mardi 28 décembre 2021

L'aveuglement de la corporation des économistes

L'Opinion du 28 décembre a publié un entretien avec Jean-Hervé Lorenzi, fondateur et président honoraire du Cercle des économistes, président des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence.

Cet entretien contient un paragraphe qui représente bien l'opinion de la majorité des économistes sur l'informatisation :

« Vous parlez des gains de productivité. En 1987, Robert Solow écrivait qu’"on peut voir les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité". Et c’est toujours le cas…

« Tout à fait. C’est parce que la révolution numérique n’a pas encore véritablement eu lieu, contrairement à la santé dont les progrès incroyables ont un impact direct sur l’allongement de la durée de vie, ou l’astrophysique qui va permettre la conquête de nouveaux territoires pour le siècle à venir. Schumpeter a très bien décrit le fait que les révolutions industrielles sont toujours un moment particulier où une série d’innovations se renforcent les unes les autres pour créer un nouveau système technique, qui lui-même engendre un nouveau système de consommation avec la création de nouveaux objets. Exemple typique : l’électricité. En quoi les plateformes du numérique ont-elles produit des objets nouveaux ? Le numérique a apporté de grands changements dans l’organisation entre producteur et consommateur, mais rien de plus. Il n’a pas produit de biens fondamentalement nouveaux. Cela ne veut pas dire que cette révolution n’arrivera pas un jour, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. »

*     *

Selon Lorenzi les micro-ordinateurs, tablettes, smartphones, l'Internet et les robots ne seraient donc pas des « produits nouveaux » ; les produits que l'informatisation a transformés (automobiles, avions, équipements ménagers, etc.) n'auraient eux aussi rien de nouveau ; la bioinformatique n'aurait pas transformé la biologie ; la finance n'aurait pas été informatisée, pour le meilleur et pour le pire, etc.

Ces économistes-là sont donc aveugles devant la situation présente de l'économie et de la société. Ils n'en voient ni les possibilités, ni les dangers, mais les politiques les considèrent comme des experts et ils sont écoutés (voir « La trahison des clercs »).

Cela a des conséquences : il n'est pas surprenant que la France se trouve à la traîne devant le phénomène de l'informatisation, que ses dirigeants tardent à s'en forger une intuition.

samedi 25 décembre 2021

Tradition, raison, science, imaginaire et délire

L’exercice de la pensée a connu plusieurs étapes, séparées par des transitions qui ont changé sa nature : la pensée a été d’abord et longtemps traditionnelle, puis les Grecs ont inventé la raison, ensuite la science expérimentale a été inventée à la Renaissance, l’imaginaire enfin a été cultivé par la littérature et le spectacle.

Tradition, raison, science et imaginaire : ces quatre formes de la pensée se conjuguent pour interagir dans la société, les institutions et les entreprises.

Notre époque voit cependant émerger une pensée qui, s’appuyant exclusivement sur l’imaginaire, se détourne de la tradition, de la raison et de la science. Ce fait n’a semble-t-il aucun précédent dans l’histoire. Il inaugure une évolution périlleuse pour la vie intellectuelle et pour la vie en société.

La relation entre la pensée et l’action

Notre perception plaque sur le monde réel une grille conceptuelle, ou comme disent certains informaticiens une « ontologie », qui délimite ce que nous voyons et, en complément, ce que nous ne voyons pas et qui se trouve dans la tache aveugle de notre perception.

Nous ne voyons pas la même chose lorsque nous conduisons un voiture ou lorsque nous lisons un livre : nous disposons donc de diverses ontologies, répondant chacune à un type d’action.

Chaque entreprise, être collectif voué à l’action productive, définit son ontologie en choisissant les faits qu’elle va observer ainsi que les données que l’observation va lui procurer : elle construit ainsi le « référentiel » de son système d’information. La qualité de ce référentiel s’évalue en termes de cohérence, condition nécessaire car une pensée qui se contredit elle-même est stérile1, et surtout en termes de pertinence : les données que l’observation sélectionne doivent être celles qui éclairent l’action de l’entreprise.

Le monde de la tradition

Le monde de la tradition est celui des habitudes, convictions et croyances acquises par l’éducation et transmises aux enfants, avec le langage, par leurs parents, l’école et les camarades. Chaque tradition a une origine dont la conscience s’est estompée, faisant place à une habitude. La tradition résiste donc à l’évolution, et si elle évolue malgré cette résistance c’est (sauf catastrophe) très lentement : elle ne change pas d’un jour à l’autre.

jeudi 16 décembre 2021

Kolmogorov, Mathématiques, Les Éditions du Bec de l’Aigle, 2020

André Cabannes a traduit du russe ces trois gros volumes. Ils présentent les mathématiques sous un jour inhabituel pour des Français : les Russes n’ont pas été soumis au carcan de Bourbaki et cela ne les a pas rendus moins savants, au contraire.

À ceux qui ont subi tant de cours rendus méthodiquement incompréhensibles par une « rigueur » qui cultivait l’abstraction la plus raide, l’école russe de mathématiques, ancrée dans la physique et la pratique des ingénieurs, apporte un point de vue libérateur.

L’ouvrage rassemble les contributions de divers auteurs. Chacun a son style et insiste sur ce qui lui semble le plus intéressant, comme le fait le guide qui vous fait découvrir une ville. Ils nous invitent à explorer divers « pays » du continent des mathématiques, a acquérir l’intuition qui permet d’y trouver ses repères, à « réfléchir par soi-même » au lieu de se contenter d’assimiler les résultats qu’ont accumulés des savants.

On comprend alors que les mathématiques sont une démarche avec tout ce que cela implique : il s’agit de construire la maison, non de se contenter de l’habiter.

On croit généralement la recherche réservée aux Chercheurs, aux Savants, et ceux qui savent se moquent du débutant qui retrouve tout seul un « résultat bien connu ». Ils ont tort car il n’est pas indispensable d’être sur le front de taille historique de la connaissance pour être un chercheur authentique, fût-il tout petit : il s’agit seulement de se poser une question qui dépasse les moyens dont on dispose, et de construire ces moyens pour obtenir une réponse. On peut rencontrer un authentique chercheur parmi des lycéens : Grothendieck en était déjà un lorsqu’il a redécouvert la formule de Héron d’Alexandrie.

Explorer des « pays différents » – les fonctions analytiques, le calcul des probabilités, la topologie, etc. – ne suffit pas à combler l’intuition du penseur qui sait, ou devine, que ces « pays » sont reliés par des échanges : la recherche la plus profonde, la plus exigeante aussi, est celle qui, mettant à jour la solidarité entre des univers logiques a priori séparés, fait apparaître qu’ils peuvent s’enrichir par une fécondation mutuelle.

Cependant cette recherche ne peut être menée à bien que si l’on connaît les « pays » qu’il s’agit de mettre en relation, que si on les a suffisamment pratiqués pour avoir une intuition exacte de leur contenu. L’enseignement qui présente par exemple les structures algébriques sans que l’on puisse savoir d’où elles viennent, ni pourquoi elles ont été retenues parmi toutes les formes a priori possibles, ignore que l’effort d’abstraction dont elles résultent s’enracinait dans une connaissance familière des êtres dont elles érigent le type.

Le travail animé par Kolmogorov invite le lecteur à acquérir cette connaissance familière. Les divers domaines des mathématiques sont présentés en partageant l’intuition de leurs premiers explorateurs, celle aussi des chercheurs qui en approfondissent encore aujourd’hui l’exploration. Cela encourage le lecteur a pratiquer lui-même la démarche du mathématicien créateur.