Le rapport entre la pensée et le réel comporte deux moments : celui où la personne rencontre la complexité d’un monde dans lequel il lui faut trouver des repères pour pouvoir agir ; celui où, sachant ce qu’elle veut faire, elle recherche la précision nécessaire à l’action.
Nous dirons que la pensée est « préconceptuelle » dans le premier moment, « rationnelle » dans le deuxième (d’autres mots pourraient convenir, ceux-là nous ont semblé acceptables).
Beaucoup de personnes croient la pensée constituée de concepts et de raisonnements : l'expression « pensée préconceptuelle » risque de leur sembler dépourvue de sens. Cependant le fait est que les concepts ont été choisis, définis, nommés, et pour cela il a bien fallu qu'existe une pensée chronologiquement et logiquement antérieure aux concepts qu'elle construira. C'est cette pensée-là que nous voulons explorer ici.
Pour se convaincre de l’existence de ces deux moments chacun peut se remémorer des expériences : l’arrivée dans un pays étranger, l’apprentissage d’une nouvelle technique, nous confrontent à la complexité d’un monde devant lequel nous sommes privés de nos repères habituels. Cela est vrai aussi dans la pensée pure : le mathématicien qui entrevoit une théorie anticipe les résultats qu’il pourra en obtenir, mais ne possède alors ni la clarté des définitions, ni la rigueur des démonstrations.
Notre mémoire s’empresse d’oublier ces moments d’apprentissage dont elle ne veut conserver que le résultat, la clarté enfin acquise. Il est donc pénible de se les remémorer, et pourtant c’est utile car cela prépare à mieux trouver son chemin lorsque l’on se trouvera, une fois de plus, confronté à la complexité d’un monde que l’on ne connaît pas.
Un autre exemple éclairera ce qu’est la pensée préconceptuelle. Le général à la tête d’une armée est confronté, a dit Jomini, à « la tâche, toujours difficile et compliquée, de conduire de grandes opérations au milieu du fracas et du tumulte des combats ». Accomplie dans l’urgence, face aux initiatives de l’ennemi et en recevant des rapports incomplets et parfois fallacieux, cette tâche ne peut pas bénéficier de la rigueur des concepts et démonstrations. Le fait est pourtant que certains stratèges la maîtrisent : ils possèdent le « coup d’œil » qui leur présente à l’instant la décision juste sous la forme d’une évidence.
« Rien de plus juste que le coup d’œil de M. de Luxembourg, a dit Saint-Simon, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie, et en même temps un sang-froid qui lui laissait tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu et du danger du succès le plus imminent ; et c’était là où il était grand. Pour le reste, la paresse même1. »
On pense aussi à Leclerc qui, outre l’habileté tactique, avait le sens des possibilités stratégiques comme il l’a montré à propos de l’Indochine2.
Les stratèges qui ont le « coup d’œil » possèdent, à défaut de concepts et démonstrations, un « petit nombre de principes fondamentaux dont on ne saurait s’écarter sans danger », dit encore Jomini, et dont dérive un « petit nombre de maximes d’application qui servent de boussole à un chef d’armée ».
Acquérir ces principes, ces maximes, est le fait d’une éducation et d’une formation qui ne portent leurs fruits que chez les tempéraments capables d’en tirer parti, mais sans lesquels un stratège – général ou entrepreneur – ne sera qu’un débutant maladroit.
La pensée pré-conceptuelle est donc un art qui peut s’apprendre et qui a ses apprentis, ses maîtres et ses virtuoses, ces derniers entourés de la foule qui, ignorant jusqu’à l’existence de cet art, crie au miracle comme devant un prestidigitateur quand elle le voit s’exercer.
Les « principes fondamentaux » dont a parlé Jomini s’appuient sur une sensibilité esthétique qui, tout en évitant les incohérences, recherche une résonance entre la situation et sa représentation mentale, et inscrit l’action dans le temps comme le font le chasseur qui saisit l’occasion, le danseur qui enchaîne gestes et attitudes, le chef d’orchestre attentif au tempo giusto. Seule cette sensibilité permet en effet à l’intuition d’anticiper et enjamber les étapes du raisonnement : ceux qui n’en possèdent pas l’amorce ne pourront jamais acquérir le « coup d’œil ».
Développons cela. Une pensée incohérente s’annule : selon les logiciens celui qui affirme une proposition qui se nie elle-même (disant par exemple « il est absolument vrai que tout est relatif ») pourra en déduire « 1 = 0 » ou toute autre absurdité. La sensibilité esthétique évite d’instinct l’incohérence car elle lui répugne.
Cependant la cohérence ne garantit pas la justesse de la pensée : il faut encore que celle-ci réponde à la situation à laquelle sont confrontées les valeurs que porte la personne et qui motivent son action. Cette situation est complexe, donc impensable dans l’absolu ; elle a cependant une structure, des lignes de force, que des indices révèlent comme autant d’évidences à la sensibilité de celui qui sait les interpréter : la pensée et la situation s’accordent alors comme deux cordes qui vibrent en résonance. Leclerc a ainsi su percevoir les lignes de force de la situation en Indochine.
Reste à inscrire dans le temps l’intention qui exprimera les valeurs dans cette situation : le chasseur expérimenté saisit l’instant juste pour le tir, les tâches qu’enchaîne un processus de production dans une entreprise obéissent à une chorégraphie au rythme exact. Leclerc, encore lui, a su saisir l’instant à Koufra et donner lors de la libération de Paris un rythme soutenu aux opérations.
La pensée préconceptuelle explore le monde en projetant sur lui la clarté de l’intuition. Certes l’intuition comporte un risque d’erreur mais il est moindre que si l’on ne voyait rien : que l’on pense à la conduite automobile, la nuit, avec ou sans phares. Nous avons hérité cette pensée de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, qui devaient se débrouiller pour agir sans disposer des instruments rationnels que les Grecs inventeront.
Il arrive que l’on doive pourtant agir sans délai dans des situations devant lesquelles on est comme aveugle car on n’a ni repère, ni orientation. Le mieux est alors de chercher les conseils d’une personne plus expérimentée, mais parfois l’urgence s’y oppose. Alors on agira au hasard et cela donne rarement un bon résultat.
La pensée préconceptuelle est indifférente à la question du Bien et du Mal car cette question concerne le choix des valeurs et se tranche avant toute confrontation avec une situation particulière, donc avant les démarches de la pensée préconceptuelle : or c’est cette forme particulière de la pensée que nous voulions décrire ici. Le stratège qui se met au service de valeurs perverses n’en est pas moins un stratège.
L’entrepreneur qui anime une entreprise est confronté, comme elle, à la complexité du monde réel : les ressources naturelles sont soumises aux aléas du climat et de la géopolitique, les techniques évoluent en apportant de nouvelles possibilités et des dangers nouveaux, les concurrents prennent des initiatives, le futur enfin est essentiellement imprévisible. Il faut pourtant investir, définir les produits, organiser leur production, donc décider et agir. Le problème est insoluble si l’entrepreneur ne possède pas le coup d’œil du stratège, s’il ne maîtrise pas l’art de la pensée pré-conceptuelle qui, seul, permet de saisir la complexité du réel de façon intuitive afin d'y percevoir les opportunités et les risques.
Nous ne sommes pas tous ni toujours dans la situation du stratège, de l’entrepreneur, qui doivent prendre des décisions judicieuses dans un monde complexe et sous la pression de l’urgence. Par contre nous rencontrons tous des situations dans lesquelles nous sommes des apprentis, des bizuts, privés des repères qu’il faut acquérir en se formant, en s’informant.
Pensez à ce qui s’est passé lorsque vous avez appris à conduire une voiture, à vous repérer dans une ville nouvelle, etc. Vous êtes intelligent, vous comprenez vite, votre apprentissage a été court ; soit, mais rappelez-vous : à l’instant initial vous étiez incapable d’agir, à l’instant final vous saviez le faire. Qu’avez-vous acquis dans l’intervalle ?
Vous avez acquis les concepts qui nomment les choses, expérimenté les causalités qui relient une action à ses conséquences, acquis enfin la grille conceptuelle qui, faisant abstraction de tout ce qui est étranger à l’action considérée, permet de focaliser l’attention sur sa réalisation.
Vous avez ainsi construit la pensée rationnelle adéquate à l’action considérée et vous savez conduire, vous savez vous repérer dans la ville auparavant inconnue, etc. La même description conviendrait pour dire ce qui s’est passé en vous lorsque vous avez appris à vous servir d’un tableur, mais vous l’avez sans doute oublié puisque nous oublions tous nos apprentissages.
La pensée rationnelle est celle du professionnel qui maîtrise une spécialité : il en connaît les instruments, il sait les manier avec précision, il sait agir de façon rapide et efficace lorsqu’il est confronté à l’une des situations auxquelles répond sa spécialité. La pensée rationnelle est adéquate à l’action dans ces situations, à laquelle elle fournit des concepts pertinents et de raisonnements exacts.
Ces situations forment un monde lui-même complexe (que l’on pense aux maladies que rencontre un médecin), mais cependant étroit comparé au monde extérieur à la spécialité, voire à tout ce que l’on connaît, et qui se manifeste en nous confrontant à des situations imprévisibles, incompréhensibles, dans lesquelles nous devons pourtant trouver le moyen de nous débrouiller, étant redevenus des bizuts : il nous faudra alors renouer avec les démarches de la pensée pré-conceptuelle, et ce sera tant mieux si nous avons assimilé ses « principes et maximes d’application », comme dit Jomini.
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1 Saint-Simon (1675-1755), Mémoires, Gallimard 1983, vol. I p. 207. La langue de Saint-Simon n’est pas la nôtre ; il faut traduire « flatterie » par « assurance » et « danger du succès » par « risque ».
2 « La solution complexe, et probablement longue à venir, ne pourra être que politique : en 1947 la France ne jugulera plus par les armes un groupement de 24 millions d'habitants qui prend corps, et dans lequel existe une idée xénophobe et peut-être nationale. » (Rapport du général d'armée Leclerc faisant suite à sa mission en Indochine, 8 janvier 1947).
Merci beaucoup, cher Michel! Ce que tu dis est très intéressant; extrêmement utile. J'ai dû lire trop vite mais je ne vois pas de référence à des auteurs qui parleraient de ce sujet: est-ce un "concept" ;-D que tu as créé?
RépondreSupprimerEn faisant une recherche je vois que Piaget a parlé avant moi de la "pensée préconceptuelle", mais en donnant à cette expression un autre sens que le mien : il ne s'agit donc pas du même concept.
SupprimerOui, en effet. Alors un grand bravo! A quand un livre?
RépondreSupprimerLe chapitre consacré au "monde de la pensée" dans "Valeurs de la transition numérique" (https://www.amazon.fr/Valeurs-transition-numérique-Civilisation-industrielle/dp/1982964154/) parle de la pensée préconceptuelle, même si à l'époque je n'utilisais pas cette expression.
SupprimerMerci Michel pour cette réflexion qui m'a évoqué plusieurs lectures majeures des dernières années sur la "fabrique de la décision", notamment Daniel Kahneman (prix Nobel, quand même) dans "Thinking Fast and Slow"... Mais c'est aussi proche de la pensée chinoise sur le "potentiel de situation"... Beaucoup de matière pour éclairer un sujet complexe, mais difficile à faire évoluer tant les "décideurs" pensent que leur arrivé à ce type de responsabilité consacré un talent alors qu'il s'agit plutôt de reconnaitre une habileté.
RépondreSupprimerCe que vous appelez "pensée pré-conceptuelle" n'est que l’utilisation par tout être vivant d'un algorithme décisionnel sur base pure d'inférence statistique. Ce que vous pourriez appeler "pensée conceptuelle" est l'utilisation d'un référentiel sociétal dans la formulation de la pensée. En d'autres termes c'est toute la distance entre l'art et le politique. Frank Wittendal
RépondreSupprimerLire J-M. Keynes : "Pure intuition"
RépondreSupprimerFrank Wittendal