Le statisticien qui débarque parmi les économistes découvre avec surprise comment la plupart d'entre eux utilisent la statistique (nous parlons ici du comportement massif de cette corporation, non des grands économistes qui sont des utilisateurs prudents).
Les malentendus abondent. Le lien de la statistique avec l'Etat, « Staat », lui a conféré un caractère officiel (elle alimente les offices de l'administration) qui n'a aucun rapport avec l'exigence scientifique.
Malinvaud a cru pouvoir exprimer celle-ci en disant que le statisticien devait être objectif, expression ambiguë qui peut signifier que le statisticien doit être honnête, ce qui devrait aller sans dire, mais aussi que la statistique doit reproduire fidèlement et entièrement l'objet qu'elle observe, ce qui est hors de sa portée.
Du point de vue scientifique le critère de la qualité de la statistique est la pertinence qui implique une subjectivité non pas individuelle, mais historique et collective : elle doit répondre à la situation particulière d'une société.
Ce point de vue est rarement présent dans les faits. Pour la machine administrative toute interrogation sur la qualité de la « statistique officielle » est un sacrilège ou, à tout le moins, une impertinence. L'éthique professionnelle de la plupart des statisticiens est par ailleurs celle de l'objectivité : ils ne truqueront jamais les produits de l'usine qu'ils font fonctionner, mais ils se soucient peu des ressorts de son évolution.
Celle-ci est lente car il faut au moins une dizaine d'années pour que l'observation d'un phénomène nouveau puisse fournir des résultats utilisables : c'est le délai nécessaire pour définir les concepts, tester la faisabilité d'une enquête, l'exploiter, publier ses résultats, disposer enfin d'une série chronologique assez longue pour amorcer son interprétation. La recherche de la productivité exigeant la stabilité des méthodes, elles tendent à se figer en habitudes et traditions.
lundi 24 octobre 2016
Les économistes et la statistique
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Economie,
Statistique
L'économie est ni plus ni moins hypothétique que les autres sciences
La science économique (economics) ambitionne de rendre compte du fonctionnement de l'économie réelle (economy), monde de la production, des échanges et de la consommation. Ce monde étant complexe, la pensée ne peut le représenter que sous la forme de schémas simples que l'on nomme « modèles ».
Il en est de même, notons-le, pour tous les « mondes » que la pensée explore (celui de la nature physique, celui de la biologie, etc.) : elle est toujours simple en regard de leur complexité. Un schéma peut cependant, comme le fait une caricature, dégager les traits essentiels de l'objet considéré et servir ainsi de tremplin à l'intellect1.
Chaque économie est caractérisée par les ressources disponibles, les capacités du système productif et les besoins des consommateurs (les économistes disent « dotation initiale, fonction de production, fonction d'utilité »). Le modèle d'une économie particulière consiste en hypothèses concernant ces caractéristiques, et en un raisonnement qui en déduit les conséquences.
La science économique est donc essentiellement hypothétique : la qualité des leçons que fournit le raisonnement dépend de la pertinence des hypothèses en regard d'une situation que l'on souhaite interpréter puis comprendre.
Lorsqu'un économiste suppose que l'information des agents économiques (entreprises, consommateurs) est parfaite, il n'affirme pas qu'il en est ainsi dans la réalité : il ne fait qu'explorer, en simulant mentalement son fonctionnement, le monde où cette hypothèse serait vérifiée.
Pour se préparer à construire des modèles pertinents en regard de situations particulières, l'économiste fait des exercices de gymnastique intellectuelle : il explore mentalement des mondes divers, bâtis à partir d'hypothèses elles-mêmes diverses dont il s'exerce à tirer les conséquences, et cela le prépare à concevoir les mécanismes essentiels d'une économie, à interpréter sa situation et, finalement, à voir clairement ce que doivent faire une entreprise, une banque centrale, un gouvernement.
Il en est de même, notons-le, pour tous les « mondes » que la pensée explore (celui de la nature physique, celui de la biologie, etc.) : elle est toujours simple en regard de leur complexité. Un schéma peut cependant, comme le fait une caricature, dégager les traits essentiels de l'objet considéré et servir ainsi de tremplin à l'intellect1.
Chaque économie est caractérisée par les ressources disponibles, les capacités du système productif et les besoins des consommateurs (les économistes disent « dotation initiale, fonction de production, fonction d'utilité »). Le modèle d'une économie particulière consiste en hypothèses concernant ces caractéristiques, et en un raisonnement qui en déduit les conséquences.
La science économique est donc essentiellement hypothétique : la qualité des leçons que fournit le raisonnement dépend de la pertinence des hypothèses en regard d'une situation que l'on souhaite interpréter puis comprendre.
Lorsqu'un économiste suppose que l'information des agents économiques (entreprises, consommateurs) est parfaite, il n'affirme pas qu'il en est ainsi dans la réalité : il ne fait qu'explorer, en simulant mentalement son fonctionnement, le monde où cette hypothèse serait vérifiée.
Pour se préparer à construire des modèles pertinents en regard de situations particulières, l'économiste fait des exercices de gymnastique intellectuelle : il explore mentalement des mondes divers, bâtis à partir d'hypothèses elles-mêmes diverses dont il s'exerce à tirer les conséquences, et cela le prépare à concevoir les mécanismes essentiels d'une économie, à interpréter sa situation et, finalement, à voir clairement ce que doivent faire une entreprise, une banque centrale, un gouvernement.
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vendredi 21 octobre 2016
De la statistique à l'économie
Je comprends ceux qui disent que l'économie n'est pas une science : j'ai longtemps partagé cette opinion. J'ai détesté l'économie lorsque j'étais en 1963 étudiant à l'ENSAE, école qui formait les futurs administrateurs de l'INSEE.
Le cours de théorie économique de Serge Kolm était dogmatique et peu convaincant. Raymond Barre tenait un discours élégant et creux. Le cours d'économétrie d'Edmond Malinvaud s'enfermait dans les conventions de la comptabilité nationale et dans les subtilités de la régression multiple.
Tout cela formait un ensemble qui manquait de cohésion. Je soupçonnais cette « science » de n'être qu'un plaidoyer, masqué par une mathématisation superficielle, en faveur d'une conception de la société à laquelle je n'avais aucune envie d'adhérer.
J'ai donc décidé de me consacrer à la statistique, au constat des faits, qui me semblait pouvoir aider la personne immature que j'étais à comprendre le monde qui l'entourait.
J'ai conçu, réalisé et publié des enquêtes statistiques. Dans le contexte de l'INSEE d'alors c'était un travail de soutier car le prestige allait aux comptables nationaux, aux économètres qui produisaient des modèles et, plus encore, aux économistes théoriciens qui publiaient dans des revues à comité de lecture des articles remplis d'équations. J'étais fier d'être de ceux qui maniaient le charbon à la pelle.
J'ai cependant découvert dans la statistique des choses qui m'ont préoccupé. Comme tout instrument d'observation elle doit choisir dans la complexité du monde les objets sur lesquels elle va se focaliser. Elle va donc observer des choses jugées importantes. Mais quel est le critère qui permet d'évaluer cette importance ? Quels sont les raisonnements que cette évaluation suppose ? Ils étaient extérieurs à la statistique, qu'ils conditionnaient : elle ne pouvait donc pas être un monde intellectuel se suffisant à lui-même.
Le statisticien doit faire encore d'autres choix. Lorsqu'il cherche à classer les individus selon les professions et catégories socio-professionnelles, il doit définir une nomenclature qui comportera une liste de postes élémentaires, classés selon des rubriques agrégées. Dans la statistique des entreprises, qui était devenue ma spécialité, il fallait des nomenclatures de produits et d'activité économique et les mêmes questions se posaient : comment choisir les postes élémentaires, selon quel critère les rassembler en agrégats ?
Le cours de théorie économique de Serge Kolm était dogmatique et peu convaincant. Raymond Barre tenait un discours élégant et creux. Le cours d'économétrie d'Edmond Malinvaud s'enfermait dans les conventions de la comptabilité nationale et dans les subtilités de la régression multiple.
Tout cela formait un ensemble qui manquait de cohésion. Je soupçonnais cette « science » de n'être qu'un plaidoyer, masqué par une mathématisation superficielle, en faveur d'une conception de la société à laquelle je n'avais aucune envie d'adhérer.
J'ai donc décidé de me consacrer à la statistique, au constat des faits, qui me semblait pouvoir aider la personne immature que j'étais à comprendre le monde qui l'entourait.
J'ai conçu, réalisé et publié des enquêtes statistiques. Dans le contexte de l'INSEE d'alors c'était un travail de soutier car le prestige allait aux comptables nationaux, aux économètres qui produisaient des modèles et, plus encore, aux économistes théoriciens qui publiaient dans des revues à comité de lecture des articles remplis d'équations. J'étais fier d'être de ceux qui maniaient le charbon à la pelle.
J'ai cependant découvert dans la statistique des choses qui m'ont préoccupé. Comme tout instrument d'observation elle doit choisir dans la complexité du monde les objets sur lesquels elle va se focaliser. Elle va donc observer des choses jugées importantes. Mais quel est le critère qui permet d'évaluer cette importance ? Quels sont les raisonnements que cette évaluation suppose ? Ils étaient extérieurs à la statistique, qu'ils conditionnaient : elle ne pouvait donc pas être un monde intellectuel se suffisant à lui-même.
Le statisticien doit faire encore d'autres choix. Lorsqu'il cherche à classer les individus selon les professions et catégories socio-professionnelles, il doit définir une nomenclature qui comportera une liste de postes élémentaires, classés selon des rubriques agrégées. Dans la statistique des entreprises, qui était devenue ma spécialité, il fallait des nomenclatures de produits et d'activité économique et les mêmes questions se posaient : comment choisir les postes élémentaires, selon quel critère les rassembler en agrégats ?
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lundi 17 octobre 2016
L'intérêt général confronté à la transition numérique
(Contribution à un ouvrage prochainement publié par le cercle Turgot sous la direction de Claude Revel)
Résumé
Le « numérique » est le nom qui a été donné à l'informatisation de la société dans les années 2010. Il est caractérisé par l'automatisation des tâches répétitives dont résulte une transformation de la nature des produits, des processus de production, du travail, du régime de concurrence et de la mission du régulateur, ainsi qu'une montée de la délinquance financière. L'intérêt général exige de soutenir les entrepreneurs et de réprimer les prédateurs.
"Digital" is the name that was given in the 2010s to the computerization of society. It is basically characterized by the automation of repetitive tasks, which led to fundamental changes in the nature of products, in the production processes, in the employment and in the competition regime, as well as to a rise in financial crime.As a result, the mission of the regulator is more than ever to ensure a fair and durable development, and particularly in that context to support entrepreneurs and to punish predators.
Le numérique transforme la nature à laquelle sont confrontées les intentions et les actions humaines : l'Internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique et l'ensemble des ordinateurs en réseau constitue un gigantesque automate programmable, logiciels et documents étant accessibles à l'utilisateur via l'interface que procurent un poste de travail, une tablette, un téléphone mobile.
Dans les entreprises l'acteur est le couple que forment l'individu et cet automate, l'être humain augmenté. L'automate a vocation à accomplir les tâches répétitives physiques ou mentales : dans les usines des robots remplacent la main d'oeuvre à qui l'on demandait naguère de répéter un geste de façon réflexe, des logiciels accélèrent le travail des biologistes et des juristes, des simulateurs facilitent celui des architectes et des ingénieurs1.
La transformation du travail
Restent à l'être humain ce qui ne peut pas être programmé : la création d'idées et de produits nouveaux, la relation avec d'autres êtres humains. La main d'oeuvre fait ainsi place dans l'emploi à un cerveau d'oeuvre, la force de travail change de nature.
Nombre d'emplois disparaissent tandis qu'émerge un besoin de compétences nouvelles. La crise de transition qui en résulte est analogue à celle qu'a provoquée la mécanisation qui a, au début du XIXe siècle, frappé d'obsolescence les méthodes artisanales de filature et de tissage. Le plein emploi de la force de travail n'est pas impossible mais il exige une redéfinition des compétences.
Le numérique transforme en effet les produits : un constructeur automobile, par exemple, ne produit plus des voitures mais l'assemblage formé par la voiture et les services qui permettent de l'utiliser : location ou financement d'un prêt, entretien, réparations, assurance, etc. De façon générale chaque produit est désormais un assemblage de biens et de services dont un système d'information assure la cohésion.
La production de cet assemblage est le fait d'un réseau de partenaires dont la coopération et l'interopérabilité sont assurées là encore par un système d'information : le numérique est devenu le pivot stratégique de l'entreprise.
La conception d'un produit est aussi l'ingénierie de sa production (définition et programmation des automates, organisation des services, montage du partenariat) : cet investissement, qui exige l'« esprit de géométrie » dont a parlé Pascal, s'accumule sous la forme d'un stock de « travail à effet différé », d'un capital.
Les services que le produit comporte exigent la compétence relationnelle, la capacité de répondre à des imprévus et d'interpréter des cas particuliers, l'« esprit de finesse » qui s'exprime dans un « travail à effet immédiat ». Telles sont les deux formes de travail qui s'offrent au cerveau d'oeuvre.
Un nouveau régime du marché
L'essentiel du coût de production est dépensé lors de l'investissement initial, avant la vente du premier exemplaire du produit et avant la perception des initiatives de la concurrence : l'économie informatisée est l'économie du risque maximum. Le partage de la production avec un réseau de partenaires permet de le contenir.
Résumé
Le « numérique » est le nom qui a été donné à l'informatisation de la société dans les années 2010. Il est caractérisé par l'automatisation des tâches répétitives dont résulte une transformation de la nature des produits, des processus de production, du travail, du régime de concurrence et de la mission du régulateur, ainsi qu'une montée de la délinquance financière. L'intérêt général exige de soutenir les entrepreneurs et de réprimer les prédateurs.
"Digital" is the name that was given in the 2010s to the computerization of society. It is basically characterized by the automation of repetitive tasks, which led to fundamental changes in the nature of products, in the production processes, in the employment and in the competition regime, as well as to a rise in financial crime.As a result, the mission of the regulator is more than ever to ensure a fair and durable development, and particularly in that context to support entrepreneurs and to punish predators.
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Le numérique transforme la nature à laquelle sont confrontées les intentions et les actions humaines : l'Internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique et l'ensemble des ordinateurs en réseau constitue un gigantesque automate programmable, logiciels et documents étant accessibles à l'utilisateur via l'interface que procurent un poste de travail, une tablette, un téléphone mobile.
Dans les entreprises l'acteur est le couple que forment l'individu et cet automate, l'être humain augmenté. L'automate a vocation à accomplir les tâches répétitives physiques ou mentales : dans les usines des robots remplacent la main d'oeuvre à qui l'on demandait naguère de répéter un geste de façon réflexe, des logiciels accélèrent le travail des biologistes et des juristes, des simulateurs facilitent celui des architectes et des ingénieurs1.
La transformation du travail
Restent à l'être humain ce qui ne peut pas être programmé : la création d'idées et de produits nouveaux, la relation avec d'autres êtres humains. La main d'oeuvre fait ainsi place dans l'emploi à un cerveau d'oeuvre, la force de travail change de nature.
Nombre d'emplois disparaissent tandis qu'émerge un besoin de compétences nouvelles. La crise de transition qui en résulte est analogue à celle qu'a provoquée la mécanisation qui a, au début du XIXe siècle, frappé d'obsolescence les méthodes artisanales de filature et de tissage. Le plein emploi de la force de travail n'est pas impossible mais il exige une redéfinition des compétences.
Le numérique transforme en effet les produits : un constructeur automobile, par exemple, ne produit plus des voitures mais l'assemblage formé par la voiture et les services qui permettent de l'utiliser : location ou financement d'un prêt, entretien, réparations, assurance, etc. De façon générale chaque produit est désormais un assemblage de biens et de services dont un système d'information assure la cohésion.
La production de cet assemblage est le fait d'un réseau de partenaires dont la coopération et l'interopérabilité sont assurées là encore par un système d'information : le numérique est devenu le pivot stratégique de l'entreprise.
La conception d'un produit est aussi l'ingénierie de sa production (définition et programmation des automates, organisation des services, montage du partenariat) : cet investissement, qui exige l'« esprit de géométrie » dont a parlé Pascal, s'accumule sous la forme d'un stock de « travail à effet différé », d'un capital.
Les services que le produit comporte exigent la compétence relationnelle, la capacité de répondre à des imprévus et d'interpréter des cas particuliers, l'« esprit de finesse » qui s'exprime dans un « travail à effet immédiat ». Telles sont les deux formes de travail qui s'offrent au cerveau d'oeuvre.
Un nouveau régime du marché
L'essentiel du coût de production est dépensé lors de l'investissement initial, avant la vente du premier exemplaire du produit et avant la perception des initiatives de la concurrence : l'économie informatisée est l'économie du risque maximum. Le partage de la production avec un réseau de partenaires permet de le contenir.
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