mercredi 26 janvier 2011

Le politique et l'informatisation

Un de mes amis, expert en systèmes d'information, est en même temps l'un des conseillers de quelqu'un qui, si cela se trouve, pourrait accéder à la « magistrature suprême » en 2012.

« Il faut que tu lui parles de l'informatisation, de l'informatique et des réseaux, c'est important  ! », lui dis-je. Mais il répond : « Non, c'est une bête politique, il n'a pas à être un expert ».

C'est justement parce qu'il s'agit d'une bête politique et non d'un expert qu'il faut lui parler de l'informatisation ! Napoléon, qui n'avait pas que des défauts, ne s'était-il pas donné comme priorité l'industrialisation de l'Europe continentale ? Or l'industrialisation d'aujourd'hui, c'est l'informatisation.

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Quel est d'ailleurs le rôle du politique ? Contrairement à l'expert, qui focalise son attention sur une spécialité, le politique doit (1) pratiquer l'attention périscopique qui lui permettra de percevoir la « propension des choses » à l’œuvre dans la situation historique, (2) émettre par la parole, comme avec une antenne, les images et symboles qui, permettant à la Cité de partager une conscience de la situation, fondent l'action proprement politique (voir « Expertise et décision »).

1) L'attention périscopique suppose de l'ouverture d'esprit et une écoute attentive des experts. Dire « on ne peut pas parler de l'informatisation à un politique parce qu'il n'écoutera pas », c'est supposer qu'étant enfermé dans les préjugés de sa caste il est, comme disait Adam Smith, « un animal insidieux et rusé » et non un véritable homme d’État.

Si l'informatisation est, comme nous le pensons, un phénomène aussi important que ne le fut en son temps l'industrialisation – plus exactement : si elle est une étape de l'industrialisation aussi importante que ne le fut en son temps la mécanisation –, elle doit prendre dans le périscope du politique une importance analogue à celle que les saint-simoniens ont donnée en leur temps à la mécanique, aux canaux, aux chemins de fer etc.

L'informatisation a de tels effets économiques, sociologiques etc. que le politique qui n'en tient pas compte ne pourra ni se représenter les possibilités et les risques, ni concevoir les évolutions probables, ni anticiper les effets de ses décisions : il ne pourra donc pas prendre de décisions justes que ce soit au sens de « justesse » ou de « justice ».

2) S'il a pris conscience du phénomène, le politique pourra lui donner un rayonnement symbolique : posant par sa parole un repère visible dans le futur, il proposera à la société une orientation qui, conférant un sens à l'action de chacun, facilitera la cohérence des initiatives tout comme l'image du réseau, jeté comme un filet sur le territoire, a motivé la construction effective des canaux et des chemins de fer et assuré la cohésion de l'industrie naissante.

Poser une symbolique à l'horizon de l'action, c'est une des conditions du bonheur : cela facilite la communication entre les personnes, la chaleur de leurs relations et le déploiement de leur enthousiasme – tandis que l'éclatement des symboles par individu ou par petites communautés suscite de la souffrance.

En faisant rayonner une compréhension intuitive de l'informatisation, le politique permettra à la société de maîtriser son rapport avec la nature et l'affranchira de symboles qui l'engageraient dans des impasses (racisme, corporatisme défensif, individualisme etc.).

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Dire « il est impossible de parler de l'informatisation à un politique », c'est comme si l'on disait comme Nicolas Sarkozy (je l'ai entendu lors d'un déjeuner organisé par L'Expansion) « l'essentiel, en politique, c'est de gagner les élections » – phrase aussi réductrice que ne l'est, s'agissant de l'entreprise, « l'essentiel, c'est de faire du profit ». Les slogans du « changement », de « la rupture », comme ceux de « l'austérité » et de « la rigueur », resteront d'ailleurs vides tant l'on n'aura pas fait apparaître la perspective d'un futur.

Si l'on pense que l'essentiel, en politique, c'est de faire rayonner les priorités que révèle l'attention périscopique de sorte que les énergies individuelles puissent se féconder mutuellement, alors notre mission, à nous experts, est de faire apparaître les enjeux de l'informatisation dans le périscope des politiques afin qu'ils puissent leur donner l'importance qu'ils méritent : elle sera peut-être moindre que celle que nous leur attribuons, mais à coup sûr elle ne sera pas négligeable. Le politique qui la négligerait trahirait donc sa mission, l'expert qui ne ferait pas tout son possible pour la signaler au politique trahirait la sienne.

1 commentaire:

  1. Il faut d'autant plus parler d'informatisation aux politiques que ceux-ci peuvent croire en conscience qu'ils connaissent assez bien le sujet puisqu'ils en sont eux-mêmes "acteurs" à travers "blogs", Facebook et autres Twitter. Leurs "staffs" les ont "brieffés" (symptomatique score d'anglicismes !) du rôle de ces outils dans la dernière campagne présidentielle américaine, et ils en ont certainement remis une couche depuis les révoltes arabes.

    Tu compares l'importance de l'informatisation à celle de l'industrialisation. Certes.

    Pour ma part je la compare aussi à l'introduction massive de l'imprimerie : ses effets affectent fondamentalement les façons de penser - individuelles et collectives - des humains. De quasiment tous les humains.

    De sorte qu'on ne peut s'en tenir à recommander à nos politiques d'écouter les experts. Il faut aussi qu'il "écoute" l'ensemble de la population sur ce sujet. C'est évidemment bien plus difficile, d'autant que du point de vue de l'écoute des peuples notre démocratie dérive toujours davantage : les dirigeants (les politiques en général ?) n'écoutent plus, le peuple ne se fait guère entendre. Il est possible que l'informatisation en soit une des causes, comme elle est une probable raison d'espérer.

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