(Article publié dans le numéro d'avril 2014 de L'ENA hors les murs, revue de l'association des anciens élèves de l'ENA)
Pour comprendre le monde dans lequel nous vivons il faut voir que l'informatisation a transformé la nature, si l'on nomme ainsi ce à quoi les intentions et les actions humaines sont confrontées. Ceux qui n'en ont pas conscience ne peuvent ni interpréter la situation présente, ni définir une stratégie.
Le néologisme « iconomie » (eikon, image, et nomos, organisation) désigne la société que l'informatisation fait émerger. Cette émergence a commencé vers 1975 : le choc pétrolier avait introduit dans le prix de l'énergie une volatilité qui introduisait une incertitude mortelle dans les modèles d'affaires et les entreprises voulaient récupérer, sous forme de productivité, la hausse des salaires concédée en 1968.
Or l'informatique apparaissait comme un recours. Les terminaux l'avaient fait sortir des mains des informaticiens pour l'offrir sur tous les bureaux. Des voyages aux États-Unis et la lecture de quelques livres avaient convaincu certains dirigeants de l'importance des systèmes d'information.
Pierre Nora et Alain Minc, qui avaient du flair, publièrent dès 1978 L'informatisation de la société. Bertrand Gille publia la même année une Histoire des techniques qui découpe l'histoire en périodes caractérisées chacune par un système technique, synergie de quelques techniques fondamentales.
Alors que la première révolution industrielle (1775) s'appuyait sur la mécanique et la chimie et que la deuxième (1875) leur avait ajouté une énergie commode avec l'électricité et le pétrole, la troisième révolution industrielle s'appuie, dit Gille, sur une synergie radicalement nouvelle : elle met en œuvre la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l'Internet.
Chacune de ces révolutions a fait émerger un monde nouveau, chacune a eu des conséquences qui outrepassent son contenu technique pour s'étendre à tous les domaines de l'anthropologie : économie, psychologie des individus, sociologie des pouvoirs et des classes sociales, philosophie en tant que technique de la pensée, métaphysique des valeurs et des choix fondamentaux.
mercredi 26 février 2014
Vers l'iconomie
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samedi 22 février 2014
Ce qui n'est pas mesurable existe quand même
« If you've seen the phrase "if it's not measured, it doesn't exist" one too many times used in a nonironic, unthoughtful way, or even worse if you've said that phrase in a moment of triumphant triviality, then I hope I will convince you to cast a skeptical eye on how math and data are used in business »
(Cathy O'Neil. On Being a Data Skeptic. O'Reilly, 2014).
Notre bien-être, notre santé, nos amours, nos amitiés, la qualité de la nourriture, d'un livre, d'un film ou d'une musique : tout cela se sent, se conçoit, se vit, mais cela ne se mesure pas.
Je rencontre cependant des économistes, sociologues ou autres qui pensent que la démarche scientifique exige de s'appuyer toujours sur des statistiques – ou qui, du moins, se complaisent dans la position intellectuelle apparemment inexpugnable que cette exigence procure. « Si ce n'est pas mesuré, disent-ils, ça n'existe pas. »
J'ai entendu Bart van Ark et Jean-Marc Jancovici prononcer une phrase moins excessive mais qui revient pratiquement au même : « je ne sais pas raisonner sur un phénomène qui n'est pas mesuré ». Ces deux chercheurs font certes œuvre utile en compilant les sources existantes, mais ils font comme si ce que la statistique n'observe pas n'existait pas.
Toutes ces personnes savent pourtant sans doute raisonner, dans leur vie courante, sur des choses non mesurables, mais elles croient devoir mettre une frontière étanche entre la vie courante et la démarche scientifique.
Quand je le leur fais observer, elles protestent : « tu m'attribues un point de vue qui n'est pas le mien », disent-elles. Cela révèle qu'elles n'obéissent pas à l'exigence intime qui infère, de ce que l'on dit et de ce que l'on fait, la logique de ce que l'on pense.
Le fait est que la statistique a une histoire (je lui ai consacré ma thèse). A chaque époque elle observe ce que l'institution statistique a décidé d'observer selon sa conception des priorités, et il peut arriver que cette conception soit en retard sur les besoins de la société. Celui qui enferme sa pensée dans les limites de la statistique est donc semblable à celui qui cherche sa clé sous le réverbère parce que là, au moins, il y a de la lumière.
(Cathy O'Neil. On Being a Data Skeptic. O'Reilly, 2014).
Notre bien-être, notre santé, nos amours, nos amitiés, la qualité de la nourriture, d'un livre, d'un film ou d'une musique : tout cela se sent, se conçoit, se vit, mais cela ne se mesure pas.
Je rencontre cependant des économistes, sociologues ou autres qui pensent que la démarche scientifique exige de s'appuyer toujours sur des statistiques – ou qui, du moins, se complaisent dans la position intellectuelle apparemment inexpugnable que cette exigence procure. « Si ce n'est pas mesuré, disent-ils, ça n'existe pas. »
J'ai entendu Bart van Ark et Jean-Marc Jancovici prononcer une phrase moins excessive mais qui revient pratiquement au même : « je ne sais pas raisonner sur un phénomène qui n'est pas mesuré ». Ces deux chercheurs font certes œuvre utile en compilant les sources existantes, mais ils font comme si ce que la statistique n'observe pas n'existait pas.
Toutes ces personnes savent pourtant sans doute raisonner, dans leur vie courante, sur des choses non mesurables, mais elles croient devoir mettre une frontière étanche entre la vie courante et la démarche scientifique.
Quand je le leur fais observer, elles protestent : « tu m'attribues un point de vue qui n'est pas le mien », disent-elles. Cela révèle qu'elles n'obéissent pas à l'exigence intime qui infère, de ce que l'on dit et de ce que l'on fait, la logique de ce que l'on pense.
Le fait est que la statistique a une histoire (je lui ai consacré ma thèse). A chaque époque elle observe ce que l'institution statistique a décidé d'observer selon sa conception des priorités, et il peut arriver que cette conception soit en retard sur les besoins de la société. Celui qui enferme sa pensée dans les limites de la statistique est donc semblable à celui qui cherche sa clé sous le réverbère parce que là, au moins, il y a de la lumière.
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lundi 17 février 2014
L'automatisation dans l'histoire
(Exposé aux entretiens du nouveau monde industriel, 16 décembre 2013)
Dès l'antiquité, on voit la relation entre l'automatisation et le rapport social : quand c'est celui de l'esclavage, il n'est pas besoin d'économiser la main d’œuvre. Les automates sont utilisés pour les illusions du spectacle.
Avant le XVIIIe siècle, les machines étaient en bois – donc fragiles et imprécises. La mécanisation commence avec le tour de Vaucanson, l'automatisation commence avec le régulateur de Watt.
Le machinisme fait apparaître l'alliage de la main d’œuvre et de la machine, qui était resté jusqu'alors potentiel. Ce nouvel alliage fait émerger l'âge du machinisme, tout comme l'alliage du cuivre et de l'étain avait fait émerger l'âge du bronze.
Cet âge est celui de l'usine et de l'organisation hiérarchique, qui sacralise le pouvoir : avec le rapport social de la main d’œuvre, l'exécutant est considéré comme un appendice de la machine, un robot humanoïde dont seule l'apparence est humaine.
Taylor fait la théorie de ce rapport ; il est cependant beaucoup plus humain et respectueux envers la main d’œuvre que ne le sont ses contemporains et que ne le sera le taylorisme. Il faut le lire.
L'ordinateur est un automate étrange, sans finalité particulière, apte à réaliser toutes les tâches qui peuvent être programmées. Pour concevoir cet automate programmable, il a fallu faire un étonnant effort d'abstraction.
L'internet a procuré l'ubiquité à la ressource informatique : l'ensemble de tous les ordinateurs, logiciels et réseaux forme un seul et gigantesque automate programmable ubiquitaire, accessible depuis partout, qui entoure le monde d'une doublure informationnelle.
Il réalise les promesses ancestrales de la magie : les effets de la distance sont supprimés sur le Web – et aussi dans le transport par containers. Des robots travaillent, des avions et des voitures se conduisent tout seuls, bientôt les aveugles verront, les sourds entendront, les paralytiques marcheront...
"Abracadabra" a été remplacé par "public static void main (String... args)", qui amorce la classe principale d'un programme en Java.
* *
Dès l'antiquité, on voit la relation entre l'automatisation et le rapport social : quand c'est celui de l'esclavage, il n'est pas besoin d'économiser la main d’œuvre. Les automates sont utilisés pour les illusions du spectacle.
Avant le XVIIIe siècle, les machines étaient en bois – donc fragiles et imprécises. La mécanisation commence avec le tour de Vaucanson, l'automatisation commence avec le régulateur de Watt.
Le machinisme fait apparaître l'alliage de la main d’œuvre et de la machine, qui était resté jusqu'alors potentiel. Ce nouvel alliage fait émerger l'âge du machinisme, tout comme l'alliage du cuivre et de l'étain avait fait émerger l'âge du bronze.
Cet âge est celui de l'usine et de l'organisation hiérarchique, qui sacralise le pouvoir : avec le rapport social de la main d’œuvre, l'exécutant est considéré comme un appendice de la machine, un robot humanoïde dont seule l'apparence est humaine.
Taylor fait la théorie de ce rapport ; il est cependant beaucoup plus humain et respectueux envers la main d’œuvre que ne le sont ses contemporains et que ne le sera le taylorisme. Il faut le lire.
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L'ordinateur est un automate étrange, sans finalité particulière, apte à réaliser toutes les tâches qui peuvent être programmées. Pour concevoir cet automate programmable, il a fallu faire un étonnant effort d'abstraction.
L'internet a procuré l'ubiquité à la ressource informatique : l'ensemble de tous les ordinateurs, logiciels et réseaux forme un seul et gigantesque automate programmable ubiquitaire, accessible depuis partout, qui entoure le monde d'une doublure informationnelle.
Il réalise les promesses ancestrales de la magie : les effets de la distance sont supprimés sur le Web – et aussi dans le transport par containers. Des robots travaillent, des avions et des voitures se conduisent tout seuls, bientôt les aveugles verront, les sourds entendront, les paralytiques marcheront...
"Abracadabra" a été remplacé par "public static void main (String... args)", qui amorce la classe principale d'un programme en Java.
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samedi 15 février 2014
Hugues Le Bret, NoBank, Les Arènes, 2013
Hugues Le Bret était le directeur de la communication de la Société Générale au moment de l'affaire Kerviel. Il a publié en 2010 son témoignage dans un livre, La semaine où Jérôme Kerviel a failli faire sauter le système financier mondial, qui décrit l'ambiance du comité exécutif et les réactions des personnes (Daniel Bouton, Philippe Citerne, Michel Pébereau, Nicolas Sarkozy) après la catastrophe qui a révélé la fragilité du système financier.
Ce système repose en effet sur la confiance. La confiance est une affaire d'image et l'image d'une banque peut s'effondrer en un instant, entraînant par le mécanisme des dominos les autres à sa suite : d'où l'importance de la communication.
Pour conserver une image favorable, les banques doivent tout faire pour paraître sérieuses et donner l'impression qu'elles font passer l'intérêt du client avant tout. Cette image étant fragile, elles veillent à ne rien faire qui puisse la mettre en danger.
Frédéric Oudéa a donc demandé à Le Bret de ne pas publier son livre. Le Bret l'a publié quand même, car il estimait devoir faire connaître au public la façon dont les choses se passent à la tête des grandes entreprises : il a dû démissionner de Boursorama, filiale de la Société Générale dont il était le président.
Le livre a du succès, mais Le Bret se retrouve sur le sable de la traversée du désert. Quand un dirigeant démissionne, les amis se font rares et les ceux auxquels il a rendu service lorsqu'il était puissant n'en conservent aucun souvenir.
Le Bret vit de l'épargne qu'il avait accumulée, le futur l'inquiète. Puis il décroche un contrat de conseil, un autre, enfin ses affaires redémarrent. C'est à ce moment-là qu'il fait la connaissance de Ryad Boulaouane et que l'aventure de NoBank commence.
Ryad Boulanouar est un ingénieur passionné par l'électronique et l'informatique. Il été le chef de projet du passe Navigo et le directeur technique du projet de porte-monnaie électronique Monéo. Il a l'idée d'un compte de paiement, NoBank, qui tirerait intelligemment parti de l'informatique pour simplifier la vie de l'utilisateur, le tenir au courant par SMS de la situation de son compte, et pour lequel les bureaux de tabac tiendraient lieu d'agence.
Ce système repose en effet sur la confiance. La confiance est une affaire d'image et l'image d'une banque peut s'effondrer en un instant, entraînant par le mécanisme des dominos les autres à sa suite : d'où l'importance de la communication.
Pour conserver une image favorable, les banques doivent tout faire pour paraître sérieuses et donner l'impression qu'elles font passer l'intérêt du client avant tout. Cette image étant fragile, elles veillent à ne rien faire qui puisse la mettre en danger.
Frédéric Oudéa a donc demandé à Le Bret de ne pas publier son livre. Le Bret l'a publié quand même, car il estimait devoir faire connaître au public la façon dont les choses se passent à la tête des grandes entreprises : il a dû démissionner de Boursorama, filiale de la Société Générale dont il était le président.
Le livre a du succès, mais Le Bret se retrouve sur le sable de la traversée du désert. Quand un dirigeant démissionne, les amis se font rares et les ceux auxquels il a rendu service lorsqu'il était puissant n'en conservent aucun souvenir.
Le Bret vit de l'épargne qu'il avait accumulée, le futur l'inquiète. Puis il décroche un contrat de conseil, un autre, enfin ses affaires redémarrent. C'est à ce moment-là qu'il fait la connaissance de Ryad Boulaouane et que l'aventure de NoBank commence.
Ryad Boulanouar est un ingénieur passionné par l'électronique et l'informatique. Il été le chef de projet du passe Navigo et le directeur technique du projet de porte-monnaie électronique Monéo. Il a l'idée d'un compte de paiement, NoBank, qui tirerait intelligemment parti de l'informatique pour simplifier la vie de l'utilisateur, le tenir au courant par SMS de la situation de son compte, et pour lequel les bureaux de tabac tiendraient lieu d'agence.
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