Une part du personnage de Berlusconi s'explique par ses débuts comme animateur de soirées sur des bateaux de croisière. Ce dur métier oblige à mettre de côté les éventuels soucis personnels pour montrer, en permanence, un visage réjoui et entraînant. Celui qui est passé par cette école saura présenter une apparence soigneusement calculée, d'autant mieux réussie qu'elle semble plus spontanée.
Une autre part s'explique par sa trajectoire – après avoir été amuseur il est devenu promoteur immobilier, puis commerçant, publicitaire, entrepreneur médiatique, homme politique enfin – et cette trajectoire constitue, de façon géniale, une suite cumulative d'initiations. Oui, je dis bien « de façon géniale » : il faut du génie pour tirer partie des aléas de la vie en accumulant continuellement du potentiel.
Berlusconi promoteur construit un quartier d'immeubles qu'il dessert par une chaîne de télévision et où il installe un magasin : il peut voir immédiatement l'effet de la publicité télévisuelle sur les ventes. L'expertise ainsi acquise lui permettra de fonder solidement le commerce de la publicité sur les chaînes qu'il créera ensuite.
Alors que ses affaires rencontrent des difficultés, les partis politiques italiens sont déstabilisés et pratiquement anéantis par l'opération judiciaire mani pulite : Berlusconi change encore une fois de terrain, mais toujours avec la même stratégie cumulative, en important dans la politique son savoir-faire en ingénierie d'affaires et en publicité. Cela ne lui réussit d'abord qu'à demi mais il sait apprendre et finalement il s'impose.
Dans sa personne s'opère alors la fusion du politique et de l'animateur de télévision, personnage construit mais d'apparence spontanée, empathique et visible de tous, qui émet une image où chacun puisse se reconnaître et se contempler, à laquelle chacun puisse s'identifier.
C'est du grand art. À l'intérieur du clown d'apparence ridicule fonctionne une mécanique intellectuelle rigoureuse qui analyse les statistiques, décortique les sondages et calcule de façon conséquente l'apparence à produire, le scandale à organiser, le coup médiatique paradoxal mais productif.
Les naïfs s'étonnent de voir tant d'intellectuels – philosophes, sociologues, historiens – autour de Berlusconi : c'est qu'ils n'ont pas compris la nature du travail que celui-ci accomplit sur lui-même.
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La trajectoire de Sarkozy est très différente. Il n'est pas passé par les mêmes étapes, il n'a pas reçu les mêmes initiations.
S'il est un « fils de la télévision », comme il le dit, il ne se situe pas du même côté de l'écran : sa formation est celle d'un spectateur et non d'un producteur. Il a certes compris l'importance de la télévision dans la politique, il sait qu'il faut savoir en jouer, mais il n'a pas appris l'art de séduire. Alors que Berlusconi porte un masque souriant qui exprime une inébranlable confiance en soi, Sarkozy apparaît nu à l'écran où il se montre inquiet au sens plein du mot : à la fois anxieux et agité.
Il marche sur une corde raide car les médias usent leur homme, il le sait. Même parmi ses partisans beaucoup de gens zappent dès qu'il apparaît à l'écran parce que son apparence leur est physiquement désagréable. Cela ne veut pas dire qu'ils ne voteront pas pour lui à la prochaine occasion, mais assurément cela lui fait perdre une frange de l'électorat.
L'analyse de Musso éclaire d'autres aspects du Sarkoberlusconisme. Le héros médiatique doit apparaître aussi comme un martyr. Il faut qu'il dramatise la politique, qu'il divise l'opinion, qu'il érige en face de soi des ennemis qui l'attaqueront, le persécuteront, le feront théâtralement souffrir : l'exhibition de la souffrance de la victime suscite une compassion qui, conjuguée à l'admiration pour le héros, culmine en une sorte de tendresse. L'émotion est alors portée à son comble...
Le terrain politique ainsi dramatisé procure à l'animateur assez de voix pour prendre et garder le pouvoir. Il utilise alors celui-ci pour mener une stratégie politique qui, elle, n'est plus une pure apparence médiatique : elle a une consistance robuste.
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L'entrepreneur le plus riche d'Italie et l'ancien maire de Neuilly-sur-Seine se rejoignent en effet dans la même conception du monde au centre de laquelle trône une toute petite oligarchie, fort riche. Sur le marché mondial, leur politique assure la promotion des « champions nationaux » que sont quelques grandes entreprises ; à l'intérieur, elle maintient l'ordre par la combinaison de la compassion et de la distraction, du RSA et du spectacle, panem et circenses, l'évocation rituelle d'une insécurité imaginaire maintenant la cohésion du troupeau apeuré.
Cette politique cohérente est électoralement productive : c'est une machine à produire du pouvoir. On peut ne pas l'aimer, on peut estimer qu'un pouvoir qui ne sert qu'à produire du pouvoir tourne à vide – tout comme tourne à vide un capital qui ne sert qu'à produire de l'argent - , mais il ne faut sous-estimer ni sa puissance, ni sa stabilité.
Ceux qui disent que Berlusconi est un clown ont raison puisqu'il est et reste un animateur, un amuseur public ; mais ils ignorent à quel point il faut être intelligent, calculateur, à quel point il faut savoir maîtriser son expression pour être un bon clown.
Sarkozy n'est manifestement pas un bon clown mais il a d'autres points forts : il sait à merveille diviser et dramatiser pour dégager une majorité, il a le génie de la tactique électorale, il sait aussi se désigner des ennemis dont il sera la victime puis les détruire en héros.
On peut, une fois de plus, ne pas aimer ces deux hommes, mais il ne faut pas les sous-estimer ni sous-estimer la télévision qui leur sert de pivot. Tout tourne en effet autour du « télépol » auquel Pierre Musso a consacré son dernier chapitre, de cet alliage entre la télévision et le politique qui confère à notre époque son style culturel – un style qu'on peut ne pas aimer lui non plus mais qu'il faut connaître et comprendre.
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