Voici quelques années on ne disait pas « numérique » mais « dématérialisation » (« démat' » dans le jargon professionnel) : un document, un formulaire étaient « dématérialisés » par le passage du support papier au format informatique.
« Numérique », plus récent, focalise lui aussi l'intuition sur ce passage. C'est donc, comme l'est « voile » pour « bateau », une métonymie pour « informatique » : l'« économie numérique » est en fait l'économie informatisée, l'« entreprise numérique » est l'entreprise informatisée.
Le vocabulaire se précise d'ailleurs nécessairement quand il s'agit de passer à l'action : une « formation au numérique » se concrétisera par l'apprentissage de l'usage et de la programmation des ordinateurs, la « numérisation » d'une entreprise se réalisera par la mise en œuvre d'un système d'information, etc.
Pourquoi donc ne pas dire plutôt « informatique » et « informatisation » qui, étant exacts, donnent un accès immédiat à l'action ?
Le vocabulaire s'explique ici comme ailleurs par des raisons à la fois historiques, sociologiques et idéologiques :
- Les Américains ont refusé le mot « informatique » qu'ils jugent not invented here. Comme « computer science » ne se prête pas à la formation d'un adjectif ils disent « digital », qui évoque les chiffres 0 et 1, et nous l'avons traduit par « numérique » qui évoque les nombres. Certains, pour mieux les imiter, préfèrent « digital » à « numérique ».
- Nombreux sont ceux qui ne veulent voir dans l'informatique qu'une « simple technique ». Pour évoquer l'éventail des effets de l'informatisation ils utilisent de façon paradoxale « numérique », dont le sens propre est plus technique encore que celui d'« informatique ».
- Ceux qui appartiennent (ou ambitionnent d'appartenir) au « bon milieu » des dirigeants croient que la précision technique est le fait de personnes d'un niveau social médiocre. Le flou conceptuel de « numérique » leur permet de faire l'important en « parlant sans jugement de choses qu'ils ignorent », comme disait Descartes.
- Cette attitude est renforcée dans la « haute » fonction publique par une échelle des valeurs qui place tout en bas l'action, jugée vulgaire, compromettante et sale, et tout en haut une parole qui exprime la contemplation de vérités éternelles.