mercredi 26 janvier 2011

Maîtriser l'informatisation

Laurent Faibis a dirigé l'édition de La France et ses multinationales, Xerfi 2011. La contribution ci-dessous à cet ouvrage met en ordre des réflexions qui sont déjà familières aux lecteurs de volle.com. Je prépare un ouvrage qui posera solidement cette synthèse sur ses fondations théorique et statistique.

Il s'agit d'éclairer le phénomène de l'informatisation, de montrer son effet sur l'économie, les entreprises et la vie en société ainsi que ses conséquences géopolitiques.

Barack Obama lui-même dit que c'est l'informatisation qui a changé le monde, et non la finance ni la politique. Mais comme son propos manque de précision les conséquences pratiques qu'il convient d'en tirer n'apparaissent pas clairement (voir « L'ordre économique mondial a changé, selon Obama », Challenges, 27 janvier 2011). Or c'est de précision que nous avons besoin pour agir de façon judicieuse dans un monde que l'informatisation a bouleversé.

Voici la vidéo de ma présentation (dix minutes) :


Pour voir toutes les vidéos relatives à cet ouvrage, cliquer sur La France et ses multinationales - vidéos.

Maîtriser l'informatisation pour renforcer la compétitivité de la France


La France, comme les autres grands pays avancés, subit une crise provoquée par la transformation de son système productif. L’informatisation fait en effet émerger depuis le milieu des années 1970 un « système technique contemporain » (STC) fondé sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau. Les pays avancés, qui s'appuyaient naguère sur la synergie entre la mécanique, la chimie et l'énergie, sont en cours de transition vers ce nouveau système technique.
Comme ils ne s'y sont pas encore adaptés, leur économie est en déséquilibre, d'où une perte massive d'efficacité et des « crises » récurrentes. Cependant les pays émergents ont pu, grâce au faible coût de leur main d'œuvre, redynamiser des techniques qui étaient devenues obsolètes dans les pays avancés et devenir compétitifs.

Tandis que les systèmes d'information et la baisse des coûts logistiques ont permis aux entreprises multinationales de tirer parti de cette situation, des failles de sécurité dans les réseaux informatiques ont ouvert des opportunités aux prédateurs. 


Pour retrouver sa place dans la création mondiale de richesse et renouer avec l'efficacité, la France doit tout faire pour limiter la durée de la transition vers le système technique contemporain. Accélérer et maîtriser l'informatisation, contenir la prédation, sont aujourd'hui des impératifs pour l'État comme pour les grandes entreprises.


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Tandis qu'informatisation passe pour « ringard » en raison de ses connotations techniques, numérisation est à la mode. Pourtant le codage en 0 et 1 est tout ce qu'il y a de plus technique ! L'étymologie de ce terme convient donc mal pour désigner tout ce qui se déploie avec l'Internet à haut débit, la transformation du téléphone mobile en ordinateur géolocalisé, les puces RFID(1) ou NFC(2) des objets communicants, l'organisation des processus de production autour d'un système d'information etc.

Résistant à la mode, nous utiliserons ici informatisation pour désigner, outre la technique informatique, la diversité des couches anthropologiques que celle-ci met en mouvement : psychologie, organisation, sociologie, économie, philosophie etc.

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Pour évaluer les enjeux actuels il est utile de se remémorer un autre grand changement de système technique : celui qui s'est amorcé en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle et que désigne le mot « industrialisation ».

Un système productif jusqu'alors dominé par l'agriculture et l'artisanat s'est alors transformé en s'appuyant au plan technique sur la synergie entre la mécanique, la chimie et l'énergie et, au plan de l'organisation, sur l'alliage de la « main d'œuvre » et de la machine. Cette transformation, d'abord lente et pénible (Peaucelle [15]), a placé la Grande-Bretagne au premier rang des nations : Napoléon avait perçu l'importance de l'enjeu et ambitionnait d'industrialiser l'Europe continentale(3).

Cette transformation du système productif a nécessité, puis suscité une révolution de la société : la bourgeoisie s'est emparée du pouvoir politique, la classe ouvrière s'est développée, les villes se sont agrandies, des systèmes éducatif et sanitaire ont été mis en place, les armées enfin ont reçu les armes puissantes qui leur ont permis, avec l'impérialisme et le colonialisme, de conquérir le reste du monde pour garantir les débouchés et les approvisionnements de l'industrie. Ainsi la Chine, qui avait été au XVIIe siècle la plus prospère des nations mais refusa ensuite l'industrialisation, devint au XIXe siècle une proie pour les pays industrialisés.

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L'informatisation fait émerger depuis le milieu des années 1970 un « système technique contemporain » (STC, Gille [7]) qui s'appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau (Volle [18]). Tout comme l'industrialisation en son temps, elle bouscule l'ordre géopolitique en modifiant la puissance relative des nations (Nora et Minc [13]).

Il nous est difficile de comprendre cette émergence : elle est naturellement masquée par la continuité de la vie quotidienne et, en outre, elle émet deux images qui répugnent également au raisonnement : celle d'une discipline étroitement technique, l'informatique ; celle de gadgets à la mode, iPhone et autres iPad, qu'aucun économiste ne semble pouvoir se résoudre à prendre au sérieux.

Cette difficulté a peut-être aussi une autre raison, plus radicale : la création de la théorie économique par Adam Smith en 1776 est corrélative de l'industrialisation et celle-ci lui a fourni ses principes. Pour rendre compte de l'informatisation il faudra mettre ces principes à plat et les reformuler, opération d'autant plus lourde qu'elle concerne aussi l'appareil statistique et la comptabilité nationale qui se sont progressivement et péniblement construits autour de cette théorie.

C'est pourquoi la plupart des économistes, à la fois méprisants et intimidés, ne produisent que des études partielles et non le modèle d'ensemble qui ferait apparaître le jeu solidaire des organes de l'économie contemporaine : n'en explorant que certaines conséquences (numérisation, mondialisation, financiarisation, crises financière et monétaire etc.), ils préfèrent ignorer le ressort qui les explique.

Ce ressort, nous allons tenter de le montrer en esquissant un schéma de l'économie du STC. Nous verrons ensuite comment il se déploie au plan de la géopolitique.

Modéliser l'informatisation


Le modèle le plus général (Debreu [4]) décrit comment se rencontrent, dans une société, des agents possédant chacun trois caractéristiques : fonction d'utilité, fonction de production, dotation initiale. Quand une production jugée socialement nécessaire ou opportune dépasse les capacités d'un individu, une entreprise est créée, dont la fonction de production et la fonction de coût résultent de l'organisation du travail de plusieurs agents.

La fonction de coût dépend des techniques disponibles : un changement de système technique la transforme donc, ainsi que l'organisation de la production, la définition des produits, les conditions de la concurrence, enfin l'équilibre économique lui-même.

L'informatisation favorise l'automatisation de la production et donc une baisse du coût marginal qui, à la limite, devient pratiquement négligeable. Le coût de production se réduisant alors à un coût fixe de conception et d'investissement, le seul facteur significatif de production est le capital fixe. Pour équilibrer le coût fixe, chaque entreprise doit viser le marché le plus large possible : dans cette économie la mondialisation est endogène, d'autant plus que l'informatisation de la logistique a rendu négligeable le coût du transport des biens non pondéreux et que l'ubiquité que procure le réseau a unifié le marché mondial.

Le rendement d'échelle étant croissant l'équilibre de chaque secteur s'établit soit sous le régime du monopole, soit sous celui de la concurrence monopolistique. Ce dernier s'impose pour les produits susceptibles d'une diversification en variétés correspondant chacune à un segment de clientèle – donc, en fait, pour la majorité des produits. Il est d'ailleurs ni plus ni moins stable que l'équilibre de concurrence parfaite ou de monopole, régimes canoniques du système technique antérieur, et comme eux il sera épisodiquement bousculé par l'innovation.

La recherche de la qualité, conjuguée aux possibilités qu'offre l'informatique, incite les entreprises à développer la composante « services(4) » de leurs produits (Debonneuil [3]) : tous les produits deviennent ainsi des assemblages de biens et de services, ou de services seulement. Le coût marginal des services est lui aussi négligeable en dessous d'un seuil, le dimensionnement, au-delà duquel il devient pratiquement infini.

La production physique, automatisée, n'emploie pratiquement plus personne : l'essentiel de l'emploi réside donc dans la conception et dans les services, la « main d'œuvre » industrielle ayant été remplacée par un « cerveau d'œuvre » informatisé. L'alliage de la main de l'ouvrier et de la machine, qui caractérisait l'industrie, fait ainsi place à l'alliage du cerveau du salarié et du système d'information.

L'économie informatisée, ultra-capitalistique, est aussi ultra-risquée car tout le coût de production est dépensé avant que l'entreprise n'ait reçu la première réponse des clients, la première riposte de la concurrence. Elle comporte donc, plus encore que l'économie mécanisée, un potentiel de violence. Le souci de limiter les risques, couplé à la complexité de l'assemblage biens – services, incite les entreprises à s'associer à des partenaires pour produire : c'est le système d'information qui assure et la cohésion de l'assemblage, et l'interopérabilité du partenariat.

La violence endémique de cette économie se manifeste aussi par diverses formes de prédation qui, toutes, consistent en une réallocation de la dotation initiale par la force (Volle [19]). La théorie économique, focalisée depuis son origine sur l'échange équilibré, peine cependant à rendre compte de ce phénomène.

Enfin la fonction d'utilité, marquée par le souvenir des époques de pénurie, avait naguère pour seul argument la quantité consommée. Elle prend désormais pour argument la diversité qualitative des produits accessibles au consommateur.

Écarts au modèle


Ainsi tous les fondamentaux du raisonnement – fonction de production, fonction d'utilité, dotation initiale – sont transformés ainsi que le régime de l'équilibre économique lui-même. Mais le schéma que nous venons de décrire est celui d'une économie mature : or les pays riches, naguère purement industriels, sont en cours de migration vers le STC. Le changement ne pouvant être que progressif, leur économie n'est pas parvenue à l'équilibre.

Rappelons que l'industrialisation n'a pas supprimé l'agriculture mais que celle-ci, en s'industrialisant, a réalisé un important gain de productivité : 3 % de la population active suffisent aujourd'hui pour nourrir les pays avancés alors qu'il en fallait 66 % sous l'ancien régime. De même l'informatisation ne supprime pas la production mécanique et chimique des biens : l'industrie, s'informatisant et s'automatisant, gagne en productivité comme le fit naguère l'agriculture. Il se peut toutefois que ce gain échappe encore à la mesure statistique et comptable qui peine à prendre en considération l'« effet qualité ».

Les possibilités qu'apporte l'informatique et l'aiguillon de la concurrence ont suscité dans certains secteurs – notamment la finance et l'assurance – une course à l'innovation qui, pour mieux profiter de ces possibilités, a voulu ignorer les risques qui les accompagnent. La supervision des automates a donc été négligée comme celle des opérateurs humains, dont l'intellect ne pouvait d'ailleurs plus maîtriser les effets d'un empilage complexe d'outils mathématiques et informatiques. Le risque de crises à répétition était dès lors d'autant plus élevé que l'informatisation, unifiant le marché mondial, procurait une illusion de sécurité.

Pour les entreprises, l'informatisation se révèle aussi pénible que ne l'a été la mécanisation à ses débuts. Tandis que l'exploitation des possibilités rencontre le poids des habitudes et les intérêts des corporations, les dangers sont sous-estimés. Des préjugés freinent le développement de la composante « service » des produits. On exige du « cerveau d'œuvre » l'obéissance passive que l'industrie avait cru devoir demander à la « main d'œuvre », et cela le soumet à un stress qui le stérilise. Seules les entreprises animées par un stratège d'une exceptionnelle lucidité peuvent réussir leur informatisation.

Les consommateurs eux-mêmes tardent à ajuster leur comportement. La publicité les oriente vers la recherche du prix le plus bas et non vers celle du meilleur rapport qualité/prix. La réticence des entreprises devant les services entraîne d'ailleurs une montée du chômage et de l'exclusion sociale, le revenu de la classe moyenne se dégrade : autant de facteurs qui entravent l'évolution de la fonction d'utilité vers la qualité.

Ainsi l'économie des pays riches est aujourd'hui sous-efficace : ni leur production, ni leur consommation ne tirent pleinement parti des possibilités qu'offre le STC.

Dimension géopolitique


Ce déséquilibre provoque un changement de la puissance relative des nations et bouleverse l'ordre géopolitique qui, aux XIXe et XXe siècles, s'est fondé sur l'industrialisation.

La délocalisation des équipements et du travail vers des pays pauvres, où les salaires sont bas et la population dure au travail, procure à des techniques obsolètes un regain de rentabilité et un surcroît de durée de vie qui, retardant leur éviction complète, freine d'autant l'informatisation. Elle amorce, dans ces pays, un rattrapage économique qui suscite une croissance très rapide de leur PIB.

Cette dynamique les incite à mettre en exploitation des ressources cérébrales naguère sous-utilisées pour se tailler une position dans le STC : ils créent à cette fin des universités au recrutement sélectif et des centres de recherche, ils forment des spécialistes de l'informatique, des nano-technologies et biotechnologies et, tout en équipant à marche forcée leurs institutions et leur territoire en accès à haut débit et applications, ils se positionnent sur les techniques les plus récentes : cloud computing, Green IT, Internet des objets, eBook, ordinateur mobile, téléservices (télétravail, télémédecine, télé-enseignement etc.).

Ainsi s'amorce une évolution que l'on peut schématiser ainsi : les pays riches, héritiers de l'industrie et concepteurs de l'informatique, peineraient à tirer parti de celle-ci en raison du poids de leurs habitudes et de leurs institutions. Les pays pauvres, qui s'étaient peu ou pas industrialisés et qui désirent prendre une revanche historique, dépasseraient en puissance les anciens pays riches et les supplanteraient.

Ce schéma-là doit lui aussi être amendé et complété. Les pays pauvres ne sont pas tous également aptes à accueillir les industries anciennes puis à s'emparer du STC : ceux qui sont de culture traditionnelle orale, ou soumis à un régime féodal, ne remplissent pas les conditions culturelles et politiques nécessaires.

On distingue donc parmi les pays pauvres ceux qui remplissent ces conditions : on les qualifie d'« émergents » et on désigne les plus importants d'entre eux par l'acronyme BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). La situation de chacun de ces pays est spécifique ainsi que la liste de ses atouts et handicaps : la Russie, par exemple, possède des ressources physiques et intellectuelles immenses mais elle est entravée par une prédation de grande ampleur.

Dans leur transition vers le statut de pays riche, ou plus exactement « nouveau riche », les pays émergents rencontrent d'ailleurs eux aussi un déséquilibre. Leur structure sociale est mise sous une tension extrême par la montée des inégalités qui accompagne la croissance : alors qu'une partie de leur population urbaine accède au niveau de vie des classes les plus favorisées des pays avancés la population rurale reste misérable et, en Chine notamment, opprimée par la fiscalité locale (Bianco [1]). Leur politique agressive d'exportation suscite par ailleurs des mesures défensives de la part des autres pays.

Les anciens pays riches, entravés par les difficultés de la transition vers le STC, sont profondément démoralisés (Fackler [6], Krugman [10]) : ils connaissent tous un fort chômage, une montée de l'obésité et de la consommation de drogue, une crise du système éducatif etc. Ils n'ont cependant pas perdu tous leurs atouts : ils sont présents sur le front de taille de la recherche alors que les pays émergents s'appliquent à en copier les résultats, et comme par ailleurs la source historique de l'informatisation se trouve chez eux ils sont en principe, au moins pendant un temps, les mieux placés pour en comprendre les implications.

L'informatisation permet enfin à des criminels de rivaliser avec les États démocratiques pour imposer leur pouvoir qui est de type féodal. Le blanchiment informatisé leur a procuré dans certains pays le contrôle de secteurs entiers de l'économie « légale » et, parfois, celui du pouvoir politique lui-même (Saviano [16], Mazur [11], Verini [17]). La statistique des dernières décennies témoigne de l'enrichissement extravagant des plus riches qui, de façon paradoxale, bénéficient en outre de faveurs fiscales (Hacker et Pierson [9]). Les pays qui s'enrichissent grâce au blanchiment sont comme autant d'organes cancéreux qui émettent des métastases vers l'économie mondiale.

Cette économie est ainsi le théâtre d'une lutte entre des entrepreneurs, qui créent la richesse, et des prédateurs qui la détruisent. Cependant la théorie économique, bâtie sur l'apologie de l'échange équilibré, est mal outillée pour rendre compte de la prédation : la plupart des économistes préfèrent la supposer négligeable ou du moins anecdotique.

Ainsi l'éventail des futurs possibles est largement ouvert. Tirons cependant les leçons de l'expérience : lorsqu'on découvre dans une entreprise un système d'information bien conçu et que l'on s'enquiert des causes de cette réussite, on reçoit toujours la même réponse : le dirigeant suprême de l'entreprise, PDG ou DG, s'est personnellement impliqué et a pesé de toute son autorité pour que soient surmontés les problèmes « politiques » que soulève toujours l'informatisation.

Il en est de même pour un pays : son informatisation ne peut être réussie que si les dirigeants politiques s'impliquent personnellement et veillent à équiper le territoire, former les compétences, informatiser les institutions publiques et les grands systèmes de la nation (santé, enseignement, justice, armée etc.), favoriser enfin les entrepreneurs et combattre les prédateurs.

C'est selon ces critères que se sélectionnent, dès aujourd'hui, les nations qui seront les plus prospères au XXIe siècle.

Situation de la France


Qu'importe, diront certains, la situation géopolitique d'un pays ! N'est-il pas normal que l'histoire, faisant se succéder les systèmes techniques, fasse défiler des nations différentes sur le podium de la prospérité ?

Certes, on ne peut que se réjouir de voir des pays jadis pauvres faire enfin accéder leur population à un niveau de vie raisonnable. Si l'on est optimiste, on pensera qu'à terme tous les pays, donc aussi ceux qui sont aujourd'hui les plus pauvres, bénéficieront également du bien-être qu'apporte le système technique contemporain. Les réalistes observeront toutefois que l'industrialisation portait déjà la possibilité d'une telle égalisation et que celle-ci ne s'est pas réalisée.

Cependant l'enjeu n'est pas seulement économique. Chaque pays porte, outre son économie, une façon de vivre qui lui est propre : le concert des nations est une polyphonie (ou une cacophonie) de valeurs. Or un pays qui perd son indépendance économique perd aussi, dans ce concert, son droit à la parole, à l'expression de ses valeurs.

Il se trouve que la France porte, avec la structure institutionnelle héritée de son histoire et avec l'idéal d'élitisme pour tous qu'a apporté la République, des valeurs qui méritent d'être exprimées et défendues – quoiqu'elles soient souvent dénigrées en France même – car elles sont une arme puissante contre la féodalité, la dictature et aussi la religion de l'argent.

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En ce qui concerne l'informatisation la France est dans une position médiane. Le blocage de la recherche pendant l'occupation allemande l'a empêchée, contrairement aux États-Unis et à la Grande Bretagne, d'être un pays pionnier en informatique. L'influence des mathématiciens du groupe Bourbaki sur le classement scientifique des disciplines a été un autre handicap (Mounier-Kuhn [12]).

Au total, et malgré quelques exceptions, la France s'est informatisée en important des méthodes et techniques américaines et donc avec le retard que comporte toute opération de seconde main. L'informatisation des institutions et des entreprises est freinée par les habitudes et procédures en place. Elle n'apparaît d'ailleurs pas, aujourd'hui encore et malgré l'émergence évidente du STC, parmi les premières priorités des politiques et leur lutte contre la prédation se limite timidement à la fraude fiscale.

Si, par hypothèse, le lecteur adhère à la description du STC esquissée plus haut, il voit clairement les exigences qui s'imposent à l'homme d'État : celui-ci doit placer l'informatisation de la nation au premier rang de ses priorités et soutenir les entrepreneurs contre les prédateurs en combattant la délinquance informatique et, particulièrement, le blanchiment.

On voit aussi les exigences qui s'imposent aux stratèges qui, entrepreneurs véritables, se soucient d'abord de la satisfaction des clients de leur entreprise, de la qualité de ses produits et de l'efficacité de leur production. Pour eux aussi l'informatisation est une priorité ainsi que le déploiement de la composante « services » de leurs produits, l'interopérabilité et la transparence des partenariats. Un « commerce de la considération » s'impose dans leurs relations avec le « cerveau d'œuvre » des salariés, partenaires, fournisseurs et clients.

Cela implique, certes, de mettre en place un système d'information réussi – et de ne plus considérer l'informatique comme un « centre de coûts » – mais aussi de renoncer à des orientations qui ont détourné l'entreprise de sa mission : ainsi la « création de valeur pour l'actionnaire » s'est révélée, comme le dit aujourd'hui celui qui en fut le premier promoteur, « l'idée la plus bête du monde(5) » et il faut reconnaître que certaines rémunérations constituent, par leur montant, un détournement de patrimoine. Par ailleurs des délocalisations, externalisations ou sous-traitances – comme celles des centres d'appel ou de l'assistance aux clients – ont nui au commerce de la considération et les « économies » apparentes qu'elles procuraient se sont accompagnées de la destruction des deux composantes les plus précieuses du capital : la compétence des salariés, la confiance des clients.

L'homme d'État et l'entrepreneur doivent enfin savoir poser, dans la structure symbolique de la nation comme de l'entreprise, le levier qui leur permettra de la mouvoir : si la plate-forme technique est pour l'informatisation une condition nécessaire, son plein déploiement suppose en effet qu'ait pu mûrir dans l'imaginaire collectif une représentation à la fois exacte et motivante de sa nature, de ses apports, des dangers qui les accompagnent, de l'enjeu enfin qu'elle constitue pour les individus comme pour les institutions.

En regard de ces impératifs, les thématiques du « changement », de la « rupture » et de la « réforme » semblent orphelines d'une orientation tandis que celles de l'« austérité » et de la « rigueur » soulignent le déficit de rigueur intellectuelle devant les transformations que le système technique contemporain impose à notre économie et, plus largement, à notre société.

Au « hard power » de la puissance militaire Joseph Nye a naguère opposé le « soft power » que procurent à une nation le rayonnement de sa culture et l'exemple de son mode de vie [14]. Tout, dans la situation présente, invite les hommes d'État et les dirigeants des grandes entreprises à rechercher le « smart power », le pouvoir intelligent que procure une informatisation enfin maîtrisée.

Bibliographie


[1] Bianco Lucien, « Vingt-cinq ans de réforme rurale », Esprit, février 2004

[2] Caulaincourt Armand de, Mémoires, Plon, 1933

[3] Debonneuil Michèle, L'espoir économique, Bourin, 2007

[4] Debreu Gérard, Theory of Value, Wiley, 1959

[5] Demotes-Mainard Magali, La connaissance statistique de l’immatériel, INSEE, 2003

[6] Fackler Martin, « Japan, Once Dynamic, Is Disheartened by Decline », The New York Times, 16 octobre 2010

[7] Gille Bertrand, Histoire des techniques, Gallimard, coll. La Pléïade, 1978

[8] Guerrera Francesco, « Welch rues short-term profit 'obsession' », Financial Times, 12 mars 2009

[9] Hacker Jacob et Pierson Paul, Winner-Take-All Politics, Simon & Schuster, 2010

[10] Krugman Paul, « America Goes Dark », The New York Times, 8 août 2010

[11] Mazur Robert, « Follow the Dirty Money », The New York Times, 12 septembre 2010

[12] Mounier-Kuhn Pierre, L'informatique en France, PUPS, 2010

[13] Nora Simon et Minc Alain, L'informatisation de la société, La documentation française, 1978

[14] Nye Joseph, Bound to Lead: the Changing Nature of American Power, Basic Books, 1990

[15] Peaucelle Jean-Louis, Adam Smith et la division du travail, L'Harmattan, 2007

[16] Saviano Roberto, Gomorra, Gallimard, 2007

[17] Verini James, « The Great Cyberheist », The New York Times, 10 novembre 2010

[18] Volle Michel, e-conomie, Economica, 2000

[19] Volle Michel, Prédation et prédateurs, Economica, 2008



(1) Radio Frequency Identification

(2) Near Field Communication

(3) « Le système continental est dans l'intérêt général de tout le continent. Voulant créer une industrie qui l'affranchît de celle de l'Angleterre et qui fût, par conséquent, sa rivale, je n'ai pas eu le choix des moyens. Je peux déjà citer, à l'appui de ce que je dis, l'état florissant de l'industrie non seulement dans l'ancienne France, mais aussi en Allemagne, quoique l'on n'ait pas cessé de faire la guerre » (Caulaincourt [2], vol. 2, p, 215).

(4) Un service consiste en la mise à disposition temporaire d'un bien, d'une capacité intellectuelle, d'un savoir-faire technique, ou d'une combinaison de plusieurs de ces éléments (Demotes-Mainard [5]).

(5) Jack Welch, alors président de GE, a lancé en 1981 la mode de la « shareholder value ». Il a changé d'avis : « Shareholder value is the dumbest idea in the world. Shareholder value is a result, not a strategy... your main constituencies are your employees, your customers and your products. » (Guerrera [8]).

1 commentaire:

  1. Un article fort intéressant qui aurait gagné à évoquer l'importance de l'enseignement et de la formation dans la "maîtrise de l'informatisation"

    Bien cordialement

    Jacques Baudé

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