dimanche 25 juillet 2021

La trahison des clercs (suite)

J’ai publié une critique du rapport Blanchard-Tirole intitulée « la trahison des clercs ». Certains l’ont approuvée, d’autres non. Les commentaires les plus négatifs sont ceux de Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’INSEE, et de David Mourey, professeur d’économie en lycée et chargé de TD à l’université. Les voici :

Jean-Luc Tavernier : La charge est injuste et le mot de trahison déplacé. Blanchard et Tirole ont choisi trois sujets sur lesquels ils se savaient compétents et savaient pouvoir rassembler d’autres compétences. A aucun moment ils ne prétendent traiter tous les sujets. Halte au bashing de ceux qui donnent de leur temps pour l’intérêt général.

David Mourey, en réponse à Jean-Luc Tavernier : Je suis d'accord, il y a une forme de critique automatique fondée soit sur des arguments fallacieux, soit sur des procès d'intention... Une manière de se donner de l'importance.

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Je travaille bénévolement depuis vingt ans, cela ne protège heureusement pas mes travaux de la critique. Blanchard et Tirole, qui ont eux aussi « donné de leur temps pour l’intérêt général », n’aimeraient certainement pas bénéficier d’une telle protection.

En intitulant leur rapport « les grands défis économiques » ils ont cependant pris le risque de faire croire à leurs lecteurs qu’il n’existe pas de plus grands défis que ceux sur lesquels ils « se savent compétents ». Or l’informatisation est un défi plus radical que ceux-là : comme elle détermine désormais les conditions pratiques de l’action, elle se trouve au centre des préoccupations des entrepreneurs.

Certes cette affirmation peut être discutée. J’ai donné quelques arguments dans ma critique du rapport Blanchard-Tirole, on peut trouver une argumentation plus détaillée dans les publications de l’Institut de l’iconomie.

Cependant l’informatisation n’est pas à la mode chez les intellectuels, les dirigeants et les médias. Les économistes, soucieux de ne pas sembler « ringards », répugnent à faire le travail nécessaire pour penser ce phénomène.

Ils trahissent ainsi ce que la science économique a de plus profond : sa mission, qui est d’éclairer les conditions de la production, de l’échange et du bien-être dans chaque situation historique particulière. On ne peut pas faire de la bonne science économique dans l’absolu, sans savoir de quelle situation il s’agit.

Ma conception de la science économique peut certes se discuter, mais que penser de ceux qui disent ou même croient que la science, c’est ce qui se publie en anglais dans des revues à comité de lecture bien classées ?

L’Institut de l’iconomie a proposé un modèle de la situation que l’informatisation fait émerger. Comme tout modèle celui-ci est schématique mais nous le croyons éclairant. Il est open source : chacun est libre de le critiquer, de le préciser, de l’améliorer.

samedi 10 juillet 2021

La trahison des clercs

Le président de la République a demandé à deux économistes célèbres, Jean Tirole et Olivier Blanchard, « de présider une commission chargée de se pencher sur les questions structurelles ». Ils ont rendu un rapport intitulé Les grands défis économiques1.

Tirole et Blanchard me semblent avoir trahi dans ce rapport les exigences de la raison en économie2. Je n’ai pas la prétention d’égaler leur compétence professionnelle ni celle de l’équipe qu’ils ont réunie, mais j’en sais assez pour dire que leur regard est mal orienté.

Ils ont en effet choisi de concentrer leur attention sur « le changement climatique, les inégalités et le défi démographique ». Répondre au changement climatique est une contrainte impérative, promouvoir l’équité est une obligation morale, équilibrer le régime des retraites est une nécessité. Ce sont des questions importantes, mais sont-elles « structurelles » ?

Elles le sont pour l’opinion : l’écologie, les inégalités et les retraites occupent aujourd’hui une grande place dans les conversations et les médias. Mais la mission d’un économiste est-elle de conforter l’opinion comme le font des démagogues ?

Tirole et Blanchard ont écrit « l’évolution technologique est un aspect central, constituant à la fois une partie du problème et une partie de la solution » : il n’ignorent donc pas qu’il existe une « évolution technologique » mais le corps du rapport ne contiendra rien de plus précis que cette évocation (l’oxymore « aspect central » révèle un malaise dans leur pensée car ce qui est « central » ne peut pas être un « aspect »).

L’expression « évolution technologique » évoque d’ailleurs chez eux une continuité : les techniques évoluent depuis toujours, elles continuent d’évoluer, il n’y a rien de fondamentalement nouveau et la théorie économique qui nous a été enseignée a aujourd’hui la même pertinence que naguère, seuls des détails étant perfectibles.

Le fait est cependant qu’un changement du système technique, amorcé dans les années 1970, a rompu la continuité historique de l’évolution en modifiant la relation entre l’action et la nature. La situation qui en résulte est radicalement nouvelle. Le modèle de l’équilibre général est frappé d’obsolescence et, avec lui, nombre des résultats qu’il procurait à la science économique.

Tel est le cadre que le pragmatisme impose aujourd’hui à la pensée comme à l'action mais on n’en trouve pas la trace dans le rapport Blanchard-Tirole. Je plains le président de la République qui, ayant demandé une expertise, a reçu un tel rapport.

vendredi 9 juillet 2021

Le monde des brevets

Ce texte s’appuie sur des informations que m’a données Vincent Lorphelin.

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Les brevets ont pour fonction de protéger la propriété immatérielle que sont des idées, des inventions et des innovations.

Il faut distinguer recherche, invention et innovation. La recherche est une activité dont le but est de produire des inventions (ou de faire progresser la science). Une invention est une idée nouvelle de produit ou de procédé. Une innovation est la réalisation pratique du produit ou du procédé. Pour passer de l’invention à l’innovation il faut une ingénierie dont la mise au point demande du travail et prend du temps.

C’est pourquoi il existe souvent un délai de plusieurs années entre l’invention et l’innovation, et aussi un autre délai entre la première réalisation d’un nouveau produit, d’un nouveau procédé, et son plein déploiement sur le marché. Le flux qui relie recherche, invention et innovation étant aléatoire et turbulent, l’investissement en amont ne garantit pas la rentabilité en aval.

L’actif immatériel qu’est un brevet n’occupe donc pas la même place dans le bilan d’une entreprise selon son degré de maturité. Le brevet d’une invention qui n’a pas franchi l’étape de la réalisation pratique n’est que la promesse d’un revenu futur éventuel. Les brevets relatifs à une invention qui s’est concrétisée par une innovation, puis par un déploiement marchand, sont par contre une source de revenus soit en les exploitant, soit sous la forme de redevances ou de licences.

Dans une économie fortement innovante les brevets sont des actifs importants. Ils permettent à l’innovateur, qui a dû consacrer un important travail d’ingénierie à la mise en œuvre de l’invention, d’en conserver le monopole pendant la durée couverte par le brevet.

L’entreprise qui possède un brevet peut vouloir se réserver l’usage de l’invention : seuls ses produits, ses procédés pourront en tirer parti. Elle peut aussi en accorder le droit d’usage à d’autres entreprises, moyennant une redevance.

Lorsque l’invention est importante, les autres entreprises seront tentées de nier le droit de propriété du détenteur du brevet : les inventions mal protégées seront la proie des contrefacteurs1.

Dans l’économie actuelle, informatisée, l’innovation est vive et la mise au point des produits nouveaux est très coûteuse. Le rendement d’échelle étant croissant, les marchés obéissent au régime de la concurrence monopolistique : chaque entreprise s’efforce de conquérir la position de monopole, le plus souvent temporaire, qui lui permettra de rentabiliser son investissement. La lutte pour la possession de brevets renforce la concurrence monopolistique car elle conforte le monopole tout en étant une forme de concurrence.

Le rôle d’un brevet dépend de la nature de l’entreprise qui le possède : un brevet n’est pas la même chose pour une très grande entreprise comme par exemple une des GAFAM, une entreprise de taille moyenne comme Dassault Systèmes ou enfin une start-up : il faut donc dans chaque cas particulier savoir de qui l’on parle.