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Selon moi, les Tziganes étaient un ramassis de sauvages basanés, dansant féroces autour d'un feu de camp, lacérant leurs guitares, allongés sur des peaux d'ours, tout à la fois intrépides, chastes et nobles dans leurs amours, comme dans l'Aleko de Pouchkine, fièrement attachés à leurs lois tribales. S'il s'agissait de la sous-espèce domestique, ils auraient pour cadre, quoique également basanés et sauvages, un restaurant rouge et or, rempli de miroirs et de chandeliers. Or voici que l'avant-scène de ce cadre scintillant était peuplée de personnages encore plus sauvages. Là, des hussards buvaient dans les chaussons de satin des belles ballerines. Des hommes mystérieusement masqués, portant toujours leurs lourdes pelisses, doublées de zibeline, demandaient du champagne, toujours plus de champagne, lançant des billets en l'air et, rendus fous par la musique, obligeaient leurs maîtresses à danser nues sur les tables tandis que les Tziganes, devenus tout aussi fous, se brisaient guitares et archets sur la tête avant de se précipiter dans la tempête de neige, laissant aux débauchés le soin de se défier en duel ou de se faire sauter la cervelle. Tout cela aux accents des Deux guitares.
Inévitablement, la boîte de nuit sans prétention où nous arrivâmes ne pouvait que me décevoir (...).
Les Tziganes arrivaient et s'installaient sur un banc longeant le mur. Ils ne ressemblaient en rien aux créatures sauvages que j'avais imaginées. Bien qu'ils fussent basanés, aux cheveux noirs comme de l'encre, ils n'étaient ni pittoresques ni romantiques. Point de peau d'ours, de tambourins ou de foulards bariolés. Les femmes portaient des châles sur leurs robes ; les hommes n'étaient pas rasés, sans cols, dans des complets ordinaires et sombres, sans la moindre magie, me dis-je, jusqu'à ce que je perçoive une force animale, prégnante, sous ce masque taciturne (...).
Au sein de la pénombre dense, les Tziganes avaient reconnu le Voyageur et ils s'approchèrent de notre table, pour le saluer chaleureusement. Ils me fixèrent de leurs yeux noirs quasi hypnotiques puis, souriant, dévoilèrent des dents d'une blancheur de loup : j'eus l'impression qu'ils se moquaient de moi. C'était peut-être le cas : dans ma robe rose d'écolière, je devais détonner. Mais, très polis, ils s'inclinèrent et demandèrent ce que la barishnaya - la jeune dame - souhaitait les entendre chanter. À ce moment, l'une des vieilles femmes, une sorte de crapaud massif aux cheveux crépus s'avança vers le Voyageur, porteuse d'un verre de champagne sur un plateau de bois peint. Elle le lui offrit de façon cérémonieuse, en chantant ce qui ressemblait à un chant de bienvenue auquel se joignit tout l'orchestre. Il s'agissait, m'expliqua plus tard le Voyageur, d'un rituel chez les Tziganes.
À qui le boirons-nous ?
À qui le vouerons-nous ?
À celui qui est ici.
Les Tziganes se rassemblèrent autour de nous et la silhouette de crapaud s'immobilisa près du Voyageur, posa un bras massif sur son épaule. Comme plusieurs des autres femmes, elle avait l'air abîmée par la vie, mais pas vieille : elle semblait plutôt sans âge. Il la regarda avec affection.
- C'était une telle beauté... Tant pis ! Elle chante encore mieux que tous les autres.
Ils déclinèrent les verres qu'il leur offrit : ils buvaient rarement s'ils incitaient leur auditoire à boire. Bientôt, ils reprirent leur place sur la banquette et regardèrent fixement dans un au-delà de la salle, à présent bondée (...).
Un très grand Tzigane à la tignasse grisonnante s'anima soudain, s'empara de sa guitare et se mit à pousser un long cri hurlant qui stria la salle enfumée comme un coup de fouet. Ce seul son suffit à nous plonger dans la désolation des steppes et le cri du loup solitaire dans la forêt ; le brouhaha des dîneurs s'interrompit. Je frissonnai, ne sachant s'il fallait s'abandonner à la terreur ou au plaisir. À présent, le reste du chœur se joignait à lui, comme par devoir d'abord puis parfaitement uni à la musique : ils nous lançaient le refrain ou reprenaient des mélopées sombres en mineur auxquelles leurs voix rauques semblaient donner toute l'angoisse du monde. Tout en restant raides, impassibles, certaines des femmes commençaient à émettre une autre note, chantant avec une douceur et une tendresse perçantes dont je devais découvrir des années plus tard qu'elles n'appartiennent qu'aux Bohémiens russes (...).
Comment avais-je pu douter de la magie des Tziganes ? À présent, je comprenais les descriptions que faisait le Voyageur de leur magnétisme, des nuits entières suivies de jours et de nouvelles nuits passées parmi eux ; de fortunes entières dilapidées pour entendre leur musique. Je comprenais à présent le charme qu'elle avait jeté sur Pouchkine et Dostoïevski, le jeune Tolstoï et tant d'autres. Ici, dans cette petite salle confinée, le temps et la pensée n'existaient plus, mais seulement le sentiment (...).
(Le Voyageur) était silencieux, écoutait comme possédé, comme drogué. De temps en temps, il s'ébrouait et me jetait une miette de camaraderie ou d'explication.
- C'est assez russe pour toi, ici ? Oui - voici les Tziganes authentiques... Écoute ! C'est une de leurs chansons les plus fameuses... « Tu as baisé mes épaules sombres et je t'ai aimé à jamais ». Humm. Elle l'a sûrement fait. C'était assez rare d'admirer une peau brûlée par le soleil quand ces mots furent écrits (...).
Comme c'est étrange, disait-il, que les Tziganes eussent toujours exercé une séduction si puissante tant sur la vieille classe marchande que l'aristocratie - les Gardes et les Princes - mais jamais sur la bourgeoisie (...).
Le chœur continuait à chanter, de plus en plus vite, enivré par son propre rythme. Tragique, d'une gaieté désespérée ou obsédante, la chanson parlait d'une troïka transportant l'amant vers sa maîtresse dans la tempête de neige : elle parlait de l'amour « plus fort que le feu ou le soleil », de la forêt sombre et du camp, de trahison et d'adieux : Sertzé, la Chanson du Cœur, et la Chanson de l'Étoile du soir qui avait jadis ému Tolstoï aux larmes.
Mon enchantement leur était peut-être apparent car ils vinrent à notre table et répétèrent le rite de l'offrande du champagne, mais cette fois en s'adressant à la barishnaya - moi-même.
- À qui le boirons-nous ? À qui le vouerons-nous ? chantaient-ils.
- Ils demandent ce que tu voudrais qu'ils te chantent ? glissa le Voyageur tandis que défaite, je ne pouvais penser à rien.
Malgré toute ma passion pour la Russie, je ne pouvais songer qu'aux poèmes les plus ordinaires, Les Yeux noirs ou, perdant totalement la tête, aux Bateliers de la Volga, chanson que je n'avais en fait jamais aimée, même chantée par Chaliapine.
Mesurant ma confusion, le Voyageur s'interposa.
- Je vais choisir pour toi.
Et les Tziganes me chantèrent Le Châle noir, le poème de Pouchkine et une de leurs mélodies les plus déchirantes, faite de passion et de déchirements (...).
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Merci !
RépondreSupprimer( http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/roms-illustration-d-une-secousse-80006 )
avez-vous des références de musiques tziganes que vous recommanderiez ?
RépondreSupprimerPar ailleurs, très d'accord avec l'esprit de ce post.
@Arno
RépondreSupprimerJ'ai découvert la musique tzigane dans les années 60 en écoutant les émissions de Marcel Cellier. Elles m'ont ouvert un monde de liberté et de rêverie.
On trouve facilement des CD de musique tzigane, mais ils sont souvent inégaux. Je vous recommande les enregistrements du Taraf de Haïdouks.
Merci pour ces références.
RépondreSupprimerComme je ne publie pas les commentaires anonymes, je n'ai pas publié celui d'un lecteur qui me reproche de confondre les Tziganes et les Roms.
RépondreSupprimerIl ne sait donc pas que ces deux appellations sont des synonymes : cf. ce qu'en dit Maître Eolas.
Bravo!
RépondreSupprimerAutre hommage aux Roms:
http://www.youtube.com/watch?v=OSnWnZrShMI
GRTZ,
Sophie
Pays-Bas