samedi 30 décembre 2023

Robert Mazur, The Infiltrator, Little Brown, 2009.

English version

Robert Mazur était dans les années 80 un agent des douanes américaines. Il a infiltré les cartels de la drogue et les banques qui les aident à blanchir leurs profits : les informations qu’il a recueillies ont ainsi amorcé les démarches qui conduiront en 1991 à la liquidation de la BCCI.

Sous le nom de Bob Musella il a tendu aux cartels le pot de miel d'un service de blanchiment efficace. Il est arrivé ainsi à s’attirer la confiance de criminels qui sont venus en foule lorsqu’il les a invités en 1988 à son « mariage », mariage factice qui fut l’occasion de nombreuses arrestations.

Le travail d’un agent infiltré est des plus périlleux. Pour faire croire aux mafieux qu’il est l’un des leurs, il doit se fabriquer une fausse identité, une fausse richesse, de fausses activités criminelles. À tout instant il risque d’être démasqué et tué.

Le livre décrit son aventure et apporte deux leçons que je crois utile de commenter.

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La première est d’ordre psychologique.

Bob Musella a eu avec les mafieux des conversations lors desquelles ils lui ont confié leurs soucis. Il il a été invité chez eux et a fait la connaissance de leur famille. Cette relation, devenue très personnelle, est aussi parfois devenue amicale.

Il lui fallait donc vivre deux vies différentes : celle d’un agent infiltré qui enregistre toutes les conversations avec ses cibles, se faufilant parmi elles pour accumuler les indices et les preuves dont il nourrit ses rapports ; et celle d’un être humain en relation avec d’autres humains qui lui font confiance.

Son travail conduisait cependant à l’arrestation des criminels, la saisie de leurs biens, la dislocation de leur famille. Lorsqu’il s’agissait de ceux qu’il avait fini par apprécier malgré tout il souffrait, il pleurait et pendant quelque temps il ne savait plus où il en était, payant ainsi la duplicité de sa double vie.

Seuls ceux qui n’ont qu’une expérience limitée peuvent croire qu’il est possible pour un espion d’accomplir sa mission en gardant une froide distance affective avec chacune des personnes, ses cibles, qu’il côtoie familièrement et trahit.

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La deuxième leçon est d’ordre sociologique.

Robert Mazur voulait remonter le plus haut possible dans la hiérarchie du crime, démasquer son organisation et, finalement, donner aux douanes les moyens de la détruire. Cette action était certes fondamentalement fidèle à la mission des douanes, mais non aux règles et comportements qui s’étaient inscrits dans leur organisation.

Dans les douanes il fallait saisir beaucoup de kilos de drogue pour pouvoir grimper l’échelle de la carrière. Ceux qui avaient cette ambition simple, mais jugée suffisante, jalousaient, méprisaient et haïssaient de tout leur cœur l’homme qui s’était faufilé dans les cartels au risque de sa vie, et dans lequel ils ne voyaient qu'un intriguant. Ils craignaient aussi que ses investigations ne révèlent des complicités dans les rangs de la douane ou, pire encore, chez des dirigeants politiques.

Pour sa hiérarchie, Mazur allait beaucoup trop loin.

Comment résister d'ailleurs, lorsque ses rapports avaient annoncé un prochain arrivage de drogue, à la tentation d’acquérir gloire et avancement en faisant une grosse saisie, quitte à mettre la vie de l’infiltré en danger car lui seul avait pu donner cette information ? Il n’est pas impossible aussi que certains de ses supérieurs hiérarchiques aient obscurément souhaité d’être ainsi débarrassés de lui.

L’expérience peut confronter chacun à une situation de ce genre. Souvent l’organisation d’une institution, d'une entreprise, s’appuie sur une définition appauvrie de sa mission : le formalisme de la hiérarchie et des procédures suffit, croit-on alors, à garantir la qualité des décisions et l’efficacité de l’action.

Celui qui par contre adhère à la mission et veut la servir de façon authentique osera, s’il le faut, s’affranchir de ce formalisme superficiel. Il s’attirera comme Mazur quelques sympathies mais prendra le risque d’être considéré par ses chefs comme quelqu’un qui « fait des histoires », s'attirant ainsi la haine qui se manifestera par des invectives, des bâtons dans les roues, des mesquineries budgétaires ou pire encore.

samedi 18 novembre 2023

Le système d'information

Introduction

Quelle est la place du système d’information dans l’informatique ? Quelle est celle de l’architecte du système d’information parmi les informaticiens ? Comment sa spécialité s’articule-t-elle avec les autres spécialités de l’informatique ?

Beaucoup d’experts de l’informatique estiment que seuls sont vraiment des informaticiens les spécialistes des microprocesseurs, du logiciel, du réseau. Ils reconnaissent aussi la qualité d’informaticien aux ingénieurs système, réseau et sécurité ainsi qu’à ceux qui informatisent des machines : automobiles, avions, etc. Mais ceux qui s’occupent des « applications métier » d’une entreprise sont-ils des informaticiens ? Ils en doutent.

Informatiser une entreprise n’est pas la même chose qu’informatiser une machine. Concevoir l’« informatique embarquée » dans la machine est une affaire de physique et de logique qui se traite entre des ingénieurs et selon leurs méthodes. L’entreprise, par contre, n’est pas seulement un être physique et logique : comme elle rassemble des êtres humains pour organiser une action collective, c’est aussi un être psychosociologique.

Les pouvoirs que l’organisation définit sont ainsi tentés de rivaliser, des procédures conçues de façon raisonnable se rigidifient au point que leur raison d’être est oubliée. Il en résulte des illogismes qui tracassent les esprits et sont à l’origine du stress dont on a de nombreux témoignages.

Les informaticiens « purs » acceptent donc l’hybridation de l’informatique et de la machine dans l’informatique embarquée, mais non l’hybridation de l’informatique et de l’entreprise dans le système d’information : la nature psychosociologique de l’entreprise leur répugne comme si elle était salissante, et réciproquement la nature physique et logique de l’informatique répugne bien souvent aux dirigeants de l’entreprise.

Leur approche des systèmes d'information est très superficielle. Il pestent contre les défauts de l'interface que SNCF Connect offre à ses utilisateurs, ils admirent la qualité de celle d'Amazon, mais ils ne se soucient pas de connaître les principes dont le respect a permis la réussite d'Amazon, dont l'ignorance a fait capoter la SNCF.

Ces principes sont il est vrai méconnus par beaucoup d'entreprises. Jean-Pierre Meinadier, grand expert et auteur du Métier d’intégration de systèmes (Hermes 2002), a travaillé sur l’informatisation des produits et processus industriels. Invité à participer à la conception d’un système d’information, il a demandé « qui est le responsable ? ». Or cette responsabilité était l’enjeu d’un conflit de territoire entre des directeurs : sa question ayant été jugée insupportable, il a été éjecté du projet (mais comment un projet dont personne n’est responsable pourrait-il aboutir ?)

Un savoir-faire spécial est donc nécessaire pour assumer l’hybridation de l’informatique et de l’organisation de l’entreprise, assurer la coopération des spécialités et contenir la tendance centrifuge qui pousse chaque métier à s’isoler dans un « silo » protecteur, détruisant ainsi une part essentielle de l’apport du système d’information.

Il faut aussi anticiper le comportement des agents et clients de l’entreprise car un processus imprudemment conçu peut susciter des comportements pervers qui altèrent la qualité de ses produits. Des évolutions imprévues de ce comportement peuvent provoquer une baisse insupportable de la performance : il arrive que le dimensionnement des bases de données, la puissance des processeurs, le débit des réseaux, la pertinence des algorithmes soient débordés par le volume des données et la fréquence des transactions.

L’architecte du système d’information doit donc savoir « sentir » intuitivement les comportements des personnes et la situation de l’entreprise. Son métier exige, outre des compétences en informatique, une sensibilité et un flair qui ne s’acquièrent qu’avec l’expérience.

C’est que le système d’information doit assurer la symbiose de l’automate et du cerveau humain qui constitue le « cerveau d’œuvre », ainsi que la synergie de ces cerveaux d’œuvre. Or si l’automate sait effectuer très vite des calculs volumineux, seul le cerveau humain sait interpréter des situations nouvelles, « deviner ce qu’une personne a voulu dire » et orienter son action selon les valeurs qui l’animent. L’IA générative a fait apparaître, avec la force de l’évidence, la subtilité de cette collaboration et certains des écueils qu’elle peut rencontrer.

Nombre de projets échouent ou n’arrivent à terme que grâce à un dépassement important du budget et des délais (ils sont souvent multipliés par trois). Si des réussites existent (Amazon, Décathlon, Dassault Systèmes), les interfaces que certaines entreprises présentent sur le Web à leurs utilisateurs révèlent les défauts de leur système d’information (Orange, SNCF).

Les entreprises sont tentées d’informatiser tous les détails d’un processus : il en résulte des projets énormes dont la réalisation demande des années et dont le résultat sera rarement satisfaisant. Elles sont aussi tentées de programmer l’action des humains comme s’ils étaient des automates, leur refusant toute initiative.

La coopération de l’humain et de l’automate suppose de n’informatiser que le gros du travail répétitif, laissant aux humains le traitement des cas particuliers les plus complexes. Le programme sera alors moins compliqué, il se produira moins d’incidents et la maintenance sera moins coûteuse.

Mettre en œuvre cette coopération implique de surmonter des problèmes techniques auxquels répond l’art de l’ingénieur, et aussi des problèmes sociologiques et psychologiques qui s’entrelacent avec la technique. C’est complexe mais l’architecture des systèmes d’information possède, comme le métier des armes, des principes qui aident l'architecte à trouver sa démarche.

Les « méthodes agiles » ont ainsi aidé à découper les grands projets en « lots exploitables » de taille moindre dont la mise en œuvre procure une expérience qui permet d’ajuster la réalisation. Cependant l’« agilité » ne saurait à elle seule résoudre tous les problèmes... 

vendredi 22 septembre 2023

ChatGPT : quelle relation entre la pensée et l’informatique ?

(Ce texte a été publié le 21 septembre 2023 dans Variances, revue des anciens élèves de l’ENSAE.)

L’arrivée de l’intelligence artificielle générative stupéfie l’opinion1.

Ce type de phénomène se produit souvent lorsque l’informatique franchit une étape : une nouveauté surgit (micro-ordinateur, traitement de texte, tableur, messagerie, Web, smartphone, etc.), elle stupéfie d’abord puis, après un délai, on aura appris à en tirer partie, on s’y habitue et elle se trouve finalement classée parmi les banalités.

Tandis que l’informatisation transforme progressivement la vie quotidienne, l’action productive et le fonctionnement de la pensée elle-même, la répétition des à-coups « nouveauté→ stupéfaction → banalité », devenue elle-même banale, empêche de concevoir la nature et la profondeur du phénomène.

Aujourd’hui les performances de ChatGPT étonnent. L’ordinateur aurait enfin réussi le test de Turing2 : il serait donc intelligent ! Et on s’inquiète...

Cela nous donne l’occasion de tenter d’y voir plus clair en dépliant quelques dialectiques : fusionnant dans l’action des êtres de nature différente, elles animent des hybridations fécondes.

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On savait l’ordinateur plus rapide que le cerveau humain et sa mémoire plus fidèle. Voilà qu’il sait écrire comme nous, mieux que nous, en une langue formellement correcte, et répond à nos questions de façon plausible. Est-il donc plus intelligent que nous ? Sommes-nous au bord de la « singularité » qu’a prédite Ray Kurzweil3, date après laquelle il faudra confier à l’ordinateur les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire parce qu’il saura les exercer mieux que nous autres, les êtres humains ?

Si ChatGPT nous surprend, c’est parce que nous n’avons pas réfléchi assez à la révolution qu’apporte l’informatique. La plupart des personnes ont le point de vue de l’utilisateur pour qui tout est simple dès qu’il en a pris l’habitude : les personnes que l’on voit pianoter des SMS dans le métro ignorent que le smartphone a informatisé leur corps en conférant l’ubiquité à une ressource informatique de logiciels et de documents.

L’informatisation a transformé aussi l’organisation des entreprises, les processus et procédures de la production, la nature des produits. Les tâches répétitives ayant vocation à être automatisées, la main d’œuvre est remplacée par le cerveau d’œuvre, être hybride qui résulte de la symbiose de l’humain et de l’automate4. L’entreprise lui délègue des responsabilités, elle lui demande de savoir prendre des initiatives : il en est résulté une transformation des procédures de l’action productive ainsi que de la sociologie des pouvoirs et légitimités.

Le système d’information est lui-même un être hybride résultant la symbiose de la ressource informatique et de la culture de l’entreprise (valeurs, compétences, sociologie, etc.) afin d’atteindre la synergie des cerveaux d’œuvre et la cohérence de l’action productive au service de la stratégie.

On ne travaille plus de la même façon, on n’agit plus de la même façon, donc on ne pense plus de la même façon5 : que le potentiel qui en résulte soit souvent ignoré par des organisations inadéquates altère ses effets sans réduire sa puissance.

Comment situer ChatGPT dans ce paysage bouleversé ? C’est un outil informatique et il produit des textes qui répondent à nos questions : cela nous invite à approfondir la relation entre notre pensée et l’informatique. Il nous faudra emprunter un chemin de crête périlleux mais cela vaut mieux que de dévaler vers l’une ou l’autre des vallées qu’il sépare.

vendredi 16 juin 2023

Situation, action, entreprise

La situation

L’expérience la plus simple, la plus quotidienne, nous enseigne que le monde des êtres et des choses, l’Existant, est d’une complexité sans limite (« illimité » n’est pas identique à « infini » : une ligne droite est infinie mais la place qu’elle occupe dans l’espace est limitée). Comme le Dieu du Judaïsme, l’Existant est donc inconnaissable en ce sens que l’on ne peut pas en avoir une connaissance absolue mais seulement une connaissance partielle.

Il suffit pour le comprendre de penser à l’un ou l’autre des objets de la vie quotidienne (une tasse de café, par exemple). Nous ne connaissons pas son passé (le lieu et le moment de sa production, l’origine des matières premières qu’elle a utilisées, l’identité des personnes qui l’ont produite et de celles qui en ont conçu le prototype), ni le fin détail de sa composition cristalline, moléculaire et ondulatoire, enfin nous ignorons naturellement son futur.

Le fait est cependant que nous n’avons nul besoin d’une connaissance complète et absolue, mais seulement d’une connaissance pratique : nous en savons assez sur la tasse de café si nous pouvons la prendre par son anse, y verser du café et le boire. Cette connaissance pratique est subjective, puisque relative à nos besoins et notre action ; mais elle est aussi objective dans la mesure où elle répond objectivement à ces besoins et aux exigences pratiques de l’action.

L’Existant ne nous présente à chaque instant qu’une facette, la situation dans laquelle nous nous trouvons. Cette situation comporte des limites, puisqu’elle n’est qu’une partie du monde. Mais à l’intérieur de cette limite elle est, tout comme le monde, d’une complexité illimitée : aucun des êtres et des objets qu’elle nous présente ne peut en effet être parfaitement et entièrement décrit ni compris.

Notre situation est historique car elle est hic et nunc : nous la rencontrons ici et maintenant. Cependant « ici » se découpe dans l’espace, « maintenant » se découpe dans le temps, et nous avons (ou devrions avoir) conscience de l’un comme de l’autre.

La situation est telle en effet que nous trouvons dans une ville mais savons (ou devrions savoir) qu’autour de la ville se trouve un espace qui n’est pas la ville et au-delà duquel se trouvent d’autres villes ; il en est de même de l’entreprise dans et pour laquelle nous travaillons, et aussi de notre profession dont les spécialités et compétences se découpent dans un espace logique et qualitatif autre que celui de la topographie.

En outre les êtres et les choses que nous présente la situation sont saisis par notre perception de façon photographique, selon leur image instantanée. Mais cette image obéit à une cinématique qui la transforme et, plus profondément, à une dynamique qui est le ressort de cette transformation. L’entreprise dans laquelle vous travaillez maintenant est le résultat d’une histoire, sa dynamique la propulse vers son futur.

Notre perception donne une image réduite au maintenant et à l’ici de la situation : il faut une réflexion pour compléter cette image en l’entourant d’une conscience de l’espace et du temps. Tandis que la conscience de l’espace est sans doute une évidence qui s’éteint rarement, il arrive souvent que la conscience du temps soit anesthésiée par le caractère répétitif d’une vie quotidienne que seuls troublent des événements très peu fréquents.

mercredi 14 juin 2023

Open source et iconomie

L’iconomie, c’est « le modèle d’une économie informatisée par hypothèse efficace ». Ce modèle se compare à celui de l’équilibre général qui décrit lui aussi une économie par hypothèse efficace, mais dans un monde antérieur à l’informatisation.

Le modèle de l’équilibre général s'appuie sur l’hypothèse du rendement d’échelle décroissant, selon laquelle le coût unitaire de la production s’accroît lorsque le volume produit augmente. Or les produits de l’informatique ne respectent pas cette hypothèse (par exemple le coût de reproduction d’un logiciel est pratiquement nul), et il en est de même des autres produits selon la part qu'a l’informatique dans leur coût de production.

Il en résulte, nous l’avons démontré, que l’économie informatisée n’obéit pas au régime de la concurrence parfaite qui est celui de l’équilibre général, mais au régime de la concurrence monopolistique.

Qu’apporte l’open source sous un tel régime ? 

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L’économie de l’open source a confronté les économistes à un paradoxe que Lerner et Tirole ont levé en s’appuyant sur la théorie des incitations1 : les programmeurs ne sont pas rémunérés en argent, mais la réputation qu’apporte leur contribution leur attire le respect de leurs pairs et favorise leur carrière.

Cela est vrai quel que soit le régime de l’économie mais l’open source apporte autre chose. Sous le régime de la concurrence monopolistique chaque produit se diversifie en variétés qualitativement différentes, destinées chacune à un segment de clientèle sur lequel elles ont un monopole. Cette diversification est active car la frontière des segments est bousculée par l’innovation de sorte que les monopoles sont temporaires : le téléphone mobile a ainsi été supplanté par le « smartphone », et celui-ci s’est diversifié en variétés qui se font concurrence. 

dimanche 11 juin 2023

Visite au Gosplan

J’ai participé en 1977 avec Anicet Le Pors, Roland Lantner et Jean-Claude Delaunay à une mission d’information sur l’économie soviétique. Un interprète, Nicolas Komine, nous a  accompagnés partout.

Nous avons été accueillis dans une salle de réunion du Gosplan par cinq messieurs aux cheveux blancs. Nous pouvions voir derrière eux, par la fenêtre, le drapeau rouge qui flottait sur le Kremlin.

Voici ce que ces messieurs nous dirent :

« Il y a deux façons d’organiser l’économie : la centralisation ou l’anarchie, et l’anarchie, nous n’en voulons pas chez nous. La centralisation est d'ailleurs efficace car nous apportons ses clients à chaque entreprise : ainsi elle n’a pas à faire de dépenses de publicité ».

« C’est nous qui décidons le niveau des prix. Les automobiles sont vendues beaucoup plus cher que leur coût de production, cela nous permet de réduire le prix des tomates ».

J’ai alors posé une question :

« Considérons une usine de tracteurs. Supposons que les moteurs lui sont fournis par une autre entreprise, et que le directeur de l’usine constate que ces moteurs ont des défauts. Ce directeur peut-il choisir un autre fournisseur ? »

« Non, répondirent-ils. Il doit nous faire un rapport et nous lui trouverons un fournisseur ».

Le Pors, Lantner, Delaunay et moi étions catastrophés : comment une économie pourrait-elle fonctionner avec une organisation aussi bureaucratique qui, étant loin du terrain de chaque entreprise, ne peut pas en connaître les particularités, et dont les décisions seront de surcroît inévitablement lentes ?

Alors que nous nous dirigions vers la sortie Komine murmura : « Que voulez-vous ! Depuis 1917 on a supprimé tous les entrepreneurs ici ».

samedi 13 mai 2023

La doctrine russe de la guerre

À la p. 367 du livre de Dimitri Minic intitulé Pensée et culture stratégiques russes se trouve une citation qui éclaire utilement la situation présente.

On y trouve par exemple ce paragraphe : « une opposition est formée, exerçant une pression sur les autorités, critiquant les méthodes de gouvernance de l’État, convainquant la population du pays de l’illégitimité des dirigeants, de leur corruption et de l’inefficacité de leur gestion de l’économie. »

Lorsqu’un texte est intéressant, il faut aller à la source. La voici : Сержантов А.В., Смоловый А.В., Долгополов А.В. Трансформация содержания войны: от прошлого к настоящему — технологии «гибридных войн», Военная Мысль, 2021, n° 2.

Je publie ci-dessous une traduction de cet article. Il décrit la doctrine de l’armée russe que Dimitri Minic a analysée. Cette doctrine accorde une place très importante à la « guerre de l’information », supposée affaiblir le pays cible à tel point qu’il sera facile de le conquérir sans même éventuellement devoir utiliser la force des armes.

En lisant ce texte on pense à la guerre qui se déroule en Ukraine : les Russes ont cru avoir suffisamment affaibli ce pays avec les banderilles de la guerre de l’information, et pouvoir l’achever d’une estocade. Cela n’a pas été le cas.

Ces banderilles, la Russie les plante dans les pays dont elle veut affaiblir les institutions afin d’y créer un désarroi et des désordres propices à ses ambitions. La lecture de cet article aide à percer à jour l’attitude des partis, syndicats, hommes politiques, journalistes et influenceurs français qu’elle a séduits ou achetés.

mardi 18 avril 2023

La nature hybride du système d'information

La domestication du cheval a fait naître le personnage du cavalier, être hybride, ou encore celui du chevalier, cavalier expert dans le maniement de ses armes1.

Le couple que forme l’être humain avec son « ordinateur » fait lui aussi émerger un être hybride, le « cerveau d’œuvre » qui résulte de la symbiose de l’informatique avec un être humain2. L’informatisation d’une société, d’une institution ou d’une entreprise réalise une autre symbiose : celle de l’informatique avec une organisation ayant une histoire, des valeurs, sa sociologie intime et un comportement collectif. Comme toute symbiose, cette dernière fait émerger un être nouveau : le système d’information.

L’intelligence humaine qui a été stockée dans les processeurs, mémoires, logiciels et réseaux, rencontre dans le système d’information une intelligence humaine vivante, active mais emmaillotée dans la sociologie de l’organisation. La complexité de cette hybridation ne peut être surmontée que par une technique particulière, qui ajoute aux techniques de l’informatique des exigences analogues à celles du métier des armes ou de la diplomatie, arts confrontés tous deux aux aléas et incertitudes des comportements.

Ces aléas et ces incertitudes n’empêchent pas qu’il existe, pour répondre à ces exigences, des principes qui certes ne suffisent pas à garantir le succès, mais dont on ne saurait s’écarter sans courir à l’échec. On pourrait croire qu’une intuition éclairée par le bon sens puisse suffire pour posséder et appliquer ces principes, mais la décision risque d’errer – et, en fait, errera fatalement – si elle n’est pas guidée par un intellect qu’ont armé l’expérience et la réflexion.

On rencontre parfois, trop rarement, des entreprises admirablement informatisées – Amazon, Décathlon, etc. Elles ont été organisées, elles sont animées par des entrepreneurs : lorsqu’on s’enquiert auprès des salariés des raisons d’une telle réussite, ils répondent invariablement « le patron s’est impliqué personnellement ». C’est en effet nécessaire pour que l’entreprise puisse surmonter les obstacles que les habitudes et la sociologie des pouvoirs opposent toujours à l’informatisation.

La construction et le fonctionnement d’un système d’information obéit à quelques ingénieries dont chacune apporte son lot de principes et que l’on peut délimiter ainsi : l'ingénierie sémantique définit le langage de l’entreprise avec l'administration des données et les référentiels ; l'ingénierie des processus structure l'action productive avec la pensée procédurale et la modélisation ; l'ingénierie du contrôle éclaire le pilotage avec les indicateurs et tableaux de bord ; l'ingénierie d'affaires éclaire l'orientation stratégique et le positionnement de l'entreprise en interprétant les données que procurent le système d’information et l’observation du monde extérieur.

L'ingénierie du système d’information ne se confond donc pas avec l'ingénierie de l'informatique qui, avec l'architecture des logiciels et le dimensionnement des ressources, fournit sa plate-forme physique et logique à l'informatisation : l'informatique et l'informatisation sont dans un rapport dialectique analogue à celui qui existe entre la construction navale et la navigation.

Cette dialectique est cependant masquée par la simplicité illusoire de la vie quotidienne :

– les personnes, équipées à leur domicile d’un ordinateur et d’un réseau WiFi, accompagnées par un smartphone qui leur procure un accès permanent à la ressource informatique, peuvent croire celle-ci banale et « naturelle » ;

– les salariés, dont l’activité passe par l’interface qui les relie au système d’information, ignorent la complexité de son architecture et s’irritent de ses éventuels défauts ;

– parmi les dirigeants, rares sont ceux qui possèdent une intuition exacte de ses exigences et de ses apports ;

– de grands informaticiens, fascinés et passionnés par leurs techniques, ne s’intéressent pas aux systèmes d’information dont la nature hybride les contrarie ;

– l’enseignement de l’informatique ignore souvent les systèmes d’information et n’explique donc pas aux étudiants à quoi sert l’informatique ;

– des méthodes pompeusement nommées « méthodologies » proposent des garde-fous, mais ils ne peuvent être respectés que par des personnes conscientes de leur raison d’être ;

– alors que la qualité des systèmes d’information est cruciale pour l’efficacité des services publics comme pour la compétitivité des entreprises, elle ne figure pas parmi les priorités de l’État.

Il résulte de cette situation une surprenante abondance d’erreurs dans la démarche de l’informatisation et dans l’ingénierie des systèmes d’information. Le bon sens devrait suffire, semble-t-il, pour s’en prémunir et les corriger quand elles se révèlent. Il n’en est rien : il faut donc connaître et expérimenter les principes techniques propres à l’informatisation.

La série « ingénierie du système d’information » en contient une description schématique.

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1 Marc Bloch, La société féodale, Albin Michel 1939.

2 « The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought and process data in a way not approached by the information-handling machines we know today » (Joseph Licklider, « Man Computer Symbiosis », IRE Transactions on Human Factors in Electronics, mars 1960).

samedi 15 avril 2023

Prévisible ≡ programmable

Je dis que tout ce qui est prévisible est programmable, et que tout ce qui est programmé est prévisible. Il y a donc identité entre « programmable » et « prévisible ».

Qu’est-ce que cela veut dire ? Il est clair qu’un programme peut parfois fournir un résultat surprenant, donc imprévu. Comment puis-je alors dire que « programmable » et « prévisible » sont des mots pratiquement synonymes ?

Ce qui est prévisible, c’est le fait que l’exécution d’un programme consiste à effectuer l’une après l’autre les opérations qu’il prescrit au processeur, opérations qui sont inscrites dans les lignes de son code et donc, oui, prévues.

Cependant les résultats que donne le programme peuvent être imprévus car les données qui sont insérées dans le programme y introduisent un aléa, celui du monde extérieur, de l’Existant que ces données reflètent. Ainsi ce qui est prévisible, c’est l’exécution du programme et non son résultat, lequel dépend certes du programme mais aussi de l’aléa qu’y introduisent les données.

Ce qui est prévisible est programmable, mais il ne s’agit pas de prévoir un événement : on ne peut prévoir que la succession des opérations que le programme accomplira sur l’événement initial que lui apportent les données (succession compliquée parfois par des branchements if… then… ou par des interventions humaines qui insèrent des données en cours d’exécution), et comme cet événement initial introduit un aléa dans l’exécution du programme il se peut que celle-ci donne comme résultat un événement imprévu et surprenant : les résultats de l’intelligence artificielle peuvent ainsi nous sembler parfois magiques.

Résumons : ce qui est prévisible, c’est la suite des opérations, des actions, que le processeur exécute automatiquement en obéissant aux instructions que contient un programme. Le résultat dépend bien sûr du programme, mais aussi des données qui y sont introduites et qui sont une image du monde réel, de l’Existant dont elles partagent la complexité sans limite : il est donc naturel que souvent (et non toujours, certes) les résultats soient imprévisibles.

Ajoutons une réserve : si tout programme est un produit de la pensée humaine la plupart des grands logiciels, construits par fusion d’éléments dont le programmeur ne peut connaître que l’interface de programmation, sont le produit d'une pensée en cascade dont la compréhension ne se transmet pas d'un étage à l'autre. Cela les rend aussi complexes devant l’intellect qu'un être naturel ou matériel et leur exécution, pourtant automatique, peut donc comporter des surprises (les « bogues »).

La phrase « tout ce qui est prévisible est programmable » donne cependant une règle utile pour délimiter le domaine propre de l’informatisation : les tâches prévisibles et en particulier les tâches répétitives, qui sont éminemment prévisibles, ont vocation à être informatisées et automatisées sous la seule contrainte de la rentabilité de l’investissement nécessaire.

Il est vrai que l’on peut programmer une production de nombres pseudo-aléatoires, donc imprévisibles en principe. Ce qui sera prévisible alors, ce ne sera pas les nombres que le programme fournit mais le fait qu’il exécute une instruction (comme par exemple $RANDOM sous Linux) dont le résultat, pseudo-aléatoire, peut avoir une influence elle-même programmée sur l’exécution des instructions suivantes.

dimanche 5 mars 2023

Produire et reproduire

Lorsqu’on visite l’usine qui produit des automobiles, on voit partout le même objet, la même voiture, à des stades divers de son élaboration. On comprend alors que, dans cette usine, produire c’est reproduire la même chose en un grand nombre d’exemplaires. Le modèle de la voiture a été conçu dans une étape antérieure, un prototype a été construit selon des procédés qui confinent à l’artisanat, une chaîne de montage a été organisée pour le reproduire en volume.

La reproduction du prototype est une opération codifiée et répétitive. Parmi les ouvriers, l’un installe le réseau de câblage, l’autre installe le moteur, un autre encore installe le tableau de bord, etc. C’est toujours le même réseau, le même moteur, le même tableau de bord que l’on installe dans les voitures qui se succèdent sur la chaîne – le même par sa forme, sinon par sa matière. Le travail du monteur est répétitif, et grâce à cette répétition son geste a pu atteindre un haut degré de justesse et de rapidité.

Il se peut qu’une des pièces qui arrivent sur la chaîne pour être montées soit détériorée : elle sera mise de côté afin d’être réparée. Robert Linhart a dans L’établi (Éditions de Minuit, 1978) décrit le travail d’un ouvrier qui répare des éléments cabossés de la carrosserie. Contrairement à celui du montage, ce travail-là n’est pas répétitif car il existe diverses formes de cabossage et pour chacune l’ouvrier doit trouver une solution. Le héros du livre de Linhart s’est construit un établi qui l’aide dans son travail mais sa hiérarchie, contrariée par l’apparence biscornue de cet établi, le contraint à adopter une installation plus « normale » : alors son travail devient impossible…

Il existe ainsi une grande différence entre le travail de l’ouvrier sur la chaîne de montage, et le travail de celui qui répare les pièces détériorées. Le premier doit acquérir les réflexes qui lui permettront de travailler efficacement, en répétant un même geste pratiquement sans y penser, tandis que le deuxième doit trouver devant chaque pièce les gestes appropriés pour la réparer.

Le premier agit ainsi dans un monde défini, balisé, normé, qui lui présente une même forme qui se répète. Le deuxième agit dans un monde ouvert car la diversité infinie des pièces qui lui sont présentées exige une infinie diversité de solutions. Cette diversité est certes limitée, car il s’agit toujours d’éléments de carrosserie, mais les logiciens savent que l’infini peut se nicher dans d’étroites limites.

L’exercice de la pensée – et l’action qu’il éclaire – sont de nature fondamentalement différente selon que l’on est confronté à un monde qu’une grille conceptuelle peut définir ou au monde ouvert de l’Existant, de ce qui existe en dehors du monde de la pensée. Certains magistrats, pensant qu’il peut suffire d’« appliquer la loi », distribuent mécaniquement les peines standard que prévoit le Code. D’autres possèdent, comme Salomon, le jugement qui permet d’interpréter chaque cas particulier.