jeudi 4 août 2022

Notre Russie

Le film qu'Alexeï Navalny a consacré au palais de Poutine décrit l’autocrate, chef d’une bande de prédateurs, entouré d’une cour servile d’anciens du KGB, qui a ces temps derniers plongé la Russie dans une crise et dévasté tout ce qu’il a pu atteindre de l’Ukraine.

La Russie ne se réduit pas aux crimes de ce psychopathe ni aux mensonges dont sa propagande abreuve une population crédule.

La Russie est une très grande nation, héritière d’une histoire longue et riche en enseignements (dont certains douloureux). Comme toute grande nation elle existe ainsi sur deux plans : celui de sa réalité présente, instantanée et en quelque sorte photographique ; et celui, dynamique, de sa respiration et de son rayonnement historique.

Nous avons donc le droit, nous autres Français, de parler de notre Russie qui a eu tant d’influence sur notre identité et enrichi notre conception du monde. Que serions-nous si elle ne nous avait pas donné sa musique, ses livres, et avec eux le grain de folie qui, compensant les limites de notre rationalité, se marie si bien avec elle ?

Notre culture, nos valeurs ne seraient pas les mêmes si nous n’avions pas eu de contact avec la Russie. Natacha Rostova, Pavel Ivanovitch Tchitchikov, Pougatchev, le chat Berlioz, sont aussi vivants dans notre imaginaire que Tartufe, la duchesse de Guermantes et Fabrice del Dongo. Nos scientifiques se sont nourris des travaux de Lev Landau et Andreï Kolmogorov.

Cette Russie nous fait rêver. Oui, notre Russie est un rêve et la France, leur France, fait sans doute aussi rêver des Russes…

Quand on se rend sur place on découvre cependant non une réalité contraire au rêve, mais la réalité d’un rêve. La cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, les églises du Kremlin avec leurs bulbes dorés, ne sont-elles pas un rêve réalisé ? Ne s’imposent-elles pas à une attention qui refuse de voir les parallélépipèdes de l’architecture soviétique ?

Visitant ces églises en 1978 j’ai prié l’interprète de commenter les fresques d’Andreï Roublev. Cela lui a pris du temps et a rendu furieux un de mes compagnons de voyage. Il m’a réprimandé : il aurait sans doute préféré parler de moissonneuses-batteuses, d’usines sidérurgiques, de grands chantiers et autres réalisations du régime soviétique.

J’ai envoyé balader cet imbécile. L’économie est une chose, l’histoire en est une autre, et un pays sans histoire est comme une personne privée de cerveau.

Lénine et Staline, qui méconnaissaient les institutions complexes de notre République libérale et démocratique, ont cru que l’histoire était un mécanisme dont la Révolution française indiquait les rouages : si Staline a fait tuer en 1936 les chefs de l’Armée rouge, c’est pour enrayer cette machine qui allait croyait-il faire émerger un Bonaparte russe.

Les bolcheviques ont sacrifié à cette conception mécanique les valeurs d’une culture, les images qu’elles portent et qui donnent leur sens à la vie et à l’action. Les succès qu’a eus le régime soviétique dans les sciences, l’ingénierie, l’éducation, la santé, etc. ne compensent pas cette tentative de destruction de l’âme de la Russie.

Elle n’a pas abouti. Pour peu que l’on soit ouvert, attentif et sensible, on rencontre toujours chez les Russes ce qu’a dit Lesley Blanch : « Il existe un élément inexplicable sous la surface de tous les Russes ; une obscurité ou une profondeur qui leur appartiennent en propre. C’est peut-être leur côté asiatique ; en tout cas, elle reste mystérieuse pour l’Occident et c’est la force particulière des Russes que cette autre dimension dans laquelle ils se replient à volonté. » (Voyages au cœur de l’esprit, Denoël, 2003, p. 83).

*     *

Il est vrai que beaucoup de personnes ne sont pas ouvertes, attentives ni sensibles. Certains croient exprimer un soutien à l’Ukraine en boycottant les artistes et les scientifiques russes, tout comme d’autres ont chez nous boycotté pendant la guerre de 14-18 tout ce qui était allemand. Ils parlent d’humilier la Russie, voire de la détruire. Comme s’il était possible d’humilier, de détruire une grande nation !

L’Ukraine est une autre grande nation. Son histoire est marquée par un dialogue prolongé avec la Russie et avec la Pologne, elle est proche de l’Europe, elle s’efforce de se doter d’un régime démocratique, de se libérer de l’emprise d’un réseau d’oligarques prédateurs.

Soutenir l’Ukraine, c’est résister à Poutine et à une bande dont nous espérons que les Russes seront bientôt débarrassés. Nous devrons alors tout faire pour aider la Russie à retrouver sa personnalité historique. Il ne s’agit pas de la rendre occidentale ni démocratique à notre façon, il faut qu’elle soit simplement russe : nous avons besoin d’elle.

4 commentaires:

  1. Oui ! Si je me permets... un bout de "ma" Russie: https://jackyfayolle.net/portfolio/a-lest-en-lisant-en-cavalant-3-la-volga-paisible/

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  2. Connais-tu « Le naufrage de l’Union soviétique » de Christian Megrelis (X57) ?

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  3. Non. Je l'ai acheté sur Kindle. Merci de me l'avoir signalé.

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