Le réseau a pour fonction d'unifier un territoire, qu'il enserre comme un filet (la « résille ») et qu'il piège comme les « rets » du chasseur, en supprimant la distance ou du moins en réduisant ses effets. Ainsi, et tandis que la téléphonie filaire procurait au signal vocal une ubiquité relative car conditionnée par la proximité d'un terminal, la téléphonie mobile lui confère une ubiquité absolue. Avec les « smartphones » elle s'étend aux réseaux informatiques qui rassemblent tous les ordinateurs en un seul automate : l'Internet condense le monde en un point, espace topographique de dimension zéro où se déploie une autre métrique, celle qui évalue la distance entre un lecteur et un document…
Les saint-simoniens pensaient, eux, aux routes, au télégraphe, aux canaux, aux chemins de fer, et aussi à la banque et à l'assurance : ils ont, avant l'heure, rêvé le canal de Suez et le tunnel sous la Manche. L'imaginaire du réseau s'est allié chez eux, très naturellement, à celui de la communication, de l'échange pacifique entre les êtres humains, et aussi au développement économique que facilite la baisse du coût et du délai du transport. Leur réseau devait fournir enfin à la Nation – et, plus largement, à l'humanité tout entière – une plate-forme, une infrastructure dont la disponibilité faciliterait ou susciterait l'émergence d'une activité productrice de bien-être.
Ainsi le saint-simonisme propose, entre les deux extrêmes de l'économie totalitaire centralisée et du dogme néo-libéral, une synthèse qui articule d'une part la création et la gestion délibérées, politiquement voulues, de la plate-forme des réseaux, d'autre part la floraison des libres initiatives que cette plate-forme favorise.
La diversité des réseaux – routier, aérien, électrique, informatique, bancaire – s'appuie ainsi sur une même intuition, une même symbolique, une approche semblable de la nature. Chaque réalisation physique doit certes tenir compte de contraintes spécifiques comme ces lois de Kirchhoff qu'un sénateur avait obligeamment proposé à Jean Bergougnoux de faire abroger : pourtant on retrouve, au plan économique, quelques lois communes à tous les réseaux.
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Tout réseau est un être organique : on peut le représenter par un modèle en couches qui articule des organes obéissant chacun à un protocole particulier (langage, ingénierie) et communiquant avec les autres à travers des interfaces : la physique des nœuds (hubs du transport aérien, commutateurs du réseau téléphonique, centrales du réseau électrique, direction générale d'une banque) diffère de celle des liaisons de transport, différente elle-même de celle de la distribution. Le fonctionnement simultané des diverses couches, et de leurs échanges, est une condition nécessaire du fonctionnement du réseau : on ne peut donc pas dire qu'une couche soit plus « importante » qu'une autre.
Dans le coût d'un réseau les organes les moins techniques occupent cependant la plus grande part : la « chevelure » du réseau de distribution, dont l'installation est surtout une affaire de génie civil, représente par exemple 75 % du coût du réseau téléphonique et on retrouve une proportion analogue dans le réseau électrique, le réseau d'agences d'une banque ou du pôle emploi etc. Comme les parties les plus « intelligentes » – commutateurs, centrales électriques, réseau de transport – où se concrétisent la plupart des innovations pèsent relativement moins dans l'actif du réseau, il arrive que des améliorations techniques soient bloquées par la contrainte d'une mise à niveau coûteuse de la distribution.
L'économie d'un réseau est d'abord une économie du dimensionnement : les ressources de production et de transport, étant définies a priori, peuvent être mises en œuvre pour un coût d'exploitation faible ou négligeable jusqu'à un seuil au-delà duquel le coût marginal est très élevé ou même infini. Lors de la construction du réseau, sa dimension (taille des avions et fréquence des vols, débit des liaisons informatiques, densité et effectifs des agences bancaires etc.) sera déterminée en fonction de la nature statistique de la demande ainsi que du coût unitaire du dimensionnement.
Tant que le volume de la demande reste inférieur au dimensionnement, le coût d'exploitation du réseau est à rendement croissant (satisfaire une demande supplémentaire ne coûte pratiquement rien). Le réseau obéit alors au régime du monopole naturel : il ne pourra donc être économiquement efficace que s'il est soumis à une régulation porteuse de l'intérêt commun.
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Le réseau, avons-nous dit, fournit une plate-forme qui favorise le déploiement de l'économie : l'entreprise qui l'installe et l'exploite est bien placée pour percevoir les possibilités qu'il offre et peut, si elle le veut, diversifier elle-même son offre en une gamme de produits.
C'est ce qu'a fait par exemple la banque. Son produit essentiel est devenu l'entretien d'une relation avec le client qui, satisfait et fidélisé, lui achètera toute la gamme des services financiers : non seulement la gestion des comptes mais aussi le crédit pour le logement, l'assurance, la gestion de fortune etc. La relation avec le client, ainsi conçue, suppose un « multicanal instantané » ou mieux un « transcanal » : le système d'information doit être organisé de telle sorte que le réseau puisse agir de façon cohérente, et sans délai, quel que soit le vecteur emprunté par le client (face à face en agence, courrier, téléphone, messagerie électronique, site Web) et quel que soit le service concerné.
Mais pour diversifier ainsi son offre le réseau doit opérer une réorganisation qui, semble-t-il, l'écartera de son « cœur de métier » et suppose un effort pénible devant lequel les corporations renâclent et les dirigeants hésitent. C'est pourquoi un monopole refusera souvent les occasions de diversification, même quand elles sont évidemment utiles et rentables. C'est une des raisons qui ont milité pour l'introduction de la concurrence, censée secouer le traditionalisme des monopoles.
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Revenons à la plate-forme. Outre la loi du dimensionnement, elle est soumise à une exigence de cohérence : la structure géographique des nœuds et des liaisons, les protocoles de communication doivent être compatibles sur toute l'étendue du réseau et cette compatibilité doit être maintenue à travers les redimensionnements qu'exige l'évolution de la demande, à travers la transformation des équipements et des techniques qu'exige l'innovation.
Cette contrainte de cohérence contribue à faire de la plate-forme un monopole naturel physique dans son emprise géographique. Monopole physique : cette expression signifie que s'il est loisible – pour des raisons politiques, idéologiques, ou encore pour encourager la diversification des services – de répartir l'exploitation de la plate-forme entre plusieurs entreprises juridiquement distinctes, leurs décisions doivent être aussi soigneusement coordonnées que s'il s'agissait d'une seule entreprise.
Dans le cas des télécommunications, par exemple, le monopole physique s'appliquera à un bloc densément rempli de la matrice de trafic (c'est-à-dire en fait aux communications internes à une nation). Pour garantir la cohérence des protocoles et éviter la redondance des équipements, il faudra que le régulateur soit pour les entreprises du secteur l'équivalent de ce qu'est une DG pour les directions d'une même entreprise, qu'il leur offre un lieu où elles puissent se concerter pour leurs investissements et leurs choix techniques : il serait en effet naïf de croire que des contrats, sources inépuisables de contentieux, puissent à eux seuls assurer une telle coordination.
Mais est-ce possible alors que chaque entreprise est jalouse de son indépendance ? N'est-il pas contre nature de lui imposer une coordination avec des concurrents ? Le régulateur a-t-il, en tant qu'institution, les pouvoirs nécessaires ? La réponse à ces trois questions est aujourd'hui évidemment négative.
Sans l'ouverture à la concurrence il est certain que la diversification des services de télécommunication aurait été plus lente : la téléphonie mobile et l'Internet, par exemple, auraient été freinés, la baisse des tarifs aurait été moins rapide. Mais par ailleurs la diversification a porté sur l'infrastructure elle-même au prix d'une redondance et la R&D, devenue un secret d'entreprise, a perdu de son ressort en se cloisonnant.
L'expérience historique des télécommunications apporte ainsi des enseignements qui permettent de dépasser les polémiques concernant les avantages et inconvénients comparés du monopole et de la concurrence : elle permet maintenant d'établir finement le bilan de la mise en concurrence et, sans nécessairement revenir sur la délimitation juridique des entreprises, d'éclairer de façon précise la mission du régulateur.
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Il reste que pour tout réseau l'enjeu global, qui s'exprime en termes d'utilité du produit et d'efficacité de la production, se situe à deux niveaux différents : il s'agit d'une part d'entretenir une plate-forme convenablement dimensionnée et maintenue à l'état de l'art ; d'autre part d'offrir aux clients, sur cette plate-forme, des services diversifiés à travers une relation transcanal.
La diversification de l'offre accroît l'utilité du réseau pour ses clients et, du même coup, sa rentabilité. Elle suppose cependant un repositionnement délicat. Le réseau doit d'abord éviter d'entrer en concurrence avec ses clients naturels, aptes eux aussi à offrir des services sur la plate-forme. Par ailleurs la plupart des nouveaux services supposent une conjonction d'expertise et impliquent l'alliance avec des partenaires : définir le partage des responsabilités, des recettes et des dépenses suppose une ingénierie d'affaire à laquelle le passé de la plupart des réseaux ne les a nullement préparés.
Enfin seule l'informatisation permet l'empaquetage des services, la relation transcanal avec le client, l'interopérabilité des partenariats. Or les systèmes d'information des réseaux sont tous des mille-feuilles, héritage d'une histoire où chaque génération a laissé une couche géologique différente des autres mais qu'il serait coûteux de refaire à neuf.
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Il était nécessaire de faire apparaître les images que fédère la symbolique des réseaux, ainsi que les lois économiques auxquels ils sont tous soumis. Cependant la diversité de leur physique, de leur histoire, de leurs cultures appelle à des raisonnements très fins pour évaluer, dans chaque cas particulier, le bilan des effets de toute orientation, de toute décision.
L'autorité des dogmes centralisateurs ou libéraux ne peut pas ici suffire : la pensée de Saint-Simon, qui conjugue l'idéal républicain et le souci de l'efficacité économique, offre une synthèse utile pour tirer les leçons de l'expérience et préparer le futur.
Saint-Simon voyait dans l'industrialisme (qui, dans son langage, désigne ce que nous appellerions aujourd'hui « esprit d'entreprise ») une « nouvelle religion de l'humanité » focalisée sur l'intérêt commun, les liens de fraternité instaurant entre les êtres humains un réseau moral qui se superpose à l'infrastructure des réseaux physiques. Or l'économie contemporaine rencontre une exigence analogue : l'entreprise informatisée, automatisée, ne pourra être efficace et prospérer dans la durée que si s'y instaure un « commerce de la considération » (Norbert Alter, Donner et prendre : la coopération en entreprise, La Découverte, 2009).
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