mercredi 30 novembre 2011

L'entreprise trahie par ses maîtres

Certains lecteurs de volle.com m'écrivent pour dire combien leur entreprise diffère de l'entreprise contemporaine telle que je l'ai décrite.

Je reproduis ci-dessous deux témoignages. J'ai remplacé le nom des entreprises par une dénomination de mon invention : « Baba » est une entreprise industrielle qui produit des systèmes mécaniques et automatiques complexes. « Fifi » est un opérateur de téléphonie mobile.

Baba, ou la production (dés)organisée

Voici ce que m'écrit un ingénieur :

Baba est en train de passer du rôle de constructeur complet à celui de maître d'ouvrage et d'assembleur final. On nous demande, à nous qui sommes des concepteurs, de devenir les contrôleurs de fournisseurs implantés partout dans le monde. C'est difficile parce que ces fournisseurs sont très nombreux et que nous connaissons mal les contrats. Quant à l'informatisation de tout ça, c'est de la folie pure !

La sous-traitance à outrance entraînera à terme la perte du savoir-faire des agents de Baba. Savoir faire un système, ce n'est pas écrit dans les livres : c'est le résultat de compromis qui ne peuvent être tranchés rapidement que si l'on connaît bien les métiers. Or les dirigeants de Baba n'ont jamais dessiné ni usiné une pièce, jamais assemblé de pièces, jamais parlé le langage de la technique. L'élite, chez Baba, n'a pas été formée sur des sujets techniques épineux mais sur des plannings théoriques et sur la finance.

Ce que tu dis sur la clé du succès des partenariats entre entreprises explique les échecs chez Baba comme chez ses concurrents. Baba pêche en regard des trois « règles » que tu décris : ingénierie d'affaires, animation et système d'information.

Certains diront que tes explications sont trop simples ou même fausses, car des choses existent dans ces trois domaines : on parle d'« extended enterprise », de logiciels communs, de contrats avec des « risk sharing partners » (le RSP est un sous-traitant qui recevra un pourcentage quand Baba vendra des systèmes. Il y a un flou artistique... je ne peux pas en dire plus). Mais nous n'en sommes qu'au balbutiement du partenariat industriel : nous ne faisons que nous engueuler avec nos fournisseurs, auxquels on renvoie la faute en permanence.

Tu parles aussi de l'importance de la sémantique de l'entreprise. Chez Baba on parle quatre langues (français, anglais, allemand et espagnol), déclinées encore selon des langages professionnels différents : dans cette tour de Babel il faut arriver à faire parler ensemble un maçon, un électricien, un chaudronnier etc. Parfois les bras m'en tombent de découragement.

Ce que tu dis sur les institutions, les animateurs, les anonymes, m'aide à tenir le coup. On rencontre chez Baba beaucoup de gens pleins de bonne volonté et passionnés par ce qu'ils font, parfois d'ailleurs leur passion crée des conflits. Ce qui nous manque le plus, ce sont des managers opérationnels qui sachent anticiper les problèmes et servir de relais entre une hiérarchie qui les écoute et des troupes qui les respectent. Ce profil est rare car les meilleurs managers sont aspirés dans les hautes sphères où ils sont bientôt coupés des réalités du terrain.

J'étais l'autre jour avec quelques centaines d'autres ingénieurs du bureau d'étude à écouter le discours du responsable d'un grand programme sur l'importance du moment. Un ingénieur lui a demandé d'indiquer la priorité : est-ce la mise au point du prototype ou la performance sur le premier système vendu à un client ? (chacun de ces choix repousse bien sûr l'autre dans le temps).

Pour toute réponse nous avons eu dix minutes d'un blabla qui signifiait « tu fais les deux ». Je n'imagine pas un militaire qui dirait à ses troupes « tu attaques la colline par le flanc gauche et aussi par le milieu, par le flanc droit, par en dessus »... Qu'est-ce que je vais dire à mes équipes ? Je dois faire des choix au quotidien, et aux yeux de mes supérieurs ce ne seront jamais les bons.

Tu imagines la disponibilité intellectuelle et l'énergie qui nous restent pour mettre en place de bonnes relations avec les fournisseurs, et le système d'information qui devrait aller avec...

Fifi ou la négation du service.

Fifi, rappelons-le, est un opérateur de téléphonie mobile. Mon témoin travaille depuis dix ans dans ses agences commerciales. Je lui passe la parole :

La déloyauté est fréquente envers les clients comme envers l'opérateur car on nous fixe des objectifs quantitatifs et qualitatifs qu'il est impossible d'atteindre avec un minimum d'éthique professionnelle. Il en résulte dans les agences de Fifi un turnover important, on dirait même qu'il est organisé de façon délibérée.

Les ordres oraux que nous recevons contredisent les règles écrites, mais ce sont les seuls auxquels nous soyons tenus d'obéir. Voici quelques exemples :

La hiérarchie nous encourage à mentir sur les prix pour vendre au client des accessoires superflus. Le responsable de point de vente (RPV) nous le dit d'ailleurs carrément : « Mentez, vous êtes des pros ! ».

Lorsqu'un client perd son téléphone mobile, nous avons consigne de l'inciter à faire de fausses déclarations aux services de police et de gendarmerie pour qu'il puisse se faire rembourser par l'assurance.

Si un type d'appareil est en trop faible quantité dans le stock, on nous enjoint d'en refuser la vente aux clients qui souhaitent renouveler leur mobile.

Le service après vente pousse les clients à faire réparer leur téléphone ailleurs. Il les traite de façon cavalière ou même insolente : j'ai entendu le RPV insulter un client en arabe alors que l'agence était bondée.

J'ai vu le RPV répondre à un client qui avait acheté sur l'Internet que le colis n'était pas arrivé alors qu'il était en magasin, puis lui faire un « nouvel abonnement » et renvoyer le colis à Fifi sous un prétexte fallacieux.

À l'occasion des « reprises de mobiles », le client laisse son téléphone en croyant que celui-ci sera recyclé mais il est conservé par le vendeur s'il a encore une valeur marchande.

Certains vendeurs arrondissent leurs fins de mois en faisant des installations de boîtiers Internet chez les clients à des tarifs éhontés alors que c'est un service que Fifi propose gratuitement.

*     *

Le président de Fifi et moi étions bons camarades pendant nos études. Je le rencontre voici quelques jours. Il me dit, tout content, que Fifi vient de décrocher un gros contrat dans un pays africain. Je demande comment il va s'y prendre.
- Ce sera facile : nous n'équiperons que les grandes villes.
- Mais c'est de l'écrémage !
(Un opérateur télécoms pratique l'écrémage lorsqu'il n'équipe que les zones densément peuplées, où le coût du réseau est bas. Comme ce comportement renforce l'inégalité entre les villes et la campagne, la profession le juge contraire à l'équité).
- Oui, répond-il en se frottant les mains, mais qu'est-ce que c'est rentable !

Fifi n'est pas seule à pratiquer l'écrémage : France Télécom abandonne le service téléphonique dans les zones rurales, où les pannes sont fréquentes et longues. Quand un client se plaint l'entreprise lui répond par des mensonges et même de l'insolence : « vous êtes le seul qui se plaigne, et si vous n'êtes pas content vous n'avez qu'à prendre un téléphone mobile ».

Pour être efficace, l'entreprise devrait pratiquer le « commerce de la considération » avec ses agents de la première ligne comme avec ses clients. Cela supposerait un effort dont le coût semble exorbitant à ceux qui ne veulent connaître que les ratios comptables. Certains croient aussi sans doute que la brutalité est un signe d'énergie.

Les agents de la première ligne, mal encadrés et maltraités, se vengent alors comme chez Fifi sur les clients : l'entreprise devient vicieuse, mensongère, prédatrice. Les clients se laissent faire un temps, mais quand ils auront compris ce qui se passe ils se vengeront et l'entreprise perdra des parts de marché. La réduction du coût par baisse de la qualité amorce une spirale descendante : le marché se contracte, l'entreprise réduit encore la qualité pour restaurer sa marge, le marché se contracte encore etc.

*     *

Beaucoup de nos grandes entreprises, confrontées à une situation qu'elle ne comprennent pas, courent vers le précipice comme un troupeau affolé. Pour les diriger les conseils d'administration préfèrent cependant des gens qui, ne connaissant ni leurs techniques, ni leurs produits, ni leurs clients, ne savent voir que l'aspect comptable et financier. Certaines nominations récentes ont en outre une couleur politique tellement évidente que l'on frémit en se remémorant l'affaire Elf.

Le style « financier », ou prétendu tel, s'est imposé à la classe dirigeante : c'est une épidémie. Ainsi nous apprenons que « pour faire des économies » PSA délocalise la moitié de sa R&D en Chine et au Brésil. Délocaliser la moitié du cerveau de l'entreprise, n'est-ce pas lui faire courir le risque de la démence sénile ?

PSA croit peut-être que son cerveau se trouve quelque part entre la direction financière et la direction de la communication : la conception des produits et de la façon de produire, l'analyse des besoins des clients semblent alors des tâches ancillaires que l'on peut, que l'on doit sous-traiter.

Ces entreprises n'ont pas compris que la clé du succès réside dans :
(1) une ingénierie d'affaires qui répartit les responsabilités, dépenses et recettes entre les partenaires d'une façon clairement visible pour les agents opérationnels ;
(2) une animation du partenariat qui supervise la qualité des travaux, règle dans la foulée les contentieux éventuels et réoriente éventuellement la production ;
(3) un système d'information qui assure l'interopérabilité des partenaires ainsi que la transparence du partage des responsabilités, dépenses et recettes.

Quand on ne respecte pas ces conditions les prix des sous-traitants seront soumis à une pression déraisonnable : ils ne peuvent alors ni assurer la qualité de leurs produits, ni réaliser l'effort de R&D nécessaire pour se tenir à niveau. Il en résultera des malfaçons, la qualité du produit se dégradera ainsi que la relation avec les clients.

*     *

« Je crains que tes recommandations sur l'évolution des entreprises ne soient inaudibles, m'écrit un troisième lecteur, parce qu'elles sont inacceptables pour les gens en place et que les gens sans place n'ont aucun moyen, à supposer qu'ils reçoivent le message, d'agir en conséquence ».

Il a raison, mais ces recommandations ne font que transcrire les contraintes physiques auxquelles est soumise l'industrie contemporaine, bâtie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau. Tant que les « gens en place » ignoreront ces contraintes l'économie sera inefficace (« en déséquilibre », disent les économistes) et la crise perdurera.

Ces « gens en place » vaniteux qui se complaisent dans l'ignorance font des dégâts. Un de mes amis était bien placé à France Télécom pour voir comment cette entreprise se faisait détruire. « Tout ce que je souhaite, m'a-t-il dit, c'est que tous ces traîtres finissent leur vie en prison ».

4 commentaires:

  1. La lecture de cet excellent article m'a fait penser à une autre lecture récente, que je conseille : http://www.forbes.com/sites/stevedenning/2011/11/19/peggy-noonan-on-steve-jobs-and-why-big-companies-die/

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  2. Partout semble-t-il l'entreprise de métier cède la place à l'entreprise "cheval à phynance" pour reprendre le terme d'Ubu.

    Partout non ! Des entreprises dirigées par de vrais entrepreneurs existent encore.

    C'est, comme il est souligné dans le premier témoignage, le fait de dirigeants qui n'ont aucune connaissance du métier.

    Quels sont-ils ce sont les hommes liges du conseil d'administration, ces larbins du capital (par métonymie du compte comptable). Ce sont des calculettes à 2 pattes qui promettent à ceux qui attendent des rendements de plus en plus élevés.

    Ces conseils d'administration sont maintenant sans visage : SICAV, fonds retraites, fonds souverains ...

    Bref cette sape des fondements humains, techniques n'est qu'une dérive du capitalisme financier de plus. Ironie amère, tel se verra licencier par le fond de retraite par participation auquel il a souscrit.

    Thierry

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  3. Mais dans les boutiques, c'est rien ! C'est encore mieux sur les centres d'appel ! Chez Fifi qui est aussi Loulou (téléphonie fixe), Riri (Internet) et même Picsou (Télévision), les conseillers clientèle qui s'occupent de la téléphonie mobile ont 4 minutes maximum pour répondre, 8 clients peuvent être mis en attente sur la même personne, les temps de pause sont chronométrés, les objectifs changent sans arrêt, les offres commerciales aussi... et dans une ambiance paradisiaque où 80 personnes, voire 120 sont sur un même plateau !
    C'est le bonheur, le pur bonheur !

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  4. Quelques commentaires à propos de l'entreprise "baba". Je suis retraité après 35 ans de carrière dans un grand groupe équipementier pour l'aéronautique de défense.

    1) J'ai vécu le passage de l'entreprise qui faisait tout elle même à l'entreprise maître d'oeuvre. Certes ce ne fut pas simple. Mais grâce aux anonymes; à certains patrons restés proches de la technique; a l'apparition des méthodes d'ingénierie système et de leurs outils informatiques, on ne s'en est pas mal tiré. Mais c'est sûr que plus il y a d'intervenants et plus le facteur humain prend de l'importance.

    2)La gestion des priorités du type délais/qualité est un thème classiquement éludé par les grands managers. J'en ai entendu un répondre ( pas à moi) "En posant cette question, vous affichez votre nullité"! Mais j'en ai aussi trouvé un (plus proche de la technique), qui a su me convaincre que le respect de cetaines échéance peut être plus important qu'un produit "zéro défaut", même pour le client lui même.

    3)Les objectifs contradictoires sont également un grand classique. En général, la politique des entreprises, c'est de prendre les commandes d'abord, et d'ugmenter les moyens qu'en dernier ressort. Tous les managers proches du terrain, doivent alors faire face à la gestion de conflits entre les équipes pour disposer des moyens. La seule façon de s'en sortir, c'est de s'entendre sur le terrain, en évitant au maximum d'appeler au secours la hiérarchie.

    Bon courage à tous ceux qui vivent cela au quotidien.
    GB

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