Nota Bene : Cette intervention a été résumée dans « L'iconomie, une autre façon de produire », Les Échos, 13 décembre 2012.
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L'importance de l'informatisation est controversée. Nathalie Kosciusko-Morizet m'a dit un jour1 qu'« informatisation », c'était « ringard » ! Elle estime peut-être que le « numérique », que l'on confine si souvent dans le médiatique et le culturel, c'est « super »...
Elle n'est pas la seule. Des économistes comme Robert Gordon2, l'élève de Robert Solow, et l'écrivain Nicholas Carr3 s'évertuent à démontrer que l’informatique et l'Internet n'ont plus rien à apporter depuis que la bulle des années 90 s'est dégonflée. Jeremy Rifkin4 estime que s'il y a une troisième révolution industrielle, c'est celle de la transition énergétique. Jean-Marc Jancovici5 dit que la pénurie prochaine d'énergie fossile rend une décroissance inévitable, et qu'elle sera d'ailleurs nécessaire pour limiter le réchauffement climatique : il refuse de considérer l'informatisation alors même qu'elle est une des clés des économies d'énergie.
Pour que l'on puisse parler de « révolution industrielle » il ne suffit pourtant pas d'évoquer un secteur particulier comme les énergies vertes ou la biotechnologie, et moins encore la décroissance : il faut que la fonction de production de tous les secteurs soit transformée. C'est bien ce qui s'est produit avec la mécanisation au XIXe siècle puis la maîtrise de l'énergie au XXe.
Or c'est exactement ce que provoque l'informatisation : on le voit bien si l'on observe ce qui se passe dans les entreprises. L'informatisation bouleverse depuis 1975 le système productif en faisant émerger une « iconomie » qui, s'appuyant sur les rendements d'échelle croissants qui se diffusent à partir de la microélectronique, du logiciel et de l'Internet, transforme la nature des produits, la façon de produire et de commercialiser, les compétences, les organisations, la structure du marché, la forme de la concurrence et jusqu'aux préférences des consommateurs.
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L'iconomie ne se réduit donc pas au secteur du « numérique » ni aux effets des TIC sur la presse, l'édition, les droits d'auteur etc. : c'est un mouvement d'ensemble qui soulève le système productif et, à travers lui, la société entière.
À terme les tâches répétitives physiques et mentales sont automatisées, chaque produit est un assemblage de biens et de services élaboré par un réseau de partenaires et la cohésion de cet assemblage, comme l'interopérabilité du partenariat, est assurée par un système d'information.
Certaines entreprises s'y sont déjà adaptées : des ETI en forte croissance comme Axon' ou Asteelflash, de grandes entreprises comme Otis ou General Electric. La concurrence étant mondiale et rude leur stratégie consiste à conquérir par l'innovation, en jouant sur la différenciation qualitative des produits, un monopole temporaire sur un segment de marché.
Elles adoptent souvent une même organisation : les usines sont automatisées ; le centre de recherche voisine avec la plus importante d'entre elles pour pouvoir associer l'ingénierie au design ; d'autres usines sont dispersées dans le monde, au plus près des clients. L'emploi réside pour l'essentiel dans la conception des produits et dans les services qu'ils comportent, ceux-ci étant assurés pour partie via le réseau, pour partie sur le terrain au plus près des clients. La « main d’œuvre » qui accomplissait des travaux répétitifs est ainsi remplacée par un « cerveau d’œuvre » auquel il est demandé de savoir prendre des initiatives et interpréter des situations imprévisibles.
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L'iconomie n'est pas post-industrielle mais ultra-industrielle car l'industrialisation passe désormais par l'informatisation. La mécanique n'est pas supprimée mais informatisée tout comme l'agriculture, jusqu'alors dominante, a été mécanisée à partir du XIXe siècle.
Cette transformation est aussi importante que celles qu'ont provoquées les autres révolutions industrielles avec la mécanisation au XVIIIe siècle puis la maîtrise de l'énergie à la fin du XIXe. Elle a des conséquences anthropologiques : ainsi par exemple le consommateur, confronté à une offre diversifiée, choisira selon le rapport qualité / prix et non selon le prix seul, il recherchera des « effets utiles ». La consommation, devenue plus sélective, sera plus sobre.
Rappelons-nous : la mécanisation a fait naître la classe ouvrière, la ville moderne, la compétition entre les nations industrielles pour la maîtrise des approvisionnements et des débouchés. Elle a attisé les nationalismes. L'industrie mécanisée ayant procuré aux armées des armes puissantes, les empires se sont affrontés dans des guerres dévastatrices. Nous ne pouvons pas aujourd'hui anticiper dans le détail les effets anthropologiques de l'iconomie. Ils seront certainement différents de ceux de la mécanisation mais d'une ampleur analogue pour le meilleur ou pour le pire.
Nous pouvons tout au plus anticiper les phénomènes les plus proches : l'informatisation du corps humain avec le téléphone mobile devenu un ordinateur connecté à haut débit au cloud computing, nœud géolocalisable d'un réseau de prothèses ; l'informatisation des choses elles-mêmes avec l'Internet des objets et l'imprimante 3D... Si l'iconomie transforme d'abord le système productif, elle transforme ensuite la société tout entière comme l'a fait la mécanisation.
Cette évolution est loin d'être terminée. Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee6, du MIT, disent « nous n'en sommes qu'à la moitié de l'échiquier » en se référant à une légende indienne. Si l'on pose un grain de riz sur la première case, deux sur la suivante puis continue en doublant à chaque fois, on dispose à la 32e case de 140 tonnes de riz, une belle quantité – mais à la fin de l'échiquier, cela fera 600 milliards de tonnes, soit mille fois la production annuelle mondiale : telle serait, contrairement à ce que disent Gordon, Carr, Rifkin et d'autres, la proportion entre les effets actuels de l'informatisation et ce que réalisera l'iconomie. Tels sont les conséquences d'une exponentielle !
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Certains craignent que l'automatisation des tâches répétitives ne détruise l'emploi. Pourtant, quand elle sera fois parvenue à l'équilibre de l'iconomie, l'économie connaîtra le plein emploi comme le fait toute économie à l'équilibre : c'est même une tautologie, puisque le chômage élevé est un symptôme de déséquilibre. Pour conforter ce que ce raisonnement a de formel, rappelons qu'en 1800 l'agriculture employait 66 % de la population active7. Sa part est de 3 % aujourd'hui car l'économie mécanisée a créé beaucoup d'emplois en dehors de l'agriculture : qui aurait pu imaginer cela en 1800 ?
La transition sera cependant délicate : le plein emploi se fera attendre et les personnes seront contraintes à un pénible effort d'adaptation. Le système éducatif, qui a été conçu pour répondre à l'économie mécanisée, devra s'informatiser et surtout répondre à une exigence scientifique élevée, car l'articulation de la pensée et de l'action qui est au cœur de l'informatisation suppose de rompre avec le dogmatisme qui s'est imposé aux pédagogues et de restaurer la démarche expérimentale.
Malgré toutes ses promesses la perspective de l'iconomie fait donc peur. Les rares politiques qui l'entrevoient hésitent à l'annoncer et la plupart des entreprises n'avancent qu'à reculons : refusant au « cerveau d’œuvre » la légitimité qui lui permettrait d'assumer la responsabilité dont elles le chargent , elles le contraignent en outre souvent à travailler dans l'univers mental que structure un système d'information mal bâti. Ainsi s'explique l'épidémie de stress dont nous avons de nombreux témoignages8.
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Enfin l'élargissement du possible s'accompagne comme toujours de dangers inédits. Des catastrophes se produisent lorsque la supervision des automates est négligée et, surtout, l'informatisation procure des outils puissants à des délinquants (« optimisation fiscale », blanchiment). Le secteur bancaire, fortement informatisé et automatisé, a glissé lui-même vers la délinquance9.
Cela confronte la démocratie et l’État de droit à un défi : les entreprises légales que le crime organisé achète sont très compétitives car elles n'auront plus jamais de problème de trésorerie. Tout cela nous confronte au risque d'un retour à une structure politique de type féodal, retour qui s'est déjà produit dans certaines régions ou certains pays.
On peut donc ne pas aimer l'iconomie. La refuser serait serait pourtant mortel. Rappelons que la Chine, qui a été de loin la plus riche des nations jusqu'en 184010, a refusé l'industrialisation : elle s'est trouvée bientôt dominée par les nations industrielles. Un pays qui ne saura ni tirer parti des possibilités, ni maîtriser les dangers qu'apporte l'iconomie perdra bientôt son rang dans le concert des nations : il est vain de parler de compétitivité si l'on ne se soucie pas de maîtriser le système technique contemporain, qui s'appuie sur la microélectronique, le logiciel et l'Internet.
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Pour conclure, notons que l'émergence de l'iconomie pose aussi un défi aux économistes. Tout comme l'ont fait ceux du début du XIXe siècle lorsque la mécanisation émergeait, nous devons nous intéresser à des monographies plus qu'à des totaux ou moyennes statistiques qui mélangeraient les entreprises de l'iconomie avec les autres11. Alors que les outils d'observation et les modèles habituels considèrent par ailleurs l'entreprise comme une boîte noire, nous devons la pénétrer pour évaluer sa sémantique, l'organisation et la supervision de ses processus de production, ses relations avec le réseau de partenaires, l'orientation de sa stratégie.
Alors que nos modèles supposent la prédation négligeable et postulent qu'il n'existe pas d'échange sans contrepartie équitable, nous ne pouvons plus ignorer que l'économie contemporaine est le théâtre d'une dialectique entre l'échange équilibré et la prédation, entre l’État de droit démocratique et une résurgence de la féodalité sous une forme ultramoderne12.
Pénétrer l'entreprise, rendre compte de la dialectique entre l'échange équilibré et la prédation, tout cela suppose une évolution des modèles et de la démarche de l'économiste. N'en soyons pas surpris : John Hicks, que l'on peut considérer comme le plus grand économiste du XXe siècle, pensait que l'abandon de l'hypothèse des rendements décroissants serait la ruine de la science économique13. Or il se trouve que dans l'iconomie les rendements sont croissants : contrairement à ce que pensait Hicks cela ne détruit pas la science économique, mais cela invite à la rebâtir sur de tout autres fondations.
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1 Réunion du 4 mars 2010.
2 Robert J. Gordon, « Is U.S. Economic Growth Over? », National Bureau of Economic Research, août 2012.
3 Nicholas G. Carr, « IT doesn't matter », Harvard Business Review, juin 2003.
4 Jeremy Rifkin, The Third Industrial Revolution, Palgrave Macmillan, 2011.
5 Jean-Marc Jancovici, « La transition énergétique, certes, mais quelle transition ? », septembre 2012.
6 Erik Brynjolfsson et Andrew McAffee, Race Against the Machine, Digital Frontier Press, 2011.
7 Olivier Marchand et Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, INSEE, 1991.
8 http://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_d'épuisement_professionnel.
9 Jean-François Gayraud, La grande fraude, Odile Jacob, 2011.
10 Angus Madison, The World Economy: a millenial perspective, OECD, 2006.
11 Bernard Guibert, Jean Laganier, Michel Volle, « Essai sur les nomenclatures industrielles », Économie et statistique, février 1971.
12 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.
13 John Hicks, Value and Capital, Oxford University Press, 1939, p. 84.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe rajouterai que la révolution informatique dépasse le monde de l'industrie parce qu'elle affecte d'autres domaines de connaissances comme la psychologie et la philosophie. Je signalerai juste, pour la psychologie, que l'une des étapes du développement de l'enfant selon Piaget spécifie que disparaît l'illusion de l'action à distance. Or avec les mondes virtuels, les smart rooms agir à distance pour n'importe quel enfant est une réalité et non une illusion à abandonner. Je suppose que cela modifiera le développement du cerveau et de ses apprentissages. En philosophie, en dehors des écrits français et anglo-saxons, qui voient le mal dans l'informatique ou les temps merveilleux, l'intégration des modèles de cerveaux produits par l'IA ou par d'autres modes computarisés devient une nécessité. Autrement le philosophe tourne en rond.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe vous écris ce petit commentaire en lien avec cet article ainsi que votre interviews du monde : Économie numérique : Robots, le retour.
Ma question concerne le passage sur l'emploi, vous dites que "l'économie connaîtra le plein emploi comme le fait toute économie à l'équilibre" et que les emplois se trouveront " En amont d'abord, dans la conception des produits et des automates.
Et en aval, dans le service au client."
L'automatisation a remplacé l'homme dans les tâches répétitives et a détruit de nombreux emplois dans certains secteurs industriels.
Ne pensez vous pas que de la même façon nous allons assister à de nombreuses destructions d'emploi via la dématérialisation des lieux de ventes ? Il y a certes des créations d'emplois et d'entreprises grâce à internet mais ces créations ne compensent pas les fermetures de magasins.
J'ai la forte impression que demain les emplois situés en aval, c'est à dire dans le service au client seront d'une part confiés à des automates (caisses automatiques dans les grandes surfaces, bornes dans les banques, aéroports et gares etc.)et d'autre part diminueront a cause d'une centralisation et une dématérialisation possible grâce aux systèmes d'information (centralisation du SAV, fermeture de lieux de ventes et achats sur internet,etc.).
Qu'en pensez vous ?
Un étudiant.
L'automatisation des services est en effet une tentation pour certaines entreprises, mais elle dégrade la qualité du service : le client est exaspéré quand par exemple un automate lui répond au téléphone.
SupprimerLorsque les entreprises auront compris que la qualité du service est un facteur primordial de la qualité de leur produit, elles éviteront cette solution qui semble "économique" mais altère leur compétitivité : elles organiseront la relation de personne à personne avec le client qui, seule, permet de traiter intelligemment les cas particuliers.
Après lecture de vos autres articles, il me semble avoir mieux compris les opportunités ainsi que les menaces de "l'iconomie". Nous verrons dans quels voies s'orienteront les décideurs (politiques et économiques). Les deux grands problèmes de "l'iconomie" sont à mon sens que ses effets qui sont inconnus se vérifieront dans le moyen-long terme et qu'elle demande de grands efforts d'adaptation. Mais ne pas s'adapter aura de graves conséquences, d'où la prudence des décideurs. En gros "l'iconomie" on sait qu'il faut y aller mais on a un peu peur quand même car on ne sait pas trop quel chemin prendre.
SupprimerUn étudiant.
Vous avez parfaitement compris la situation dans laquelle nous nous trouvons.
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe lis sur
http://en.wikipedia.org/wiki/Jean-Marie_Apostolidès
cette phrase :
Apostolidès is the theorist of iconomy, a new field of study of images and of their effects on people.
Quel lien pouvez-vous établir entre votre iconomie et cette iconomy?
Sont-elles complémentaires, opposées ou parallèles ?
Merci d'éclaircir ce point car il est troublant de trouver un mot recouvrant apparemment deux concepts différents (hasard ou nécessité ?).
Notre "iconomie" et l'"iconomy" d'Apostolidès sont des homonymes recouvrant en effet chacun un contenu différent.
SupprimerCependant la connotation "icône" n'est pas absente dans "iconomie".
Bonjour et bravo pour ce billet intéressant.
RépondreSupprimerToutefois je ne suis toujours pas convaincu par cette "3e révolution industrielle".
Déjà parce que la question énergétique est l'essence même de l'économie mondiale, depuis que Prométhée a donné le feu aux hommes !
Pour moi, une révolution est un changement radical de la façon de voir le monde. Deux exemple :
(1) la Révolution scientifique qui marqua l'avènement de la science moderne ;
(2) la Révolution industrielle qui commença au 18e siècle et qui marqua l'avènement de la société industrielle.
Je ne vois pas ce type de changement chez les auteurs que vous citez.
De plus, je trouve qu'axer l'argumentaire sur l'informatique est réducteur dans la mesure où, pour l'industrie, l'informatique reste un outil permettant le développement qui existait déjà en germe au 19e siècle. L'impact de l'informatique est beaucoup fondamental dans les communauté humaines, mais je ne vois ici que l'adaptation de l'homme à la société industrielle.
Ne nous trompons pas, le tout numérique, la transition énergétique, les "makers"... Tout ceci amène une révolution dans l'industrie, mais pas une révolution industrielle ! :o)
Le temps manque pour pouvoir développer, mais voici une partie de la réflexion que je mène sur le sujet :
http://com-et-science.blogspot.fr/2012_04_01_archive.html
Finalement, une évolution, aussi rapide et vaste que celle que nous vivons, fait-elle forcément une révolution ?
Bonne journée,
Grégory FICCA.
Il ne faut pas galvauder le mot "révolution" mais je crois pourtant qu'il convient pour désigner ce qui est en train de se passer : la suppression de nombre des effets de la distance géographique avec l'Internet, l'automatisation des tâches répétitives dans les entreprises et, plus généralement, l'informatisation de leurs processus ne sont pas des phénomènes mineurs. Il en résulte une transformation de la nature des produits, de la façon de produire et de commercialiser, de l'organisation des entreprises et de leur relation avec leurs clients.
SupprimerIl s'agit bien d'une "révolution industrielle" si l'on prend "industrie" selon son étymologie qui est "ingéniosité dans l'action productive" ("industrieux" garde la trace de ce sens originel).
Je comprends enfin que le ton emphatique de Rifkin ait éveillé l'ironie dont témoigne votre billet. Il accorde sans doute trop d'importance à l'"énergie verte". Celle-ci va faire naître un secteur économique nouveau mais l'informatisation, elle, transforme tous les secteurs.
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