(Contribution au séminaire « Renaissance industrielle » de l’Institut d’études avancées de Nantes, 30 septembre 2021).
Industrialiser = informatiser
Bertrand Gille a proposé un découpage de l’histoire en périodes caractérisées chacune par un « système technique », synergie de quelques techniques fondamentales1. Il nomme ainsi « système technique moderne » celui qui a émergé à partir la fin du XVIIIe siècle en s’appuyant sur la synergie de la mécanique, de la chimie et de l’énergie.
On a nommé « industrialisation » ce phénomène auquel a été associée l’image d’une cheminée d’usine ou d’un engrenage. L’industrialisation n’a pas supprimé l’agriculture, jusqu’alors principale source de la richesse, mais elle l’a mécanisée, chimisée, et a fortement réduit sa part dans la population active (65 % en France en 1806, 4,5 % en 19962).
Si l’on prend le mot « industrie » par sa racine étymologique, « projection à l’extérieur d’un souffle intérieur » (Pierre Musso), on conçoit qu’il peut également être associé à d’autres systèmes techniques.
Vers 1975 a émergé3 ce que Bertrand Gille a nommé « système technique contemporain », qui s’appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau. Ce nouveau système technique ne supprime pas la mécanique, la chimie et l’énergie mais il les informatise, l’essentiel de leur évolution et de leurs progrès passant désormais par l’informatique (avec par exemple en mécanique la modélisation et la simulation 3D, la production addictive, etc.). La biologie elle-même s’appuie sur une bioinformatique4.
On peut donc dire que l’informatisation est la forme contemporaine de l’industrialisation.
Alors qu’« informatique » désigne un alliage de l’information avec l’automate qu’est l’ordinateur, « informatisation » désigne la dynamique du déploiement des applications de l’informatique et de leurs conséquences. Dans l’alliage, « information » doit être pris selon le sens précis que lui donne Gilbert Simondon :
« L'information n'est pas une chose, mais l'opération d'une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. L'information ne peut pas se définir en dehors de cet acte d'incidence transformatrice et de l'opération de réception » (Gilbert Simondon, Communication et information, Les éditions de la transparence, 2010).
Pour qu’un système technique puisse émerger il ne suffit pas que de nouvelles techniques soient disponibles : il faut que les institutions, déstabilisées par un épuisement du potentiel du système technique antérieur, acceptent une redéfinition des pouvoirs et la création de schèmes intellectuels qui puissent éclairer la situation historique5.
Un changement se prépare alors sur tous les claviers de l’anthropologie (institutions, sociologie, philosophie, valeurs). Lorsqu’il se produit, c’est un Big Bang qui fait émerger un monde dans lequel la relation avec la nature ne sera plus la même, ce qui entraîne un faisceau de conséquences imprévisibles (économiques, sociologiques, philosophiques, métaphysiques).
La mécanisation a fait ainsi surgir un monde nouveau au XIXe siècles avec l’usine, le capitalisme, la classe ouvrière, l’urbanisation, la compétition entre des nations voulant se garantir approvisionnement et débouchés, etc. Les valeurs et les perspectives ont été bousculées ainsi que l’ordre des classes sociales : il en est résulté, pendant une transition, un désarroi général et un refus violent du nouveau système technique.
C’est là que nous en sommes avec l’informatisation. Notre monde nouveau, c’est celui de l’Internet, des systèmes d’information, de la robotisation, des moteurs de recherche, de la documentation en ligne, du e-commerce, de l’ordinateur sous diverses formes (bureau, domicile, téléphone, tablette), etc. Qui pourra nier que la vie quotidienne a été transformée ainsi que le travail ?
Cette époque de transition connaît elle aussi un désarroi qui s’exprime par le refus de connaître les possibilités et les dangers que comporte la situation présente, de les masquer par un langage impropre :
– « informatisation » étant jugé ringard, on lui préfère « numérique » dont l’étymologie est pauvre en signification ;
– « intelligence artificielle », qui désigne l’informatique elle-même ou, en un sens plus étroit, l’informatisation de l’analyse statistique6, éveille des fantasmes de science-fiction ;
– il en est de même de l’« ordinateur quantique » dont la réalisation, si elle se produit, se situe très loin dans le futur.
Comme les penseurs et les « élites » ignorent le phénomène de l’informatisation, la situation historique est énigmatique, les stratégies et les politiques sont désorientées.
Pour trouver une orientation il faut adopter une démarche pragmatique7.
Émergence de l’iconomie
Observons ce qui se passe dans les entreprises. Lorsqu’on parcourt leurs couloirs ou leurs ateliers on voit que chaque agent travaille avec « son » ordinateur, interface vers le « système d’information » de l’entreprise.
Ainsi se manifeste la symbiose du cerveau humain et de l’ordinateur qu’ont annoncée Lickider et Couffignal8. Elle fait émerger un être qui possède des propriétés nouvelles tout comme l’alliage du cuivre et de l’étain a fait émerger le bronze, dont les propriétés diffèrent ce celles de ses composants : cet être, nous l’appelons « cerveau-d’œuvre ».
« Nous espérons que dans quelques années les cerveaux humains et les ordinateurs seront couplés si étroitement que le partenariat qui en résultera pensera comme aucun cerveau humain n'a jamais pensé et traitera les données d'une manière qui n'existe pas encore avec les machines de traitement de l'information que nous connaissons aujourd'hui9 » (Joseph Licklider, « Man Computer Symbiosis », IRE Transactions on Human Factors in Electronics, mars 1960).
« Fondamentalement, l’ordinateur et l’homme sont les deux opposés les plus intégraux qui existent. L’homme est lent, peu rigoureux et très intuitif. L’ordinateur est super rapide, très rigoureux et complètement c... » (Gérard Berry, professeur au Collège de France, entretien avec Rue89, 26 août 2016).
« Aujourd'hui, le joueur d'échecs le plus fort n'est ni un humain, ni un ordinateur, mais une équipe d'humains utilisant des ordinateurs10. » (Devdatt Dubhashi et Shalom Lappin, « AI Dangers: Imagined and Real », Communications of the ACM, février 2017).
Pour connaître les propriétés du cerveau-d’oeuvre il faut analyser le couple que forment l’humain et l’ordinateur. Ce dernier est un automate programmable, conçu pour pouvoir réaliser tout ce qu’il est possible de programmer. Or n’est programmable que ce qui est prévisible11 : c’est évidemment le cas des tâches répétitives, qu’elles soient physiques ou mentales.
L’informatisation entraîne donc dans les entreprises une automatisation des tâches répétitives : l’informatique met à leur service la puissance de calcul de ses processeurs, la fidélité de ses mémoires, l’ingéniosité de ses algorithmes, le débit de ses réseaux. Reste alors à faire par le cerveau humain ce qui n’est ni répétitif, ni prévisible : comprendre ce qu’a voulu dire un interlocuteur, réagir devant un imprévu, prendre des initiatives, être créatif, etc.
L’ordinateur et le cerveau humain s’entrelacent ainsi dans l’action : les programmes de l’automate sont une « intelligence à effet différé » qui a été mise en conserve, tandis que l’« intelligence à effet immédiat » du cerveau humain s’appuie dans l’action sur la puissance de l’ordinateur et les ressources documentaires auxquelles il donne accès.
Quand tout ce qui est répétitif est automatisé, le cerveau-d’œuvre agit sur la membrane qui assure, comme celle d’une cellule vivante, la relation de l’entreprise avec le monde extérieur : il assure la conception des produits nouveaux, l’ingénierie de la production, la relation avec les clients, etc. Ces activités supposent certes des compétences techniques mais elles demandent aussi un élargissement de l’exercice de la raison, analogue à celui que la vision périphérique apporte à la vue.
Contrairement à la main-d’œuvre, qui travaillait en symbiose avec la machine et à qui l’entreprise demandait d’exécuter des gestes machinaux de façon répétitive, l’action productive du cerveau-d’ œuvre exige désormais l’intelligence du cerveau humain. L’entreprise informatisée attend que l’individu soit capable d’initiative : elle lui délègue des responsabilités et doit donc lui déléguer aussi une légitimité, c’est-à-dire le droit à la parole, le droit à l’écoute et le droit à l’erreur auparavant réservés aux dirigeants.
Dans la phase présente de transition cette dernière exigence est cependant souvent refusée. L’organisation de la main-d’œuvre reste alors plaquée sur le cerveau-d’oeuvre au rebours de l’efficacité et la frontière entre l’automatisation et l’action humaine est mal placée : dans des entreprises immatures, certaines tâches répétitives ne sont pas automatisées et on programme l’action des humains comme s’ils étaient des ordinateurs.
Nous nommons « iconomie12 » la représentation, ou modèle, d’une économie informatisée parvenue par hypothèse à la maturité. Ce modèle met en évidence les conditions nécessaires de l’efficacité dans le système technique contemporain : cela permet de poser un diagnostic sur la situation présente et de proposer une orientation pour sortir de la transition.
La synergie des cerveaux-d’oeuvre
L’entreprise organise une action collective. Comment faire pour éviter que l’action des individus à qui l’entreprise demande initiative, créativité et responsabilité, ne soit qu’un activisme stérile, l’initiative de l’un détruisant les effets de l’initiative d’un autre ?
L’alliance de l’individu à l’ordinateur propose une cohérence : celle de la ressource informatique de l’entreprise, de son « système d’information ». Mais une telle cohérence ne suffit pas car elle n’interdit pas la divergence des intentions, des orientations et des actions.
La synergie des actions individuelles ne peut s’obtenir que par une orientation commune des intentions, or construire un système d’information donne l’occasion de faire émerger dans les individus la conscience d’une orientation partagée.
Seule la réponse à la question « que voulons-nous faire ? » permet en effet de trouver un chemin dans l’arborescence des choix possibles et elle en soulève une autre, plus profonde : « que voulons-nous être ? ».
Un « réalisme » qui ignore les exigences pragmatiques de l’action collective refusera ces questions qu’il juge métaphysiques – et il est vrai qu'elles le sont, puisqu’elles conduisent à expliciter des valeurs. L’informatisation éclaire en effet le processus de production en fournissant des indicateurs : qualité du produit, coût et délai de la production, satisfaction des clients, etc. Cela incite l’entreprise à adopter pour principe de son action « produire efficacement des choses utiles », ce qui révèle sa mission fondamentale : assurer l’interface entre la nature et le bien-être matériel de la société.
On a pu prétendre que sa mission était de « créer de la valeur pour les actionnaires13 », mais la capitalisation boursière est trop volatile pour pouvoir servir de boussole. Des économistes disent qu’elle est de « maximiser le profit », mais si le profit est nécessaire à la pérennité de l’entreprise un entrepreneur doit tenir compte de bien d’autres priorités. Certains pensent que la mission est de « créer des emplois », comme si l’entreprise était une garderie de salariés : mais faire en sorte que le système productif assure le plein emploi de la force de travail, c’est la mission d’un État et non d’une entreprise.
Prise au sérieux, « produire efficacement des choses utiles » implique un respect de l’environnement dont la dégradation est une « désutilité », un respect aussi des compétences des salariés. La « responsabilité sociale et environnementale » est donc pour l’entreprise une contrainte, non une mission. Il se peut que certains de ceux qui font la promotion de la RSE souhaitent détourner l’entreprise de l’action productive pour lui donner une mission purement sociale, mais alors qui produira ?
La mission se décline de façon différente selon l’activité considérée, chacune ayant ses techniques, son ingénierie, ses concepts et, plus profondément, sa culture : la mission d’un transporteur aérien n’est donc pas la même que celle d’un opérateur télécoms, d’un constructeur automobile, d’un négociant en produits alimentaires, etc. Les diverses déclinaisons de la mission ont des relations subtiles : l’art de la navigation n’est pas le même que celui de la construction navale, pourtant ils doivent dialoguer.
La formation professionnelle et technique des spécialistes est nécessaire, mais elle ne suffit pas pour assurer leur adhésion collective à la mission de l’entreprise car les spécialités tendent à former chacune un petit monde rationnel et sociologique séparé des autres. Pour que les spécialistes puissent partager la relation de l’entreprise avec la nature et avec ses clients, il faut que sa mission soit exprimée sous une forme qui lui subordonne les spécialités en tirant parti de la puissance suggestive du langage : pour partager une intuition et une perspective, des récits, symboles et images seront plus efficaces qu’un discours strictement rationnel.
Conséquences économiques
Le modèle de l’équilibre général, qui sert de référence à la science économique, implique que chaque marché obéisse au régime de la concurrence parfaite, que le prix soit égal au coût marginal et que le rendement d’échelle soit décroissant, le coût de production d’une unité supplémentaire du produit coûtant à l’entreprise plus que celui de la précédente. Ce modèle a pu convenir pour représenter schématiquement l’économie mécanisée.
L’automatisation des tâches répétitives introduit cependant un rendement d’échelle croissant car l’essentiel du coût de production réside dans l’investissement réalisé avant de produire (conception du produit, ingénierie de la production, programmation de l’automate, dimensionnement des services, etc.).
Si l’on suppose par exemple que le coût de production se réduit à celui de cet investissement, le coût marginal est nul alors que le coût moyen ne l’est pas : la règle « le prix doit être égal au coût marginal » ne peut donc plus s’appliquer. La théorie de l’équilibre général fait alors naufrage comme l’a prévu John Hicks :
« Je crois qu’il n’est possible de sauver quelque chose du naufrage de la plus grande part de la théorie de l’équilibre général que si l’on peut postuler que le régime des marchés auxquels la plupart des entreprises sont confrontées est celui de la concurrence parfaite et si on peut supposer que le pourcentage de l’écart entre les prix et les coûts marginaux n’est ni important, ni variable14 » (John Hicks, Value and Capital, Oxford University Press, 1939, p. 84).
Le marché ne pouvant donc pas dans l’économie informatisée obéir au régime de la concurrence parfaite, son régime sera soit le monopole, soit la concurrence monopolistique qui s’établit lorsque, comme c’est le plus souvent le cas, le produit peut être différencié en variétés dont les attributs qualitatifs répondent à un segment des besoins (Robinson, Chamberlain15).
La concurrence monopolistique supplante alors la concurrence parfaite comme régime de référence. Sous ce régime l’entreprise doit s’efforcer de conquérir par l’innovation un monopole sur un segment des besoins. Ce monopole sera cependant temporaire parce que des concurrents viendront le contester en innovant eux aussi pour empiéter sur ce segment.
C’est ainsi que l’iPhone, innovation qui a procuré à Apple en 2007 le monopole du téléphone à écran tactile, est aujourd’hui concurrencé par les smartphones de Samsung, Xiaomi, Oppo, Huawei, etc. C’est ainsi aussi que dans le e-commerce Amazon est aujourd’hui concurrencée par Alibaba, Jumia, etc.
L’adage « the winner takes all » est donc contredit par les faits : si dans l’économie informatisée la stratégie de l’entreprise est de conquérir un monopole, c’est en sachant qu’il sera temporaire et donc en se préparant à le renouveler par une innovation.
Conséquences dans la pensée
L’informatisation a sur la pensée des effets que chacun peut constater : la ressource documentaire propose à tous, dans l’espace virtuel, une image du monde accessible sans délai ; les publications ont été multipliées, pour le meilleur et pour le pire, par les blogs et les réseaux sociaux ; les moteurs de recherche aident à trouver informations, documents et références ; Wikipédia rivalise avec les meilleures encyclopédies ; la messagerie, le SMS, la télé-conférence ont ouvert des canaux à la communication et au travail collectif, etc.
D’autres effets sont moins visibles mais plus profonds. L’informatique pose en effet aux chercheurs des problèmes inédits comme celui-ci :
« Plusieurs mathématiciens sérieux ont tenter d’analyser rigoureusement une suite de calculs en virgule flottante, mais ils ont découvert de telles difficultés qu’ils ont tenté de se contenter d’arguments de vraisemblance16 » (Donald E. Knuth, The Art of Computer programming, Addison Wesley, 1998, vol. 2 p. 229.
Essentiellement pratique, elle encourage un pragmatisme familier aux Américains mais dont on trouve peu d’exemples chez les penseurs européens :
« En mathématiques nous avons habituellement affaire à des descriptions déclaratives (qu’est-ce que c’est), tandis qu’en informatique nous avons affaire à des descriptions impératives (comment faire)17 » (Harold Abelson et Gerald Jay Sussman, Structure and Interpretation of Computer Programs, MIT Press, 2001, p. 22).
L’alliage du cerveau et de l’automate nécessite enfin, pour chaque type d’activité, une réflexion sur-mesure afin de distinguer ce qu’il convient d’automatiser et ce qu’il vaut mieux confier au cerveau humain.
La puissance qui permet aux ordinateurs de réaliser très rapidement de nombreux calculs fascine, à tel point que l’on peut être tenté de donner l’ordinateur comme modèle au comportement humain, tout comme on le fit naguère avec la machine.
Les qualités de la machine ont en effet impressionné dès le XIXe siècle : puissante, précise, obéissante, infatigable, insensible, impitoyable, elle a servi d’exemple à l’« homme nouveau » que des régimes politiques ont tenté de faire naître : le « новый советский человек » de l’URSS et ceux dont les mots d’ordre étaient « Credere, Obbedire, Combattere » ou « Führer befiehl, wir folgen Dir ».
Le prestige de la mécanique a incité des penseurs à adopter une approche déterministe en histoire, sociologie, psychologie, économie, etc. Émile Durkheim a voulu « considérer les faits sociaux comme des choses », les marxistes ont conçu l’histoire comme une machine, Michel Foucault a analysé la mécanique des pouvoirs, les économistes voient dans « le marché » un mécanisme, etc. Jean Tirole a enrichi le modèle de l’équilibre général en considérant les « dissymétries d’information18 » : chacun agit, dit-il, en obéissant mécaniquement à des incitations19, celui qui dirige une entreprise est incité par les actionnaires à agir dans leur intérêt.
Le déterminisme est encore présent chez les intellectuels même si l’influence de Bergson, qui l’a critiqué, semble revenir après une longue éclipse. Mais il bute sur des énigmes car il ne peut expliquer ou décrire ni le fonctionnement d’une entreprise, ni la façon dont un entrepreneur décide et agit, ni le comportement des animateurs, personnes fidèles à la mission sans lesquelles toute institution s’effondrerait.
Ainsi on constate l’existence des entreprises20, celle aussi des entrepreneurs, mais pour pouvoir décrire et expliquer ce que font ces êtres énigmatiques il faut les concevoir comme des organismes vivants dont l’action dépend d’un réseau d’organes, obéit à des intentions et exprime une personnalité.
L’informatisation d’une entreprise, la conception de son « système d’information », nécessitent cette approche organique. Tandis que l’entreprise exprime sa personnalité en répondant aux questions « que voulons-nous faire ? » et « que voulons-nous être ? », la conception doit tenir compte du comportement prévisible des utilisateurs et anticiper la survenue d’événements imprévisibles.
Plusieurs degrés de l’existence se proposent ainsi à la réflexion21 :
– celle d’un être qui existe réellement et de fait hic et nunc, dont l’existence n’a pas d’autre condition qu’elle-même22 ;
– celle d’une communication, soumise à une série de conditions nécessaires et qui sera rompue si l’une d’elles cesse d’être respectée ;
– celle d’un système, qui dépend de l’existence de plusieurs éléments reliés par un réseau de communications ;
– celle enfin d’un organisme vivant, dont les organes sont comme les éléments d’un système mais qui est en outre porteur d’une volonté d’agir, et dont l’action vise à modifier la situation dans laquelle il se trouve.
Des informaticiens ont conçu le « modèle en couches23 » qui permet de penser l’existence d’une communication. Des ingénieurs ont conçu la « systémique » qui permet de penser celle d’un système.
Cependant la complexité de la réalité concrète d’un organisme outrepasse toute description. Il est en outre plongé dans le monde lui aussi complexe avec lequel il est en relation. Pour pouvoir le penser dans sa vie et son action il ne suffit donc pas de posséder le schéma conceptuel de son réseau d’organes, ainsi que du monde qu’il rencontre : il faut savoir dépasser cette rationalité par une intuition orientée par la volonté et qui, comme la vision périphérique de l’œil, alerte lorsque de nouvelles possibilités, de nouveaux dangers exigent une modification du schéma conceptuel. Cette « pensée raisonnable », qui englobe et outrepasse la pensée rationnelle, est celle des entrepreneurs et des animateurs : « je pense d’abord avec mes tripes », disent les entrepreneurs.
On comprend alors pourquoi l’entreprise, l’entrepreneur et l’animateur présentent aujourd’hui autant d’énigmes aux penseurs : l’action de ces êtres échappe aux prises d’une pensée qui s’est soumise au schéma rationnel de la mécanique et qui, chez les intellectuels et les dirigeants qui se conforment à la mode dominante, s’accompagne d’une ignorance satisfaite et méprisante de la technique.
La pensée de Simondon est ici éclairante et nécessaire :
« Au-dessus de la communauté sociale de travail, au delà de la relation interindividuelle qui n'est pas supportée par une activité opératoire, s'institue un univers mental et pratique de la technicité dans lequel les êtres humains communiquent à travers ce qu'ils inventent. L'objet technique pris selon son essence, c'est-à-dire en tant qu'il a été inventé, pensé et voulu, assumé par un sujet humain, devient le support et le symbole de cette relation transindividuelle » (Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958, p. 335).
Conséquences sociologiques
Le phénomène de l’informatisation s’impose à la pensée pragmatique, attentive aux conditions de l’action dans une situation historique particulière. Il contrarie cependant des sociologies : celle des pouvoirs et légitimités dans les entreprises et la politique, celle de la notoriété chez les intellectuels.
La plupart des membres de la classe dirigeante française ne voient que la superficie de l’informatisation. Ils ignorent tout de sa démarche intellectuelle comme de son ingénierie et les personnes compétentes, sans lesquelles une entreprise ne pourrait pas fonctionner, sont fermement maintenues dans une position subordonnée par l’organisation hiérarchique.
Ayant en mars 2010 entendu prononcer le mot « informatisation » Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État chargée de la prospective et du développement numérique, s’est exclamée « le mot informatisation est ringard, le mot informatique me fait marrer. Ce qui compte, c’est les réseaux sociaux, le cloud, les mobiles... ».
Parmi les intellectuels aussi l’informatisation est méconnue. Le président de la République a demandé à deux économistes célèbres, Jean Tirole et Olivier Blanchard, de « présider une commission chargée de se pencher sur les questions structurelles ». Ils lui ont remis un rapport intitulé « Les grands défis économiques24 ».
Ces « grands défis » sont selon eux « le changement climatique, les inégalités et le défi démographique ». Répondre au changement climatique est une contrainte impérative, promouvoir l’équité est une obligation morale, équilibrer le régime des retraites est une nécessité. Ce sont certes des questions importantes.
Mais l’action productive, la qualité des produits, la relation avec les clients, s’appuient désormais sur une ressource informatique qui détermine les conditions pratiques de l’action, y compris de celle qui est nécessaire pour répondre à ces « grands défis ».
Les économistes français, dont Blanchard et Tirole sont d’éminents représentants, ne veulent connaître que quelques unes des conséquences de l’informatisation : les marchés bifaces, l’économie des plateformes, les questions que soulève la propriété des données, les effets de la robotisation sur l’emploi, etc. Ils ne veulent pas voir ses conséquences économiques les plus fondamentales : l’automatisation des tâches répétitives, le rendement d’échelle croissant, la concurrence monopolistique ; l’émergence du cerveau-d’œuvre et ses exigences pour l’organisation ; la violence et le risque extrême enfin, car l’économie informatisée, étant hyper-capitalistique, suscite une prédation25.
Il existe bien sûr d’honorables exceptions parmi les dirigeants et les intellectuels. Considérées cependant dans leur ensemble et comme une masse, ces classes sociales passent à côté de l’essentiel : elles veulent continuer à ignorer les conditions pratiques de l’action et les exigences de la stratégie dans la situation historique que l’informatisation fait émerger depuis un demi-siècle.
Or si l’on néglige et ignore ces conditions pratiques il sera impossible de répondre au changement climatique, aux inégalités, au défi démographique, et on ne pourra pas non plus atteindre le plein emploi de la force de travail ni la satisfaction des besoins de la population.
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1 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Galllimard, coll. de la Pléiade, 1978.
2 Olivier Marchand et Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, INSEE 1991.
3 Jaegwon Kim, Trois essais sur l’émergence, Ithaque, 2006.
4 Pavel A. Pezner, « Educating biologists in the 21st century: bioinformatics scientists versus bioinformatics technicians », Bioinformatics, 22 septembre 2004.
5 Michel Volle, iconomie, Economica, 2014, p. 32.
6 Michel Volle, Analyse des données, Economica, 1994.
7 Charles Sanders Peirce, Pragmatisme et pragmaticisme, Cerf, 2002.
8 Louis Couffignal, « Science et technique de l’information, essai méthodologique », Structure et évolution des techniques, 1954-1955.
9 « The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought and process data in a way not approached by the information-handling machines we know today. »
10 « The strongest chess player today is neither a human, nor a computer, but a human team using computers. »
11 Il se peut cependant que l’exécution d’un programme donne un résultat imprévu.
12 Michel Volle, iconomie, Economica, 2014.
13 Milton Friedman, Capitalism and Freedom, University of Chicago Press, 1962.
14 « It is, I believe, only possible to save anything from the wreckage of the greater part of the general equilibrium theory if we can assume that the markets confronting most of the firms do not differ greatly from perfectly competitive markets and if we can suppose that the percentages by which prices exceed marginal costs are neither very large nor very variable. »
15 Joan Robinson, The Economics of Imperfect Competition, 1933. ; Edward Chamberlain, Theory of Monopolistic Competition, 1933.
16 « Many serious mathematicians have attempted to analyze a sequence of floating point operations rigorously, but have found the task so formidable that they have tried to be content with plausibility arguments instead. »
17 « In mathematics we are usually concerned with declarative (what is) descriptions, whereas in computer science we are usually concerned with imperative (how to) descriptions. »
18 Jean Tirole, The Theory of Industrial Organization, MIT Press, 1988.
19 Jean Tirole, Économie du bien commmun, PUF, 2016.
20 B. Segrestin, B. Roger et S. Vernac, L’entreprise, point aveugle du savoir, Éditions sciences humaines, 2014.
21 Michel Volle, « Voyage dans le monde de la pensée », 24 octobre 2021.
22 Étienne Gilson, L’être et l’essence, Vrin, 1948.
23 Andrew Tanenbaum, Operating Systems: Design and Implementation, 1987.
24 Olivier Blanchard et Jean Tirole, Les grands défis économiques, rapport au président de la République, juin 2021.
25 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.
Un texte très englobant de toute ta pensée... Bravo.
RépondreSupprimerUn tout petit point de détail : l'ordinateur quantique en tant que machine universelle qui remplacerait l'ordinateur actuel est en effet très loin dans le futur et ne verra probablement même jamais le jour. Les machines quantiques (que sont en réalité ces ordinateurs) sont en revanche adaptées pour résoudre (de façon analogique pour le coup) des problèmes particuliers pour lesquels elles seront, très probablement dans un futur proche, beaucoup plus efficace que les ordinateurs actuels. C'est en tout cas le pari à court terme que font tous les gens et/ou États qui y consacrent des sommes énormes.
Mais je ne vois pas ce qu'elles viennent faire dans un § censé illustrer le désarroi de nos contemporains ni en quoi leur existence illustrerait "le refus de connaître les possibilités et les dangers que comporte la situation présente".
C'est uniquement le discours médiatique à leur propos (et à propos de l'IA de la même façon) qui, en déformant leurs propriétés et en leur conférant un pouvoir "magique", empêche en effet de connaître et de comprendre les possibilités et les dangers du nouveau "système technique contemporain".
Mais je trouve que ta rédaction impute à des problèmes de vocabulaire ce qui est une mauvaise compréhension (par certaines élites comme par beaucoup de média) de réalités techniques qui par ailleurs existent réellement mais ne feront simplement pas dans le futur ce que ces média prophétisent.
Parmi ceux qui disent attendre monts et merveilles de l’ordinateur quantique, combien se sont donné la peine de comprendre de quoi il s’agit ?
SupprimerSe créer des chimères détourne de l’action qu’exige la situation présente : tandis que l’on rêve, on néglige la qualité des systèmes d’information.