samedi 31 mai 2014

Personne ne peut vraiment comprendre ce qui est incompréhensible

Certains textes, certaines œuvres d'art sont difficiles à comprendre mais compréhensibles. Le lecteur, le spectateur attentif les repèrent : dans un texte, quelques phrases brillent par leur énergie ; dans un morceau de musique, une mélodie attire l'attention ; dans l'œuvre d'un peintre, un tableau saute aux yeux. On devine alors que l'on a affaire à un texte, à une oeuvre de qualité : on y reviendra, on creusera et la clarté entraperçue s'étendra sur l'ensemble jusqu'à l'illuminer.

Mais que faire lorsque la porte reste fermée, lorsqu'aucune partie de l'œuvre n'émet la moindre lumière ? Eh bien il faut alors oser dire que l'on n'y comprend rien et que peut-être cela ne vaut pas grand-chose.

C'est ainsi que je rejette les textes de philosophie qui procèdent par association d'idées, les textes de mathématiques où des tautologies tiennent lieu de définition, et si une œuvre d'art ne me dit rien, c'est parce qu'elle n'a sans doute rien à dire.

Je dis « sans doute » par politesse envers ceux qui l'admirent mais leur admiration me semble douteuse. Je soupçonne certains philosophes, architectes, écrivains et artistes célèbres, dont la cote atteint les sommets, d'être des farceurs qui auront su habilement gérer leur notoriété. D'autres par contre me parlent alors qu'ils sont peu connus et parfois d'abord austère. C'est avec ceux-là que je vis.

*     *

Comment se fait-il donc que tant de gens disent comprendre ce que je ne comprends pas, et méprisent ce que j'aime ? Je crains qu'ils ne fassent confiance à la réputation. J'ai contrarié ceux qui respectent un homme célèbre lorsque j'ai dit que Michel Serres avait écrit des sottises dans Petite poucette : mais enfin ces sottises étaient écrites, il suffisait de les lire pour se faire une opinion indépendante de la renommée.

Beaucoup de gens semblent croire que la population se divise en deux parties : les gens cultivés vivraient dans un monde où se partagent de confiance les mêmes admirations et les mêmes mépris. Les autres seraient des incultes qui ne savent apprécier que le kitsch.

Celui qui ne cherche que le plaisir, fût-ce celui que donnent des œuvres austères mais profondes, va alors scandaliser.

Mais si l'on aime le Don Juan de Mozart et les Concertos brandebourgeois de Bach, pourquoi ne serait-on pas libre de dire que la musique du premier et les cantates du second sont souvent ennuyeuses ? Si l'on aime Cézanne et Klee, pourquoi n'aurait-on pas le droit de détester les toiles de Soulages ? Si l'on aime Proust et Saint-Simon, pourquoi ne pourrait-on pas détester Houellebecq ? Si l'on aime ce que fait Buren, pourquoi ne pourrait-on pas détester l'architecture de Beaubourg ? Si l'on aime Jules Vuillemin et Jacques Bouveresse, pourquoi ne pourrait-on pas détester Deleuze et Derrida ? Je partage la critique que Sokal et Bricmont avait adressée à ces derniers (voir le commentaire de Bouveresse).

Pour pouvoir assimiler un texte philosophique il faut le lire soigneusement, lentement, puis méditer ce que l'on a lu et ensuite y revenir. Si je vois que le texte procède par association d'idées, métaphores et allusions, tous procédés qui incitent l'imagination à divaguer, je maudis le farceur et laisse tomber son ouvrage.

Mais je me demande comment font ceux qui disent comprendre ces textes incompréhensibles.

La vie est trop courte, notre rencontre avec le monde de la pensée et avec le monde de la nature est trop brève pour que nous perdions notre temps en simagrées. Si la culture, la philosophie, la science et l'art sont nutritifs, c'est à condition de se les approprier en s'affranchissant de la sociologie de l'« élite » culturelle qui les parasite.

Il n'existe pas d'autre guide, pour progresser, que le bon sens que cette « élite » méprise tant, que la droiture persévérante du jugement, que le flair d'abord maladroit puis de plus en plus exact qui se forme par la recherche intime du plaisir.

6 commentaires:

  1. Ce billet est l'expression d'une colère raisonnée face à certains excès qui méritent surement d'être montrés du doigt...

    Cependant il ne faut pas jeter l'eau du bain du nourisson en même temps que lui...

    L'affaire Sokal a un côté rassurant car elle permet d'exiger une démarche didactique de la part de celui qui communique, c'est le moins qu'il doit à ses lecteurs.

    Rappelons nous les grandes controverses scientifiques dont le bon sens n'a pu pendant un temps départager le camp de la vérité : la mécanique quantique, la théorie de l'évolution darwinienne face à lamark, et d'autres... Il était parfois surhumain de convaincre...sur des points qui nous semblent aujourd'hui évidents.

    On invoque le bon sens parfois hors de son meilleur usage. Lorsque vous êtes malade, allez-vous voir un ami rempli de son seul bon sens ou bien un médecin ? Je parierai sur le second,

    Quant aux papiers difficilement compréhensibles on peut faire aussi référence à certaines démonstrations de mathématiques nécessitant plus que du bon sens pour être vérifiées, ou bien au papier d'Evariste Galois, ou d'autres... En philosophie, on peut évoquer "Ainsi parlait Zarathoustra" basé sur des paraboles imitant le style biblique.

    La connaissance procède souvent par révélation avant d'invoquer la raison pour la raccrocher aux autres savoirs... C'est pour cela que les scientifiques font un travail difficile que les charlatans décrédibilisent et fragilisent, ce que je trouve, en plein accord avec vous, révoltant...

    Jérôme Capirossi

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  2. "Il n'existe pas d'autre guide, pour progresser, que le bon sens (...), que la droiture persévérante du jugement, que le flair d'abord maladroit puis de plus en plus exact qui se forme par la recherche intime du plaisir." Merci !
    Question qui me turlupine : à quel moment le manque de rigueur [quand on se passe d'être d'accord sur les mots] devient-il malhonnêteté ? Quand on en prend conscience ? Ces célèbres sont forcément malhonnêtes, puisque pour publier, il faut être très conscient (quoique la circonstance d'un public avide d'immédiat, d'un éditeur qui vous presse, etc. pourrait être une circonstance atténuante).
    En tout cas, ce manque de rigueur d'abord toléré puis gratifié par la société devient ensuite la corruption de chacun. "Corruption" ici au sens d'une dégradation de soi (plus précisément de sa capacité à raisonner) mais à laquelle on n'est pour rien... Quoique, après tout, n'est-on point doué d'arbitre et de volonté ?

    PS : Je ne vois pas où ce billet est l'expression d'une colère (commentaire précédent).

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  3. En somme, vous rejetez le raisonnement par analogie ou bien son abus ?

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  4. Je vois le raisonnement par analogie comme l'enfance d'un raisonnement : certes, il ne faut pas s'y complaire ni en abuser, mais pour autant, il ne faut pas non plus mépriser ni avoir honte de cette phase qui peut être féconde et initier un raisonnement plus rigoureux, plus mature jusqu'à l'apparition de la vérité.

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    1. Il me semble que nous sommes d'accord.
      L'analogie est pour la pensée une source dont le flux doit faire l'objet d'une sélection (cf. L'intelligence créative) et n'a pas sa place dans un raisonnement explicite.

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  5. Merci pour ce texte (je ne sais pas si vous connaissez la glande pinéale dont Descartes disait apparemment qu'elle était le siège de l'âme, cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Troisi%C3%A8me_%C5%93il_(%C3%A9sot%C3%A9risme)#cite_note-7, http://fr.wikipedia.org/wiki/Glande_pin%C3%A9ale et http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k574850/f143).
    Sinon, je suis d'accord avec vous sur la nécessaire sélection des pensées analogiques. Un exemple (qui me semble canonique) pour illustrer concrètement les opportunités et les dangers de l'analogie brutale, quasiment naïve, est la théorie des signatures en médecine (cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_des_signatures).

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