploutocratie (pouvoir des plus riches) se développe en aristocratie (pouvoir des meilleurs), non sans les ridicules du Bourgeois gentilhomme car la distinction ne s'acquiert qu'en plusieurs générations, et encore pas toujours.
Les procédés sont grossiers : on est « résident en Suisse » (ou au Luxembourg, en Belgique, etc.) ; on a « enregistré son entreprise au Delaware » ; on échange de bons tuyaux entre riches lors des dîners en ville : comment délocaliser les emplois dans des pays à bas salaire, comment comprimer les effectifs de son entreprise. Ayant le plaisir de se sentir entre soi, on rit alors de bon cœur.
L'économie en question est celle de la prédation que j'ai décrite dans Prédation et prédateurs (Economica, janvier 2008). Pour rendre compte de l'économie actuelle, penser l'équilibre des échanges ne suffit pas : il faut penser aussi la prédation, qui consiste à prendre quelque chose sans rien donner en échange. Elle a pris une importance telle qu'on ne peut plus la négliger.
La sociologie est celle d'une résurgence des privilèges et du parasitisme de la noblesse de l'ancien régime.
Les plus riches estiment en effet avoir droit au privilège légal de ne pas payer l'impôt, qui était avant la Révolution celui de la noblesse, et ils l'obtiennent par l'optimisation fiscale. Les conseils des avocats et des banques étant onéreux, ce privilège est réservé à ceux qui peuvent les payer. La charge de l'impôt sera alors entièrement portée par le tiers état de la classe moyenne, dont les revenus et le bien-être sont par ailleurs comprimés par la crise économique. Cette situation est potentiellement explosive.
De l'optimisation fiscale « légale » à la fraude fiscale, il n'y a psychologiquement qu'un pas que certains franchissent. La Banque y trouve son compte car ses services sont rémunérés et elle prélève un pourcentage sur les montants concernés.
Des chefs d'entreprise se voient ainsi proposer par un conseiller financier des montages qui combinent l'abus de biens sociaux, la fraude fiscale et le blanchiment : « vous seriez bien bête de ne pas en profiter comme tout le monde », s'entendent-ils dire. Seuls les plus vertueux peuvent résister à une telle tentation.
Ainsi la ploutocratie (pouvoir des plus riches) se développe en aristocratie (pouvoir des meilleurs), non sans les ridicules du Bourgeois gentilhomme car la distinction ne s'acquiert qu'en plusieurs générations, et encore pas toujours.
Les procédés sont grossiers : on est « résident en Suisse » (ou au Luxembourg, en Belgique, etc.) ; on a « enregistré son entreprise au Delaware » ; on échange de bons tuyaux entre riches lors des dîners en ville : comment délocaliser les emplois dans des pays à bas salaire, comment comprimer les effectifs de son entreprise. Ayant le plaisir de se sentir entre soi, on rit alors de bon cœur.
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dimanche 3 avril 2016
Histoire de l'iconomie (suite)
(Ce texte fait suite à Histoire de l'iconomie)
Nous sommes depuis 2010 à l'époque du numérique. C'est un des épisodes de l'informatisation, déploiement historique et progressif du potentiel que comporte l'alliage du cerveau humain et de l'automate programmable.
Mais qu'entend-on par « numérique » ? Certains pensent que ce mot signifie que « tout est nombre », comme disait Pythagore, car dans un ordinateur tout programme et tout document (texte, image, son, etc.) sont représentés chacun par un nombre binaire.
D'autres disent que le numérique est né lorsque le téléphone mobile est devenu un ordinateur mobile : ils l'assimilent ainsi à l'ubiquité de la ressource informatique. D'autres encore pensent que ce qui le caractérise, c'est d'offrir à chacun la possibilité de contribuer à une production culturelle qui se trouve ainsi démultipliée. D'autres enfin estiment que l'époque du numérique est celle où l'innovation dans les usages est devenue plus importante que l'innovation dans les techniques, etc.
« Numérique » prend ainsi des sens très divers dans des expressions comme « culture numérique », « révolution numérique », « aménagement numérique », « empreinte numérique », « humanités numériques », « entreprise numérique », « démocratie numérique », etc. Cette polysémie a l'avantage de rassembler sous un même mot des phénomènes qui, tous, se manifestent en effet actuellement : cela facilite la conversation dans notre époque confuse, mais au risque d'accroître sa confusion en disséminant des malentendus.
Nous sommes depuis 2010 à l'époque du numérique. C'est un des épisodes de l'informatisation, déploiement historique et progressif du potentiel que comporte l'alliage du cerveau humain et de l'automate programmable.
Mais qu'entend-on par « numérique » ? Certains pensent que ce mot signifie que « tout est nombre », comme disait Pythagore, car dans un ordinateur tout programme et tout document (texte, image, son, etc.) sont représentés chacun par un nombre binaire.
D'autres disent que le numérique est né lorsque le téléphone mobile est devenu un ordinateur mobile : ils l'assimilent ainsi à l'ubiquité de la ressource informatique. D'autres encore pensent que ce qui le caractérise, c'est d'offrir à chacun la possibilité de contribuer à une production culturelle qui se trouve ainsi démultipliée. D'autres enfin estiment que l'époque du numérique est celle où l'innovation dans les usages est devenue plus importante que l'innovation dans les techniques, etc.
« Numérique » prend ainsi des sens très divers dans des expressions comme « culture numérique », « révolution numérique », « aménagement numérique », « empreinte numérique », « humanités numériques », « entreprise numérique », « démocratie numérique », etc. Cette polysémie a l'avantage de rassembler sous un même mot des phénomènes qui, tous, se manifestent en effet actuellement : cela facilite la conversation dans notre époque confuse, mais au risque d'accroître sa confusion en disséminant des malentendus.
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