vendredi 7 janvier 2011

Le sacrifice humain

Pour briser un être humain, il n'est rien de tel que de lui inculquer le sentiment de sa propre inutilité : la dignité du travailleur réside en effet tout entière dans l'utilité de son travail, la rémunération qui constate cette utilité n'intervenant qu'en second.

C'est particulièrement vrai en France où, comme le dit Philippe d'Iribarne, le sens de l'honneur professionnel est élevé (c'est une des conséquences de notre élitisme pour tous républicain).

Que peuvent donc penser les agents de la fonction publique et des agences de l’État lorsqu'on leur répète que la priorité des priorité, c'est de réduire leur nombre ?

Le gouvernement ne leur dit rien sur la qualité du service ni sur l'efficacité de sa production : il fait comme si elles allaient de soi, comme si elles ne dépendaient en rien des personnes qui produisent le service et à qui il envoie un seul signal : « vous êtes superflues ».

Le raisonnement budgétaire, focalisé sur un coût de production qu'il ambitionne de comprimer, est aveugle à la contrepartie utile de ce coût. Étant incapable de considérer la qualité et l'efficacité, il est parfaitement anti-économique même s'il prétend faire des « économies ».

Le raisonnement économique supposerait que l'on considérât d'abord la qualité du service, puis son rapport qualité / coût. Mais cela impliquerait une collecte d'information et des estimations qu'un budgétaire ne fait pas, qu'il se refuse même à prendre en considération.

Que peuvent donc penser des gens à qui l'on se contente de dire « vous êtes trop nombreux » ? Si personne au gouvernement comme dans leur hiérarchie ne se soucie de l'utilité du service, pourquoi se donneraient-ils la peine de l'améliorer ? Si personne ne se soucie de leur efficacité, pourquoi s'efforceraient-ils d'éviter les gaspillages et le temps perdu ? Il ne faut pas s'étonner si certains sont démoralisés et peu aimables envers le public, s'ils sont négligents et laissent traîner les affaires.

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L'endettement de l’État pose sans doute un problème – mieux vaudrait pourtant utiliser le concept exact (voir Un indicateur fallacieux) – mais pour le réduire il faudrait raisonner d'abord en termes d'efficacité et de qualité. On pourra ensuite faire appel au sens civique des agents, à leur dignité professionnelle, et il sera temps de voir avec eux s'ils sont ou non en sur-effectif.

Mais les budgétaires pensent qu'une telle politique serait vaine. Ils partent de l'hypothèse que « les gens » n'ont aucun sens civique, aucune conscience professionnelle, et ils croient que le seul moyen de les ramener à la raison, c'est de leur taper dessus.

C'est exactement ce que pensaient les propriétaires d'esclaves. Les budgétaires croient « réaliste », « raisonnable », de considérer les agents de la fonction publique comme des esclaves. Tout autre attitude leur paraîtrait « naïve », dictée par de ces « bons sentiments » que ressentent les « belles âmes ».

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Ils amorcent ainsi une spirale descendante. Les agents, intériorisant le mépris qu'ils sentent peser sur eux, risquent en effet de céder à la tentation de se comporter de façon méprisable – ce qui, justifiant le mépris a posteriori, le renforce et ainsi de suite.

Des personnes qui, dans des conditions normales, auraient été raisonnables et de bonne volonté, se replient alors sur elles-même, se focalisent sur la défense de leur corporation et se détournent du bien commun.

C'est un sacrifice humain. Ce ne sont pas des êtres humains qui sont sacrifiés, certes, mais leur partie la plus précieuse : leur cerveau et leur dignité. Les médias donnent d'ailleurs en exemple ces adolescents attardés qui, campant le personnage romanesque du « révolté », réclament le triomphe de l'individu et la fin des institutions (voir L'insurrection qui vient).

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Il faut aujourd'hui avoir une solide colonne vertébrale pour conserver dignité, respect de soi, goût du travail bien fait et sens du bien commun. Ceux qui y parviennent – sans eux nous mourrions de faim – méritent notre reconnaissance.

On peut toujours tomber sur un sale type ou sur un endormi mais la majorité des professeurs, magistrats, policiers, personnels des hôpitaux etc. est consciencieuse. Cependant la bonne volonté de personnes qui se savent ou se sentent méprisées a naturellement bien sûr des limites...

5 commentaires:

  1. C'est très juste, et cohérent avec l'idée que, pour ceux qui nous gouvernent, le bien commun n'est absolument pas une priorité...

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  2. Excellent post d'une justesse remarquable. Les budgétaires de l'administration française ne sont rien d'autres que la transposition des comptables qui sévissent dans le privé depuis quelques années déjà.

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  3. Bonjour,

    Votre idée ne rejoindrai t'elle pas le concept de théorie X de Douglas McGregor datée des années 60 ?

    Je crois qu'il s'agirait de mettre à jour notre machine d'état et de remplacer ses vieilles habitudes...

    Loïc (étudiant en sc. de gestion)

    ps: merci pour tous ces articles et publications libres d'accès

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  4. Bonjour et bonne année,

    Ce réquisitoire est implacable. Si nos élites sont toutes taillées dans le même moule qu'est ce qui et comment arrêtera-t-on la machine à perdre?

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