Je vais vous révéler le secret de l'économie informatisée. Ce secret, vous ne le trouverez ni chez les chantres du « numérique » et du « digital », ni chez un gourou comme Jeremy Rifkin, ni dans le rapport Lemoine. Il se nomme « concurrence monopolistique », expression d'allure paradoxale puisqu'elle conjugue la concurrence et le monopole que l'on a coutume d'opposer comme l'eau et le feu.
La concurrence monopolistique a été explorée dans les années 1930 par Chamberlin et Robinson, elle a intéressé Hotelling, Solow, etc. Les bons économistes la connaissent donc, mais la plupart des praticiens de l'économie l'ignorent. On n'en parle jamais à Bercy ni à Bruxelles, on ne vous en parle jamais : c'est pour ça que je dis que c'est un secret.
Les gens de Bercy et de Bruxelles parlent par contre beaucoup de la concurrence parfaite, à laquelle est consacré le premier chapitre des cours d'économie. Je les soupçonne de ne pas avoir lu les chapitres suivants.
Le rendement d'échelle est croissant
La concurrence parfaite convenait à peu près pour décrire l'économie qui a prévalu jusqu'aux années 1970, mais elle ne convient plus pour décrire l'économie informatisée. Dans une entreprise informatisée, la production est en effet automatisée : comme l'essentiel du coût de production est dépensé avant que l'entreprise ne commence à produire, le coût moyen de production décroît lorsque le volume produit augmente : on exprime cela en disant que « le rendement d'échelle est croissant ».
Si l'on en restait là le marché obéirait au régime du monopole naturel, car la plus grande entreprise pourrait pratiquer un prix plus bas que celui des autres et les évincer du marché. Mais ces dernières disposent d'une parade qui leur permet d'échapper aux griffes du monopole.
Il faut seulement pour cela que les besoins des consommateurs soient divers, qu'ils réclament des variétés différentes du produit comme ils le font depuis longtemps pour les livres, les automobiles, la musique etc. Dans ce cas, chaque entreprise peut se spécialiser sur une niche des besoins, sur laquelle elle se taillera un petit monopole. Certains consommateurs seront indifférents entre des variétés qui répondent également à leurs besoins, et devant ces consommateurs-là les entreprises seront en concurrence par le prix. Monopole dans une niche, donc, et concurrence à sa frontière : c'est pour cela que l'on parle de « concurrence monopolistique ».
Pour que nous puissions y voir clair je vous invite à écouter une petite fable. Elle schématise la situation où quelques variétés d'un produit répondent au découpage de son marché en segments qui reflètent la diversité des besoins.
Une petite fable
Supposons que vous soyez un vacancier sur une plage. Un glacier vient offrir ses glaces. Le plaisir que vous donne une glace est diminué par le prix qu'il faut payer, et aussi par la distance qu'il faut parcourir pour aller jusqu'au stand du glacier.
On peut transcrire cela dans une petite équation : votre satisfaction S dépend du plaisir U, du prix p, et elle varie selon la distance d.
S(d) = U – p – kd
On peut représenter ça avec un petit dessin dans lequel la ligne du bas représente la plage :
Il existe une distance δ au delà de laquelle cette satisfaction s'annule parce que le parcours est trop long. Le marché du glacier s'étend donc sur la largeur 2δ. On voit, en regardant ce graphique, que si le prix p diminue le triangle remonte et donc le marché s'élargit.
Supposons le coût des glaces négligeable : le seul coût que supporte le glacier est le coût C d'usage du capital que constituent sa voiturette et son installation frigorifique. Un petit calcul montre que son profit est alors maximum si le prix p est égal à la moitié de U.
Si vous m'avez suivi jusqu'ici, vous avez certainement anticipé ce qui va suivre. Si ce premier glacier fait un profit, d'autres vont venir s'installer sur la plage, finalement toute la plage sera desservie par des glaciers dont les marchés sont à touche-touche. Tous les vacanciers vont ainsi pouvoir déguster une glace.
Une fois que l'on a vu ça, il ne reste plus qu'à faire rouler le raisonnement. Chaque glacier va bénéficier d'un monopole sur le segment qu'il sert et pratiquer le prix qui permet de maximiser son profit, sous la contrainte que lui impose la concurrence de ses voisins. Tant que ce profit est positif de nouveaux glaciers vont s'installer sur la plage. Les glaciers vont donc se tasser les uns contre les autres jusqu'à ce que leur profit soit nul, alors il n'arrivera plus de nouveaux glaciers : on aura alors atteint l'équilibre de la concurrence monopolistique.
Si l'on note L la longueur de la plage et σ la densité supposée uniforme des vacanciers, un petit calcul permet de trouver le nombre n* des glaciers à l'équilibre ainsi que le prix p* qu'ils pratiquent :
L'expression mathématique de ce résultat est un peu rébarbative, mais vous pourrez en l'examinant constater qu'elle est conforme au bon sens.
Laissons-la de côté et retenons seulement une conclusion pratique importante : si le marché tend vers une structure cible dans le cas très simple que notre petite fable considère, on peut en déduire qu'une telle structure existe aussi, sous une forme sans doute plus complexe, sur le marché de tous les produits dont la fonction de coût est à rendement croissant et qui répondent à des besoins divers. Dans l'économie informatisée, la concurrence monopolistique supplante ainsi la concurrence parfaite dans le rôle du régime de référence.
Conséquences
Notre fable est cependant trop simple pour refléter entièrement la réalité. Il se peut que la densité des besoins ne soit pas uniforme comme nous l'avons supposé, les consommateurs se regroupant en blocs nettement séparés. Il se peut aussi que la différence entre les variétés du produit porte non seulement sur un paramètre qualitatif comme la localisation du glacier, mais sur la finition du produit et donc son coût de production. Mais dans tous les cas il existe une structure cible, celle où le marché atteint son équilibre. Un marché réel n'atteint jamais exactement cette structure cible, mais il tourne autour d'elle comme un papillon de nuit qu'attire une lampe allumée.
Il est facile de voir que dans l'économie informatisée les marchés obéissent au régime de la concurrence monopolistique. Le coût d'un logiciel se réduit au coût de la programmation et sa reproduction en un nombre quelconque d'exemplaires ne coûte pratiquement rien : son coût marginal étant nul, il serait absurde de le vendre au coût marginal comme le recommande le modèle de la concurrence parfaite. Il en est de même pour les circuits intégrés, et cette forme de la fonction de coût s'étend à tous les produits dans lesquels l'informatique a pris une part importante – c'est-à-dire, dans l’économie informatisée, à la plupart des produits.
En voici des exemples. Sur le marché des systèmes d'exploitation Microsoft a pendant un temps semblé bénéficier d'un quasi-monopole naturel, puis des produits concurrents ont conquis des segments répondant à des besoins divers : Apple, Linux, Android, etc. Intel a semblé avoir le monopole des circuits intégrés, puis il a été concurrencé par AMD, IBM, Oracle, Fujitsu, etc. Google s'est taillé un quasi-monopole dans la relation de personne à document, Amazon dans la relation de personne à marchandise, Facebook dans la relation de personne à personne, et l'arrivée de nouveaux concurrents fait bouger les frontières. La situation est analogue sur le marché des téléphones dits « intelligents » et, finalement, sur celui de la majorité des produits industriels et des services.
L'équilibre auquel aboutit notre fable ne doit cependant pas faire illusion : comme le déploiement des possibilités qu'offre l'informatique transforme continuellement les conditions de la production et la nature des produits, la concurrence monopolistique nourrit une dynamique plutôt qu'un équilibre.
La stratégie qui s'impose alors à une entreprise est la suivante : innover pour conquérir un monopole temporaire sur un segment des besoins, le protéger le plus longtemps possible, puis renouveler l'innovation pour répondre aux initiatives des concurrents. Son produit est soit un service, soit l'assemblage d'un bien et des services qui l'accompagnent. Comme l'informatique permet de différencier fortement les services, c'est souvent eux qui assureront la différenciation du produit. Enfin, comme l'essentiel du coût de production réside dans l’investissement initial, le risque d’entreprise est porté au maximum : pour pouvoir le partager la plupart des produits seront élaborés par un partenariat.
Où se trouve alors l'emploi ? Si la production répétitive est automatisée, l'usine est quasiment déserte : l'emploi se concentre dans la conception des produits et dans les services qui assurent la relation avec les clients, et cette relation est exigeante car plus on automatise, plus le besoin de rapports humains se fait sentir. Le travail humain se concentre ainsi sur ce qui, n'étant pas répétitif, demande du jugement, de l'initiative, de la responsabilité : l'économie informatisée est une économie de la compétence, elle emploie du « cerveau d’œuvre » et non de la main d’œuvre. Cela exige une organisation différente de celle à laquelle nous avons été habitués, et aussi un autre système éducatif.
C'est enfin le système d'information qui assure l'efficacité du couple que forment l'être humain et l'automate informatique, la cohésion du bien et du service dans le produit, l'interopérabilité et la transparence du partenariat : sa qualité est donc cruciale pour la stratégie de l'entreprise.
Ajoutons un dernier phénomène : comme le risque est élevé, la tentation est forte pour une entreprise de corrompre les acheteurs, d'espionner les concurrents et de débaucher leurs compétences. L'informatique offre à ces pratiques des outils puissants et discrets. Elles se sont donc répandues, comme en attestent les affaires retentissantes autour d'EADS, Alstom, Siemens, etc. Les banques surtout ont été soumises à des tentations auxquelles elle n'ont pas su résister : JP Morgan Chase, Goldman Sachs, BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole, UBS, HSBC, Deutsche Bank, etc. ont toutes dû payer des amendes qui se chiffrent en milliards pour éviter des procès et le trading de haute fréquence, que la commission européenne juge préoccupant, facilite comme le dit Jean-François Gayraud un « délit d'initié systémique ».
L'informatisation apporte ainsi, avec tant de possibilités nouvelles, des risques également nouveaux pour la démocratie et l’État de droit.
Avez-vous entendu tout cela dans la bouche des gourous ? Jamais. Ils ne parlent ni de la concurrence monopolistique, ni du danger que représente une prédation que l'informatisation encourage. Bercy et Bruxelles tournent par ailleurs obstinément le dos à l'efficacité : ils préconisent la concurrence parfaite, qui implique la tarification au coût marginal qui ruinerait les entreprises, et ils s'opposent à la conquête des positions de monopole alors que c'est la clé de la stratégie. Ils prétendent lutter contre le chômage mais ils ne perçoivent pas les conditions du plein-emploi dans l'économie informatisée. Ils évoquent des risques fantasmatiques comme « trop d'information tue l'information », et non celui beaucoup plus grave que fait courir à la société le comportement de prédateurs.
Nous appelons « iconomie » une économie et une société qui, par hypothèse, vérifient les conditions nécessaires de l'efficacité d'une économie informatisée. Je viens de vous donner un aperçu de ces conditions. Le secret de l'économie informatisée vous ayant été ainsi dévoilé, votre intuition peut apercevoir l'orientation à la fois pratique et mentale qu'il convient d'adopter pour progresser vers l'iconomie, vers l'efficacité, et sortir enfin de la crise. Il vous reste à traduire cette orientation en stratégie...
Bonjour,
RépondreSupprimerje me permets à regret de vous corriger, car d'habitude j'ai toujours un grand plaisir à lire vos articles, sources de réflexion et d'inspiration pour qui s'intéresse au "numérique" (les guillemets car vous n'aimez pas le terme). J'ai en général beaucoup d'admiration pour votre hauteur de vue.
Venons à ma critique. Vous mélangez allégrement deux concepts économiques bien distincts : la différentiation horizontale des produits (parabole des marchands de glace de Hotelling) et la destruction créatrice de Schumpeter. Comme vos articles sont lus (je le souhaite en tout cas) par des étudiants en sciences éco, de grâce n'introduisez pas la confusion dans leur esprit.
Le phénomène que vous décrivez est avant tout celui de la destruction créatrice, dont Aghion et Howitt ont montré qu'ils peuvent être source de croissance endogène (c'est à dire auto-entretenue), de la même façon que Romer a, de son côté, montré que la concurrence monopolistique pouvait aussi être source de croissance endogène, dès lors que les entreprises se battent sur l'innovation. Mais les deux mécanismes sont sensiblement différents.
Cette mise au point faite, votre message est parfaitement intelligible. Pour faire plus mode, on pourrait dire que l'économie informatisée est le règne de la concurrence monopolistique entre plateformes, qui, pour survivre à la destruction créatrice accélérée par les effets de réseau, se doivent d'innover en permanence, notamment en s'accaparant des idées de l'écosystème qu'elles nourrissent autour d'elles (modèle Google et Apple).
Je suis persuadé que si vous partagez cette analyse, vous la formulerez de façon beaucoup plus claire et moins jargonesque que je viens de le faire.
Merci encore pour votre blog!
Ce texte consacré à la concurrence monopolistique ne contient aucune allusion à la destruction créatrice (dont je ne nie pas l'existence, mais c'est un autre sujet). Je n'ai donc pas mélangé les deux concepts.
Supprimer" innover pour conquérir un monopole temporaire sur un segment des besoins, le protéger le plus longtemps possible"
RépondreSupprimerpersonnellement j'appelle cela la destruction créatrice.
Innover c'est créer in monopole pour détruire (ce que fait le concurrent). Et le monopole menacé peut mobiliser lui même des moyens dilatoires pour prévenir cette destruction (de son monopole) ou non (en innovant lui même par exemple, ce que vous suggérez). Dans ma vision schumpeterienne, la concurrence est un processus, pas un état, ce que vous semblez suggérer également. Querelle de terminologie?
Bien à vous
Il est étrange que vous ayez vu une destruction dans une phrase où il est question d'une création, mais bon ! N'entrons pas dans une querelle de terminologie.
SupprimerIl se peut qu'une innovation rende obsolètes d'autres produits mais ce n'est pas toujours le cas : dans l'exemple simple considéré ici, un glacier qui s'installe sur la plage "innove" sans rien détruire.
Euh non les américains le clâment haut et fort:
RépondreSupprimerhttp://www.wsj.com/articles/peter-thiel-competition-is-for-losers-1410535536
(C'est le fondateur de PayPal et il a fait de nombreuses vidéos sur le sujet).
Il dit même que les monopoles sont légitimes.
Il dit juste qu'à cause des lois il faut pas le clâmer haut et fort.
Et je crois qu'il fait du lobbying auprès du gouvernement (avec google et d'autres) pour faire tomber cette menace sur leurs business.
L'auteur de cet article dit lui-même que son analyse est minoritaire aux Etats-Unis. Elle reste superficielle : il ignore la concurrence monopolistique et ne dit pas ce qui détermine le régime d'un marché.
SupprimerCe dernier point est examiné dans les "Eléments de théorie 'iconomique'".
je découvre, tardivement, cet article après avoir été orienté sur la vidéo. Les 5 ans qui se sont écoulés depuis sa parution n'ont fait que renforcer la pertinence des propos et quelques axes pour définir ce que devrait être une stratégie du numérique.
RépondreSupprimerJe perçois ces dernières semaines une forme de cristallisation des besoins d'un sursaut pour une souveraineté européenne dans le numérique.
Je vais faire mieux connaitre cette contribution dans mon réseau et vous ferai part, en privé, de quelques idées pour des initiatives qui seraient peut-être opportunes. Votre avis me sera précieux.
PS à la relecture il me semble que les variables k et C qui apparaissent dans les formules qui donnent le prix et le nombre de glaciers optimums ne sont pas définies dans la version du document au 02 05 2020