mercredi 7 novembre 2012

Pourquoi le mot « informatique » est maudit

Le mot « informatique » est entouré de connotations négatives, il est jugé « ringard ». On préfère le remplacer par « numérique » ou par « intelligent ».

Un missile « intelligent » est doté de capteurs, logiciels et actionneurs qui le guident vers sa cible ; un produit « numérique » est doté d'une interface et de logiciels. Il s'agit donc en fait d'un missile informatisé, d'un produit informatisé. Dire « numérique » ou « intelligent », c'est cependant plus chic.

Mais ces mots si chics sont de faux amis. « Numérique » oriente l'intuition vers un codage sous forme de nombres et vers le calcul : or cela ne représente qu'une partie, d'ailleurs très technique, de ce que fait l'informatique et cela détourne l'attention de sa dimension anthropologique. « Intelligent » est encore plus dévastateur : en attribuant l'intelligence à un automate, on se détourne du cerveau humain où elle réside exclusivement, on néglige l'articulation du cerveau humain et de l'automate alors qu'elle est la clé d'une informatisation réussie.

« Numérique » et « intelligent » égarent donc l'intuition, la rendent vague et l'empêchent de se préciser efficacement, notamment celle des dirigeants : se conformant à la mode qui conforte une opinion trop répandue dans leur milieu, ils veulent bien entendre parler de « numérique » et d'« intelligence » mais méprisent l'informatique qui en constitue pourtant la réalité. Cela les condamne à rester les porteurs velléitaires d'un rêve qui sera indéfiniment frustré tandis que notre économie, négligeant l'informatisation, piétine ou s'effondre.

*     *

La malédiction qui frappe « informatique » frappe aussi les termes les plus courants du vocabulaire de la discipline : on dit « donnée » pour désigner une observation et cela fait croire que les « données » sont le reflet de la nature alors qu'elles supposent une sélection préalable dans l'immensité de l'observable. On dit « objet », dans les langages à objets, pour désigner la représentation informatique d'un être réel qui, lui, est l'objet que l'on observe.

Ces faux amis – et quelques autres, voir Vocabulaire de l'informatique - ne gênent pas les informaticiens experts car ils savent ce que ces mots signifient exactement. Mais chez les non experts – notamment chez les dirigeants, mais aussi chez les informaticiens maladroits – ils sont une source continuelle de malentendus et un obstacle insurmontable pour la compréhension : ils ne sont pas pour rien dans les blocages que l'on constate si souvent.

Je milite donc pour que l'on remplace « numérique » et « intelligent » par « informatisé », et que l'on rende à « informatique » et « informatisation » le sens exact - et, dirais-je aussi, la dignité - qu'ils n'auraient jamais dû perdre. Mais je sais bien que lutter contre la mode, même quand elle est stupide, est une entreprise presque désespérée...

10 commentaires:

  1. Sans parler de la forme franglaise: digitalisé...

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  2. Bonjour,

    Dans la première phrase du second paragraphe, vous employez le terme "actuateurs" que je ne connais pas; s'agit-il d'une coquille pour calculateurs ?

    Bien à vous,

    Olivier Givaudan

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    1. C'est un lapsus, mille excuses : le terme exact dans le vocabulaire des automaticiens est "actionneur". J'ai corrigé le texte. Merci de m'avoir signalé cette erreur.

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  3. Ce serait un cas intéressant d'étude pour les académiciens et en particulier de leur bloc-notes « Dire, ne pas dire » !

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  4. Bonjour,
    je comprends bien que le mot "Informatique" est maudit et qu'on a oublié (probablement dans le Cloud ;-) que "la carte n'est pas le territoire", mais je trouve que si votre article souligne à juste titre un constat, il ne répond pas à son titre : pourquoi ?!
    Merci d'avance pour la suite ...

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    1. "Informatique" est maudit parce qu'il est, comme je l'écris dans la première ligne, entouré de connotations négatives : technique contraignante, ennui etc. Elles sont fallacieuses mais répandues.
      Étymologiquement "l'information" est ce qui donne au cerveau une "forme intérieure", une capacité d'action (Aristote).
      "Informatique" aurait pu désigner l'alliage du cerveau et de l'automate, dont la qualité est la clé de l'efficacité pour une institution. Ce sens-là n'a malheureusement pas été retenu par le langage courant.

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  5. Non, non,
    un objet en conception/langage objet ne représente pas forcément un objet réel, mais plutôt, et généralement, une abstraction. Je pense qu'il faut éviter de présenter cette idée à des apprentis développeurs objet.

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    1. Dans un langage à objets l'"objet" résulte d'une abstraction : il représente un être réel (un client, un produit etc.) en faisant abstraction de ceux de ses attributs dont la connaissance est indifférente pour la relation que l'institution (entreprise ou autre) entend avoir avec lui.

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    2. Par exemple, pour un système de péage d'autoroute, on peut avoir un objet AnalyseurDeVéhicule, qui permettra de déterminer la classe des véhicules. Il aura des informations venant d'une boucle inductive dans la chaussée, d'une caméra ou d'un radar.

      Son rôle serait de fournir en fonction des diverses informations obtenues des capteurs la meilleure estimation de la classe du véhicule.

      AnalyseurDeVehicule ne correspond à aucun objet réel.

      Dans le cas d'un terminal de vente, un objet 'Vente' correspond au concept de vente, pas à une représentation d'un objet réel.

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    3. L'analyseur de véhicules est un être informatique : cela n'empêche pas qu'il soit réel. La vente, étant un événement, appartient elle aussi au monde réel.
      Être réel désigne ici tout ce qui existe et pas seulement les choses qui ont un volume, un poids etc.
      Il s'agit de choisir, dans la complexité illimitée du réel, les quelques êtres que le système d'information représentera. Cela implique de faire abstraction de tous les autres.

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