jeudi 3 février 2011

Sociologie du paysage

Je regarde le paysage par la fenêtre du TGV qui file entre Paris et Nîmes. Une chose me frappe : ce paysage, superposant sans les fusionner trois logiques différentes, parle selon trois langages.

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D'abord le langage des villages, forêts, champs et prairies. Les maisons, blotties les unes contre les autres, se serrent autour du clocher à moins qu'elles ne soient orgueilleusement isolées, des étables et des granges groupées autour de l'habitation. Les champs, les forêts, sont ingénieusement découpés : en France, l'agriculteur a été un jardinier. Quelques maisons récentes, souvent juchées sur un terrassement malencontreux, se surajoutent aux villages sans altérer sensiblement leur contour.

Ce langage est celui d'une France rurale, locale, découpée en petites unités incrustées dans un sol qu'elles cultivent et aménagent – naguère à force de bras, aujourd'hui avec tracteurs et engrais. Certes la part de cette France est devenue minoritaire dans notre population, mais sa part dans le paysage reste importante.

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Puis le langage des réseaux : pylônes, lignes électriques et transformateurs ; routes, autoroutes et échangeurs ; voies ferrées, gares, trains et wagons.

Lignes électriques et pylônes superposent au paysage rural la logique d’une technique : la capacité des lignes, la portée des câbles, la résistance des isolateurs, la solidité des pylônes ont été mesurées, testées, pour établir des règles d'ingénierie qui ont été appliquées ensuite de façon systématique. De même le tracé des routes, comme celui des voies ferrées, résulte du compromis entre un désir de ligne droite et le coût des remblais et déblais qu'impose le relief. L'architecture des gares, tout comme celle des casernes, obéit à un style officiel.

Ce langage des réseaux est celui de la technique institutionnalisée qui sert une finalité collective. Délimitant et isolant des corporations, il est fait pour inspirer au non initié le respect dû à tout ce qui est officiel – mais ce respect est accompagné d'angoisse.

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Les tags sont des acronymes : KREVET, TRT, ASS etc., mais contrairement à « IBM » ou « SNCF », qui désignent une institution, ces acronymes-là ne veulent rien dire. Quelque groupe de personnes les a dessinés pour proclamer son existence, c'est tout.

Expression inarticulée d'êtres privés de langage, ils ressemblent aux cris que l'on entend dans un asile de fous : ce sont des injonctions autoritaires et incompréhensibles lancées au passant. Leur graphisme tourmenté altère les proportions de l'architecture. Au travail du bâtisseur, qu'oriente une recherche parfois maladroite ou prétentieuse du bien-être, les tags opposent, pour nier la pertinence du bien-être, le travail relativement considérable qui a été nécessaire à leur tracé.

Les décharges sauvages envoie un signal analogue : au coin d'un champ, à l'angle de deux chemins, des sacs en plastique, des pneus et appareils ménagers hors d'usage, des gravats s'offrent à la pluie et au vent. Tout comme les tags nient l'architecture, et avec la même indifférence, la même agressivité, elles nient la continuité du paysage.

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Ainsi se superposent sans dialoguer, dans le paysage que l'on voit depuis le train, trois langages qui expriment chacun une partie de notre sociologie. Un fond gallo-romain à la fois individualiste et communautaire, grognon et gourmet, amoureux de son bien-être et calfeutré dans ses maisons, sensible à l'esthétique du paysage qu'il cultive ; une logique d'ingénieur, fier de remplir une mission d'intérêt public mais qui plaque sur le paysage le jargon de sa corporation ; une couche périurbaine enfin, qui invective les deux autres et dont les cris témoignent d'un désespoir sans issue.

7 commentaires:

  1. Claude Chiaramonti4 février 2011 à 13:41

    Tout à fait intéressant ! Je ne vais plus voyager idiot en TGV ;-)

    Amitiés

    Claude Chiaramonti

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  2. Un livre passionnant à ce sujet :
    Marc Desportes, "Paysages en mouvement", Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, Paris, 2005, qui contient une analyse très détaillée des changements dans la perception du paysage à partir de l'apparition des chemins de fer. Un livre remarquable à tous points de vue.

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  3. @Jean Lassègue
    Merci pour cette indication. Je commande ce livre immédiatement.

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  4. Je découvre via une référence donnée par un ami..
    Merci pour cette approche de Michel Volle.
    Bonjour Jean.Nous nous sommes rencontrés à Arras au Lycée par Jean-Jacques...Il y a longtemps!!

    Bien amicalement

    Paule

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  5. Si quelqu'un a vu "Faites le mur" (ca n'est pas mon cas), ce documentaire a l'air intéressant :

    http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=178192.html

    "... les véritables vandales de notre société sont ceux qui construisent des immeubles plus hideux les uns que les autres et non ceux qui dessinent sur leurs murs."

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  6. @clipsesg
    Croyez-vous que les tags saccagent sélectivement les seules constructions hideuses ?

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  7. Réflexion très forte qui me rappelle un souvenir (approximatif) du Monde. A Louis le Grand, il parait que la question hors sujet d'un élève moyen est perçue comme intelligente par le professeur, le meme qui, a Saint-Denis, ne laisse pas la parole a celui qui soulève le vrai problème.

    La Commission européenne a décidé de placer le "citoyen au centre du marché unique". Quand cela sera réellement et quand les consommateurs de notre société seront redevenus des citoyens, c'est à dire des êtres humains dignes du respect attaché à cette condition, il est probable que la littérature des murs sera d'un meilleur niveau et qu'elle sera percue comme telle.

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