Il n’existait pas d’entreprise dans l’économie soviétique ou plutôt il n’en existait qu’une, énorme, que le Gosplan dirigeait jusque dans le détail de ses opérations : ce que l’on nommait « entreprise » dans cette économie n’était qu’un établissement de cette énorme entreprise, et il exécutait les ordres venus du sommet.
J’ai participé en 1978 avec Anicet Le Pors, Roland Lantner et Jean-Claude Delaunay à une mission qui nous a permis de rencontrer à Moscou les dirigeants du Gosplan.
Ils nous dirent « il n’existe que deux formes d’organisation : la centralisation ou l’anarchie, et l’anarchie, nous n’en voulons pas chez nous. La centralisation est très efficace : nos entreprises n’ont pas besoin de faire de la publicité car nous leur amenons les clients ».
« Nous fixons les prix, dirent-ils encore. Le prix des automobiles, par exemple, est très supérieur à leur coût de production. Cela nous permet de subventionner les tomates ».
« Supposons, leur dis-je, que le directeur d’une entreprise qui produit des tracteurs constate que les moteurs que lui fournit une autre entreprise sont défectueux. Pourra-t-il se chercher un autre fournisseur ? » « Non, nous fut-il répondu. Il doit nous rendre compte, c’est nous qui le lui indiquerons ».
En sortant de la réunion nous avions des mines consternées : nous imaginions les conséquences d’une organisation qui ne laisse aux responsables du terrain aucune initiative autre que l’exécution des ordres reçus.
Devinant ce que nous pensions notre interprète, Nicolas Komine, dit « Que voulez-vous ! Depuis 1917 on a éliminé tous les entrepreneurs ici ».
La centralisation se veut rationnelle, les décisions étant cohérentes par construction. Cette rationalité peut être efficace pour un grand projet comme la construction d’un barrage, d’une arme nucléaire, d’un avion de chasse, etc., mais non pour répondre à la diversité des besoins d’une population.
Aucune planification ne pourrait en effet organiser efficacement les milliers de pêcheurs, éleveurs, agriculteurs, transporteurs, négociants, épiciers, bouchers, poissonniers, etc. qui forment autour de Rungis un réseau d’une infinie complexité : il vaut mieux qu’ils se débrouillent pour s’organiser entre eux afin de régler les milles problèmes qu’ils rencontrent.
Seule la rencontre de nombreuses actions indépendantes est capable de répondre à la complexité du monde réel : c’est la part de vérité du libéralisme.
Mais si le libéralisme se réduit à la création de valeur pour l'actionnaire l'entreprise sera soumise à des personnes qui, vivant loin d’elle, ignorent le détail de sa situation : elle ne pourra pas alors agir de façon judicieuse et l’économie sera aussi inefficace que si elle était dirigée par un Gosplan. C’est la part de mensonge du libéralisme.
Pour tirer cela au clair nous distinguerons deux moments dans l’exercice de la pensée ; nous distinguerons aussi, parmi les chefs d’entreprise, les dirigeants des entrepreneurs.
Ces deux distinctions, l’une intellectuelle et l’autre sociologique, se confortent pour éclairer la question à laquelle le libéralisme a répondu en énonçant à la fois une vérité et un mensonge.
L’exercice de la pensée comporte deux moments : l’un, rationnel, est celui où l’individu possède les concepts et raisonnements nécessaires pour connaître les instruments de l’action, et agir de façon rapide et judicieuse. Cette pensée est efficace mais limitée à l’exercice des métiers que l’on a appris et que l’on maîtrise.
L’autre moment est celui d’une pensée confrontée à une situation à laquelle l’individu n’a pas été préparé et dans laquelle il lui faut pourtant agir.
La personne qui dirige une entreprise, par exemple, est confrontée à un monde dont la complexité outrepasse les capacités de la pensée rationnelle : il englobe en effet la nature physique et les techniques, la nature humaine des compétences et des besoins et, en outre, un futur essentiellement imprévisible. Face à cette complexité l’entrepreneur doit être vigilant et actif : sa pensée est essentiellement préconceptuelle.
C’est pourquoi la direction des entreprises doit être décentralisée : la pensée préconceptuelle ne peut dégager les lignes de force d’une situation concrète, et décider en conséquence, que si elle est au contact immédiat du terrain de l’action et si elle peut mobiliser librement les ressources mentales de l’entrepreneur.
La gestion centralisée de l’économie ne peut aller qu’à l’échec, car elle implique entre la décision et le terrain où elle produira ses effets une distance qui interdit la prise en considération exacte de la situation : c’est la justification intellectuelle du libéralisme.
L’entrepreneur qui dirige une entreprise se distingue des spécialistes qu’elle emploie et dont la pensée, focalisée avec précision sur les instruments et méthodes d’un métier, ne peut nourrir des procédures efficaces que si elle est rationnelle.
La rationalité d’un métier technique rencontre cependant parfois elle aussi la complexité du monde réel, qui se manifeste par des incidents, pannes et autres événements imprévisibles. La rationalité ne suffit donc pas à tout, certaines personnes s’élèvent au dessus de son formalisme pour répondre aux imprévus et veiller au respect de la mission de l’entreprise : ces animateurs partagent avec l’entrepreneur l’exercice de la pensée préconceptuelle.
L’univers mental des entrepreneurs et des animateurs est cependant inimaginable pour des personnes dont la pensée s’est enfermée dans la rationalité d’un métier et dont l’univers mental est donc tout autre. C’est l’une des sources des incompréhensions et disputes qui surviennent dans une entreprise et peut-être la source principale. Rares sont dans notre société les personnes qui conçoivent ce qui se passe dans la tête d’un entrepreneur ou, en politique, dans celle d’un homme d’État : l’incompréhension est générale.
Parmi les économistes seul Schumpeter a été attentif au personnage de l’entrepreneur, mais comme il a réduit sa fonction à la prise de risque dans l’innovation il en a fait une sorte d’aventurier, ignorant ainsi sa structure mentale.
Il faudrait idéalement que toute entreprise fût dirigée par un entrepreneur. La nomination d’un dirigeant obéit cependant à un mécanisme sociologique qui hisse sur le pavois des personnes habiles dans l’art de la communication, or cet art ne suffit pas pour faire un entrepreneur.
Le milieu des dirigeants des grandes entreprises françaises se formant en outre autour des cabinets ministériels et réseaux d’influence, les entrepreneurs sont en minorité parmi nos dirigeants. Cela ne les empêche pas de se croire légitimes : ainsi Guillaume Pepy, la fin de son mandat à la SNCF approchant, a déclaré qu'il prendrait volontiers la présidence d’EDF ; Michel Bon, fort de son expérience comme DG de Carrefour, a trouvé tout naturel de prendre celle de France Telecom.
Nous connaissons d’autres cas où la conduite d’une entreprise a été confiée à une personne qui ignorait tout de ses techniques, de ses produits et de ses clients, mais avait su se faire sélectionner par le mécanisme de la cooptation. Il en est souvent résulté une catastrophe.
Les théoriciens du libéralisme voient dans l’actionnaire, et non dans l’entrepreneur, l’agent dont les décisions orienteront les entreprises et l’économie d’une façon décentralisée1 : leur polémique contre la gestion centralisée n’est pas une défense de l’entrepreneur mais une apologie de l’actionnaire.
L’efficacité dépend en effet de façon cruciale, estiment-ils, dans la façon dont les ressources financières sont orientées vers les investissements les plus productifs : or celui qui opère cette orientation, c’est l’actionnaire. Que les actionnaires prennent librement leurs décisions garantit que la statistique de leur addition donnera le meilleur résultat possible.
Si l’actionnaire est le moteur efficace de l’économie, l’entrepreneur s’efface pour laisser la place au dirigeant « agent des actionnaires » dont la mission est de satisfaire ces derniers et d’obéir à leurs ordres2. Le but de l’entreprise est alors de « créer de la valeur pour l’actionnaire », c’est-à-dire de distribuer des dividendes et de faire monter le cours de l’action afin de dégager une plus-value.
Pour évaluer cette conception de l’économie décentralisée il faut considérer le personnage de l’actionnaire, ce qu’il est et ce qu’il fait.
Le fait est que l’actionnaire est divers. Certains actionnaires s’impliquent dans la vie de l’entreprise à tel point que l’on peut les considérer eux aussi comme des entrepreneurs. La plupart des actionnaires placent cependant leur épargne en actions dans l’espoir d’un rendement, les gestionnaires de fonds de placement gèrent dans le même esprit l’épargne des autres et la masse financière que cela représente leur confère un rôle crucial dans le capital des grandes entreprises.
Considérons d’abord ceux des actionnaires qui sont des entrepreneurs. Masahiko Aoki a décrit les « venture capitalists » de la Silicon Valley3. Ce sont des experts qui connaissent les personnes et les techniques, jouent un rôle actif dans la « gouvernance » de l’entreprise, raisonnent sur ses produits et contribuent aux standards de facto qui procurent une compatibilité avec d’autres produits : ils ne se contentent donc pas de « placer leur argent ».
L’histoire abonde en anecdotes où les porteurs d’un projet rencontrent le « venture capitalist » qui leur permettra de démarrer.
Intel a été ainsi créée en 1968 par trois ingénieurs, Robert Noyce, Gordon Moore et Andy Grove, qui venaient de quitter Fairchild Semiconductor en raison d’un désaccord sur sa stratégie. Art Rock, « venture capitalist » qui avait financé le démarrage de Fairchild et connaissait les qualités de ces ingénieurs, avança les 2,5 millions de dollars nécessaires sur la base d’un business plan d’une page tapé à la machine par Noyce4.
Larry Page et Sergey Brin ont rencontré dans le lobby d’un hôtel Andy Bechtolsheim, cofondateur de Sun Microsystems, et lui ont expliqué leur projet de moteur de recherche. Bechtolsheim le jugea très supérieur à ce qui existait alors et signa sur le champ un chèque de 100 000 dollars à l’ordre Google Inc., ce qui incita les deux étudiants à créer leur entreprise le 7 septembre 1998.
Ces épisodes sensationnels attirent l’attention mais le rôle des actionnaires-entrepreneurs est loin de s’y réduire. Durablement présents dans le capital de l’entreprise, ils s’impliquent dans son activité, connaissent sa situation, contribuent à son orientation5 par les conseils et indications qu’ils donnent au chef d’entreprise avec lequel ils ont une relation assidue : ils l’éclairent en lui donnant des informations sur la place de l’entreprise sur le marché, les partenariats possibles, les initiatives des concurrents, l’évolution des techniques, etc.
Certains de ces actionnaires-entrepreneurs sont aussi des entrepreneurs-actionnaires : leur implication va jusqu’à créer et animer leur propre entreprise, qui agira aux côtés de celles dans lesquelles ils ont investi.
Des personnes comme Michael Burry6 ou Warren Buffett se donnent la peine d’estimer la valeur intrinsèque d’une entreprise en évaluant le potentiel de croissance que contiennent son positionnement, la qualité de son équipe dirigeante, les compétences de ses salariés, etc. : leur conception de l’entreprise est semblable à celle des actionnaires-entrepreneurs.
Quelle est la part des actionnaires-entrepreneurs dans la capitalisation boursière des entreprises ? Nous ne disposons pas de son évaluation mais nous la croyons très minoritaire car l’essentiel de l’actionnariat est composé de personnes qui confient leur épargne à des fonds de placement, lesquels considèrent l’entreprise à travers des indicateurs d’apparence simple comme l’EBITDA et le PER.
Une des règles de la théorie moderne du portefeuille est en effet de diversifier les placements afin de limiter les risques (« ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier »), ce qui oriente vers une approche statistique des entreprises plutôt que vers l’étude approfondie de chacune afin de repérer celle sur laquelle il conviendra de se focaliser.
On peut donc dire que dans leur ensemble, et une fois faite la part minoritaire des actionnaires-entrepreneurs, les actionnaires ne s’intéressent pas aux entreprises mais seulement au cours de leur action et au montant des dividendes. Ils sont ainsi aussi éloignés de la situation concrète des entreprises que peut l’être un Gosplan.
Lorsque Milton Friedman dit que la mission de l’entreprise est de maximiser la « shareholder value7 », phrase controversée mais qui a eu une immense influence, l’entrepreneur disparaît pour laisser la place au dirigeant « agent des actionnaires », les actionnaires étant « le principal » qui incite par divers moyens, dont les « stock options », l’« agent » à faire croître le cours de l’action.
Des économistes ont conçu une « théorie de l’agence » pour représenter ce mécanisme. Il serait peut-être excessif de dire qu’elle fait du dirigeant un polichinelle dont les actionnaires tirent les ficelles, mais pourtant il est analogue au chef d’entreprise soviétique contraint d’obéir aux ordres du Gosplan.
La « shareholder value » est au centre de la stratégie prédatrice qui consiste à acheter une part importante du capital d’une entreprise, à la saigner en extrayant un maximum de dividendes, puis à la laisser choir, épuisée, pour se trouver d’autres cibles.
Focaliser l’attention du dirigeant sur le profit, puis sur le cours de l’action, c’est l’inciter à se détourner de la vie de l’entreprise et des conditions pratiques de son efficacité.
Certes aucun chef d’entreprise n’est indifférent au profit, dont dépendent la pérennité de l’entreprise et l’indépendance de ses décisions. Il convient aussi que le cours de l’action se maintienne, car sinon l’entreprise risque d’être la cible d’un achat par des prédateurs qui la revendront à la découpe.
Mais pour savoir efficacement former ou embaucher des compétences, choisir des techniques, orienter les investissements, concevoir des produits, animer enfin l’entreprise de sorte qu’elle se renouvelle tout en restant fidèle à sa mission8, il faut un entrepreneur capable de trouver ses repères dans un monde complexe et non un « dirigeant agent des actionnaires ».
Cette exigence est d’autant plus forte aujourd’hui que l’informatisation a introduit autant de dangers nouveaux que de possibilités nouvelles : dans la compétition mondiale chaque pays a besoin non de dirigeants habiles dans l’art de la communication, mais d’entrepreneurs de l’iconomie qui sachent utiliser les ressources de la pensée préconceptuelle pour conquérir et défendre un monopole temporaire sous le régime de la concurrence monopolistique, puis le renouveler par l’innovation.
____1 Ludwig von Mises, Human Action, Yale University Press, 1949.
2 Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF, 2018.
3 Masahiko Aoki, « Information and Governance in the Silicon Valley Model », Stanford University 1999.
4 Ce business plan est reproduit p. 52 de Michel Volle, De l’informatique, Economica, 2006.
5 Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Le Seuil, 2012.
6 Michael Lewis, Big Short, Allen Lane, 2010.
7 Milton Friedman, « A Friedman doctrine‐- The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits », The New York Times, 13 septembre 1970.
8 Vincent Ducrey, Un succès nommé Huawei, Eyrolles 2019.
C'est clair et net !! belle démonstration Michel !!
RépondreSupprimerça me parait tellement limpide.
Une question tout de même, pourquoi penses-tu qu'aujourd'hui avec l'informatisation toujours montante, la place de l'entrepreneur/actionnaire est primordiale ? pourquoi ne l'était-elle pas avant déjà ?
merci et à bientôt
olivier Piuzzi
L'économie antérieure étant parvenue à la maturité dans le système technique de la mécanique et de la chimie, des entreprises pouvaient prospérer grâce au savoir professionnel de leurs salariés et sans être dirigées par un véritable entrepreneur.
SupprimerL'économie présente étant loin de la maturité dans le système technique informatisé il faut à une entreprise un entrepreneur capable de trouver ses repères, ne serait-ce que parce que l'importance des coûts fixe porte le risque au maximum.
Le temps et l'argent.
RépondreSupprimerAu-delà de l'expertise, des compétences ou des talents de l'entrepreneur, il lui faut de l'expérience, j'entends ici expérimenter la qualité de ses collaborateurs, de mesurer, d'affiner la pertinence de sa vision. Bref du temps à investir. Ce point reprend également la nécessité de courage, du goût de l'effort sous-jacents à votre papier sur la trahison.
Puis, sur cette base, convaincre (sauf idées géniales telles que reprises) les actionnaires (entrepreneurs un peu mais surtout les agents) de le suivre.
Il faut être fou pour innover aujourd'hui (coûts fixes de l'iconomie), mais c'est notre seule solution.
Ces jours-ci avec l'exemple de Danone, dans un contexte de crise où les secteurs économiques "rentables" rapidement sont mis sous pression, le temps et l'argent s'opposent fortement alors même que la temporalité de nos vies s’accélère. J’y ajouterai, au-delà de l’aspect marketing de la génération Y ou Z, les changements de fond sur notre identité singulière qu’il faut nécessairement (évolution sociétale) singulariser efficacement. Elle passe par les réseaux (sociaux mais pas que) au-delà des identités de l’entreprise.
Un peu comme si l’entrepreneur était de « l’ancien monde ».
Oh non, l'entrepreneur n'est pas de l'ancien monde ! Le monde d'aujourd'hui a terriblement besoin de lui.
SupprimerMais vous avez sans doute voulu dire que ce monde contient des forces qui refusent l'entrepreneur car elles sont suicidaires : si c'est cela, je vous suis.