mardi 7 septembre 2021

Un pays disparaît

Je publie ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’auteur, la traduction d’un article du New York Times qui témoigne de la vie quotidienne dans le Liban d’aujourd’hui.

Le lire nous fait mesurer les privilèges dont jouit un pays dont les institutions et les entreprises fonctionnent, dont les commerçants offrent tout ce dont un consommateur peut avoir besoin.

Nous croyons cela « normal » et « naturel » alors que cela résulte du travail organisé, de la volonté de millions de personnes. Une crise économique, financière, géopolitique ou autre peut à tout instant mettre à bas cet édifice délicat.

Cet article nous invite à mesurer l’inconséquence de ceux qui disent vouloir « tout détruire » parce qu’ils croient élégant de manifester un esprit dégagé des contingences, ou parce qu’ils éprouvent le besoin de soulager quelque malaise intime.

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Le Liban d’autrefois n’existe plus

Lina Mounzer

Mme Mounzer est une écrivaine et traductrice libanaise. Elle écrit dans le quotidien libanais L'Orient Today une chronique mensuelle sur les changements sociaux que provoque l'effondrement économique du pays.

The New York Times, 3 septembre 2021

BEYROUTH — Je n'aurais jamais pensé que je vivrais jusqu'à la fin du monde.

Mais c'est exactement ce que nous vivons aujourd'hui au Liban. La fin de tout un mode de vie. Les gros titres des journaux sont une liste de faits et de chiffres. La devise a perdu plus de 90 % de sa valeur depuis 2019 ; on estime que 78 % de la population vit dans la pauvreté ; il y a de graves pénuries de carburant et de diesel ; la société est au bord de l'implosion.

Mais qu'est-ce que tout cela signifie ? Cela signifie des jours entièrement occupés par la course aux nécessités de base. Une vie réduite à la logistique de la survie, une population épuisée physiquement, mentalement et émotionnellement.

J'aspire aux plaisirs les plus simples : se retrouver en famille le dimanche pour de bons repas, ils sont maintenant inabordables ; descendre sur la côte pour voir un ami, au lieu d'économiser mon essence pour les urgences ; sortir boire un verre dans le quartier Mar Mikhael de Beyrouth, sans compter combien de mes anciens repaires ont fermé. Je n'avais pas l'habitude de réfléchir à deux fois à ces choses, mais maintenant il est impossible d'imaginer un de ces luxes.

Je commence mes jours à Beyrouth déjà épuisée. Cela n'aide pas qu'il y ait une station-service au coin de ma maison. Les voitures commencent à faire la queue pour le carburant la veille, bloquant la circulation, et à 7 heures du matin, le bruit des klaxons et des cris de frustration provenant de la rue me tape sur les nerfs.

Il est presque impossible de s'asseoir pour travailler. La batterie de mon ordinateur portable ne dure pas longtemps de toute façon. Dans mon quartier, l'électricité fournie par le gouvernement ne fonctionne qu'une heure par jour. La batterie de l'onduleur qui permet au routeur Internet de fonctionner est à court de jus à midi. Je suis en retard à chaque échéance, j'ai écrit d'innombrables courriels honteux pour m’excuser. Qu'est-ce que je suis censée dire ? « Mon pays est en train de s'effondrer et il n'y a pas un seul moment de ma journée qui ne soit pas marqué par son effondrement » ? Les nuits sont blanches dans la chaleur étouffante de l'été. Les générateurs du bâtiment ne fonctionnent que quatre heures avant de s'éteindre vers minuit pour économiser du diesel, s'ils se sont allumés.

vendredi 3 septembre 2021

L’énigme du complotisme

Une énigme : pourquoi les théories du complot ont-elles autant d’adeptes ? Pourquoi suffit-il pour récolter un grand nombre de « followers » de publier un gros mensonge sur un réseau social ? Pourquoi Donald Trump est-il adulé par la moitié des Américains ? Comment Didier Raoult a-t-il pu convaincre tant de Français ?

Pourquoi tant de personnes aiment-elles à nier des faits avérés et à croire des choses fausses ? Pourquoi tous ces fantasmes à propos du vaccin contre la Covid 19 ? Pourquoi cette « résistance » au passe sanitaire ? Où est passée la raison que la famille et l’école devaient transmettre ?

Les sociologues et les politologues proposent leurs explications1. Pour trouver la mienne je me suis mis à la place de ces personnes et j'ai adhéré provisoirement à leur façon de voir. Je crois les avoir comprises, ce qui ne veut bien sûr pas dire que je les approuve ou les excuse. Je vous invite à accompagner cette exploration.

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Mon Moi réclame l’existence que la société du spectacle lui refuse, car seuls existent dans cette société ceux dont les médias diffusent l’image. Il faut donc pour m’affirmer que je pousse l’existant vers le néant : la réalité ne sera plus ce qui existe réellement et de fait, mais ce qu’il me convient à chaque instant d’affirmer. Le monde tel que je me le représente est ainsi ma création et quiconque nie ce que j’affirme s’expose à ma colère.

Mon Moi n’est pas exactement le Moi de l’individualisme mais le Moi de l’Individu, l’« Ego » qui s’affirme contre les choses et les êtres qui existent (ex-sistere, « se tenir debout à l’extérieur ») en dehors du monde des idées, images et pensées que le cerveau produit ou cultive. J’estime d’ailleurs être libre d’affirmer que le monde des réalités n’est qu’une apparence, puisqu’il est impossible de prouver qu’il existe indépendamment de la volonté de l’Ego.

La science expérimentale, qui prétend soumettre la pensée de l’Ego au constat des faits, est son pire ennemi. Sous le couvert de leur efficacité prétendue les institutions, les entreprises, les pouvoirs, sont les rouages d’un complot : tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font n’est qu’un mensonge dont le but est d’opprimer l’Ego.

Le monde, qui semblait complexe au point d’être opaque, s’éclaire alors car tout s’explique. Les choses dotées d’une masse et d’un volume, les institutions porteuses de règles, sont mauvaises : tandis que l’Ego est le Dieu du Bien de la Gnose2, elles expriment la volonté du Dieu du Mal. Sous la croûte superficielle et apparente du sol, révèle Qanon, un réseau de tunnels abrite des cultes sataniques.

Alors que l'individualiste veut être Roi et dominer le monde, l'Ego veut être Dieu et détruire le monde afin de le remplacer par la création qu'il affirme (voir « Le désir de chaos »). 

La communauté de point de vue entre les personnes qu’habite l’Ego fonde le succès de Trump et de Raoult : « voilà quelqu’un qui pense comme moi », se dit-on.

L’univers matériel et social qui fournit nourriture, logement, habillement, etc. n’intéresse pas l’Ego : il n’y pense pas plus qu’il ne le faut pour satisfaire ses besoins en pur consommateur. Certes il lui faut « gagner sa vie », mais son travail n’est que le théâtre de sa carrière. L’Autre n’étant pas plus réel que le reste du monde, il n’a pas de relation profonde avec autrui.