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Les vagues de panique que suscite la contemplation du ratio « dette brute de l'État / PIB » sont du pain bénit pour les salles de marché : la crédibilité des États étant mise en doute, elles jouent à la baisse pour la faire plonger encore et encore.
Supposez qu'à tort ou à raison les créances sur un État paraissent fragiles, par exemple sur la base de cet indicateur chimérique qu'est le ratio « dette brute / PIB ». Les short sellers vont emprunter en masse ces créances et les vendre immédiatement. Le cours va baisser et cela procurera aux salles de marché un profit qu'amplifie le recours judicieux aux produits dérivés : ce sera autant de gagné pour leurs actionnaires, pour les hedge funds.
Mais la baisse du cours des créances entraînera une hausse du taux d'intérêt réclamé à cet État. Les créances paraîtront de plus en plus fragiles : une fois amorcée, la spirale peut aller jusqu'à l'effondrement, jusqu'à une faillite que, peut-être, rien ne justifiait.
C'est ce qui se passe actuellement avec la Grèce. Certes, elle est endettée ainsi que son État. Mais elle a un potentiel de croissance économique auquel contribue d'ailleurs la large part informelle de son économie (cette part qui, échappant par nature à l'État, devrait réjouir les néo-libéraux !).
L'économie informelle n'apparaissant pas plus dans les statistiques que dans les impôts qu'elle paie à l'État, le PIB de la Grèce est sous-estimé mais qui s'en soucie ? L'opinion des « marchés » ne considère que les indicateurs publiés et ne s'interroge pas sur leur pertinence.
La « rigueur » va comprimer l'ensemble de cette économie, qu'elle soit formelle ou informelle, et voici l'engrenage mortel :
1) sur la base d'un indicateur fallacieux qu'ils prennent théâtralement au sérieux, « les marchés » jugent l'État grec trop endetté et augmentent la prime de risque qui lui est demandée.
2) Pour desserrer l'étau, l'État grec adopte une politique de « rigueur » et comprime ses dépenses. Mais elle assèche ses deux économies, l'officielle et l'informelle. Il en résulte une baisse des recettes fiscales, l'État ne peut pas réduire sa dette.
3) « Les marchés » accentuent encore leur pression, etc.
Après avoir dévoré la Grèce les salles de marché, mises en appétit, ne vont pas en rester là. Elles vont s'attaquer au Portugal, à l'Espagne, puis à l'Italie, à la Grande-Bretagne, à la France. Rien ne peut arrêter cette machine : elle est comme le canon libéré des amarres dont Victor Hugo parlait dans Quatre-vingt-treize et que la houle projette contre les parois du navire qu'il finit par détruire.
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Le drame est d'un comique amer : le bilan des États ayant été déséquilibré par les prêts qu'ils ont faits pour sauver les banques, celles-ci les tiennent par la barbichette (voir Mille Madoffs (suite)) et se retournent contre eux. Puis la meute s'attaque à l'Euro : comment résister à la tentation quand les warrants sont si profitables ! Celui qui s'y refuserait serait un mauvais trader...
L'Europe politique, ou plutôt la tentative d'Europe politique, n'y résistera pas plus que l'Euro. Alors le comique devient grinçant : les avantages économiques qu'apportait l'Europe s'évanouissant, la récession s'approfondira et l'Euro démembré – soit en retournant aux monnaies nationales, soit en définissant un Euro par pays tout comme l'on distingue le dollar américain du dollar canadien – sera une aubaine pour les salles de marché qui pourront jouer de nouveau sur la diversité des taux de change.
Ce qui se passe en Grèce permet d'anticiper ce qui nous attend : l'économie grecque avait, disions-nous, un potentiel de croissance ; les restrictions qui lui sont imposées vont tuer ce potentiel et la plonger durablement dans le marasme.
Devant la mécanique des salles de marché les politiques sont en effet impuissants : ils ne savent qu'appeler à la « rigueur » - non pas à la rigueur intellectuelle certes, puisqu'ils ont les yeux rivés sur un ratio chimérique, mais à cette rigueur proche de l'inanition à laquelle il faut parvenir pour que les salles de marché se détournent enfin d'un pays, quaerens quem devoret (Pierre, Première épitre, V, 8), et se cherchent une autre victime.
Voir Les « pères la rigueur ».
Analyse très éclairante, comme d'habitude. Une petite erreur factuelle, néanmoins : c'est dans "Quatrevingt-treize", non dans "Les travailleurs de la mer", que ballotte le fameux canon...
RépondreSupprimerJe découvre un peu tard cet article... tout ça pour constater que la réalité actuelle ne fait malheureusement que confirmer cette analyse. L'économie de la Grèce est en train littéralement de sombrer, tandis que les Grecs sont étranglés de taxes...
RépondreSupprimer«Devant la mécanique des salles de marché les politiques [et les pontes] sont en effet impuissants : ils ne savent qu'appeler à la « rigueur »»
RépondreSupprimerJ'attire l'attention sur (notamment son Post-Scriptum):
http://euro-deux-point-zero.blogspot.com/2011/08/la-crise-de-leuro-un-debat-qui-patine.html
««le bilan des États ayant été déséquilibré par les prêts qu'ils ont faits pour sauver les banques, celles-ci les tiennent par la barbichette (voir Mille Madoffs (suite)) et se retournent contre eux.»
J'attire l'attention sur
http://euro-deux-point-zero.blogspot.com/2011/08/sauver-le-contribuable-de-la-zone-euro.html