J'avais proposé le petit modèle que je me suis forgé à propos de la créativité. Pendant que je parlais, ce Monsieur semblait bouillir et fumer comme une cocotte-minute sous pression.
- Je ne suis pas du tout d'accord avec vous, s'exclama-t-il enfin. Je viens d'écrire un article sur la créativité, pensez si je connais le sujet. D'ailleurs, quelles sont vos sources ?
- Mon expérience, répondis-je naïvement.
L'expérience personnelle comporte bien sûr les lectures. J'aurais pu citer à l'appui de ce petit modèle Poincaré, Bachelard et quelques autres, mais étaler de la culture me semble répugnant.
Il haussa les épaules avec un sourire dédaigneux et, par la suite, ponctua par des gloussements tout ce que je pouvais dire : en évoquant une expérience personnelle, j'avais montré que je n'étais pas digne de sa conversation.
Il était donc de ceux qui estiment qu'il faut toujours appuyer son propos par l'autorité des Auteurs, sans laquelle rien ne vaut, et qui n'accordent pas le droit à la parole et à l'écoute à quelqu'un qui prétend penser en tirant les leçons de son expérience. « Casse-toi, tu pues, t'es pas d'la bande ».
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On rencontre il est vrai parfois des personnes qui s'entichent d'une idée qui ne vaut rien, mais ce n'est pas toujours le cas. Le monde de la pensée est tout entier en puissance dans le cerveau individuel, et non dans les livres qui, malgré leur nombre, ne peuvent en contenir qu'une expression partielle : il faut donc écouter ce que disent les individus avant de l'évaluer pour faire le tri nécessaire.
Cet universitaire était certainement partisan de la liberté de penser, de s'exprimer, de discuter, valeurs ostensibles de sa corporation. En pratique, cependant, elle exige que toute parole, tout texte, s'appuie sur des références écrites.
J'ai gardé un souvenir désagréable de deux soutenances de thèse. L'un des thésards était un penseur solide, original, dont la thèse m'a apporté un éclairage auquel je tiens beaucoup. Elle contenait peu de citations et en particulier il n'avait cité aucun des membres du jury. Ils l'ont accablé de sarcasmes et il n'a eu le titre de docteur qu'avec une mention qui lui fermait la porte de l'Université.
L'autre soutenance m'a rappelé Le Malade imaginaire :
Bene, bene respondere
Dignum est intrare
In nostro docto corpore.
La thèse était pleine de citations dont certaines n'avaient rien à voir avec leur contexte : le thésard n'avait oublié aucun des économistes célèbres ni aucun des obscurs membres du jury.
Jamais soutenance ne fut plus confortable : « mon cher collègue », disait le jury, « nous vous appelons ainsi parce que vous êtes déjà des nôtres ». Il est aujourd'hui professeur des Universités.
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Les Auteurs du programme, notons-le, n'ont pas produit des textes remplis de citations : pour l'essentiel, ils ont exposé ce qu'ils tiraient d'une réflexion sur leur expérience. Mais ce sont des Auteurs, des Génies, contrairement aux êtres humains ordinaires que l'on rencontre lors d'un dîner en ville et qu'il ne convient pas de leur égaler...
Mais au fait, pourquoi pas ? Avant d'être des Auteurs, Platon, Pascal, Kant, etc. ont été des êtres humains ordinaires qui disaient naïvement ce qu'ils pensaient lors des dîners en ville, espérant une discussion fructueuse et, peut-être, des objections qui les aideraient à progresser.
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Le rapport entre l'Université et le monde de la pensée est problématique car les esprits libres (je pense à Jean Bouvier) n'y sont pas assez nombreux pour influencer le style de la corporation.
Un de mes amis a passé l'agrégation de mathématiques, concours difficile. « Tu as donc fait de la recherche ! », lui dis-je avec envie. « Pas du tout, répondit-il. Pour l'agrégation, il faut tout connaître de l'état et du contenu de la discipline, on n'aborde la recherche que pour le doctorat ». Ainsi les professeurs que forme l'Université n'ont reçu aucune formation à la libre exploration du monde de la pensée, qui est l'essence des mathématiques.
J'ai alors compris la réaction d'un professeur, par ailleurs bon pédagogue, auquel je faisais part de réflexions enfantines qui, certes, n'avaient rien de génial mais amorçaient une recherche, démarche qui consiste à s'efforcer de répondre à une question alors que l'on n'en a pas les moyens, qu'il faut trouver.
« Vous êtes un prétentieux, me dit-il. Vous avez lu ça dans un livre et vous croyez m'impressionner. Étudiez plutôt le programme ». N'ayant jamais effleuré la recherche, il ne pouvait pas en percevoir les prémices chez un adolescent.
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Je me demande parfois, avec angoisse, si l'Université ne serait pas, dans sa masse et malgré quelques admirables exceptions, une machine à décerveler. Quand une grande part de l'énergie est consacrée à « se faire bien voir » en se conformant à l'habitus de la corporation, à s'efforcer de publier dans des revues à comité de lecture bien notées pour obéir à la règle « publish or perish », quelle est l'énergie qui reste pour penser ? Est-il possible de réfléchir tandis que l'on se prostitue ?
Lors d'une réception organisée par mon fidèle éditeur j'ai rencontré un autre universitaire qui, lui aussi, n'était pas d'accord avec ce que je disais. Il crut utile de citer un Auteur pour me clouer le bec : « Dans son article, dit-il, Michel Volle a mis le contraire de ce que vous dites ». « Mais c'est moi, Michel Volle ! », répondis-je. Jean Pavlevski, qui se trouvait tout près, éclata d'un rire sonore : j'ai dû me détourner pour ne pas aggraver la situation.
Il est tout de même pénible, me suis-je dit alors, de ne pouvoir exister dans le monde de la pensée que par les textes imprimés que l'on a signés, alors que l'on a comme tout un chacun deux bras, deux jambes, et un cerveau qui n'aime rien tant que la conversation entre personnes de bonne foi.
"Un de mes amis a passé l'agrégation de mathématiques, concours difficile. « Tu as donc fait de la recherche ! », lui dis-je avec envie. « Pas du tout, répondit-il. Pour l'agrégation, il faut tout connaître de l'état et du contenu de la discipline, on n'aborde la recherche que pour le doctorat ». Ainsi les professeurs que forme l'Université n'ont reçu aucune formation à la libre exploration du monde de la pensée, qui est l'essence des mathématiques."
RépondreSupprimerEn réalité, l'agrégation de mathématiques se base aussi sur les petits exercices et problèmes qui relèvent d'une démarche de recherche à petite échelle. La cinquième épreuve, dite de modélisation, consiste à expliquer un article de recherche appliquée au jury, et à programmer des aspects numériques de cet article.
Enfin, les professeurs ainsi recrutés doivent être munis d'un M2 recherche et plus souvent d'une thèse pour être affectés en classe préparatoire, un passage dans des fonctions d'ingénieurs étant aussi un plus.
"J'ai alors compris la réaction d'un professeur, par ailleurs bon pédagogue, auquel je faisais part de réflexions enfantines qui, certes, n'avaient rien de génial mais amorçaient une recherche, démarche qui consiste à s'efforcer de répondre à une question alors que l'on n'en a pas les moyens, qu'il faut trouver."
Un professeur de collège (puisque vous parlez de réflexions enfantines) est normalement recruté au niveau du CAPES, même si on y trouve aussi quelques infortunés agrégés docteurs.
Un titulaire du CAPES en collège est payé 1300 euros par mois en début de carrière, il se retrouve en ZEP face à des élèves indisciplinés, et les hommes politiques parlent de dégrader encore sa condition par le biais de l'autonomie des établissements, c'est à dire du renforcement du poids de sa hiérarchie.
Dans ces conditions, ne faut-il pas être réaliste sur le niveau réel que l'on peut en attendre ? Le système de recrutement français, basé sur le concours disciplinaire, est plutôt de bonne qualité si on compare avec ce qui se passe aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne par exemple.
Attention à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, ce qui est un réel danger depuis quelques années.
La critique du système existant qui ne serait pas basée sur l'esprit de recherche est d'ailleurs banale (et fausse, comme je vous l'indique en premier paragraphe).
C'est le type même de fausse conscience qui a mené aux réformes scolaires néfastes dans ce domaine depuis 40 ans, en commençant avec les "mathématiques modernes" qui prétendaient introduire une approche innovante et venue de la recherche, pour être corrigée et se poursuivre jusqu'à nos jours par un affaiblissement des contenus et la mystique de la découverte par les élèves (en pratique, dans la majorité des cas, une perte de temps).
Non, il vaut sans doute mieux en rester à ce qui a fait le succès de l'école mathématique française, notamment dans des domaines très appliqués. Vous savez sans doute que celle-ci est l'une des plus créative du monde, avec les Russes.
Voilà ce qui découle de l'observation des faits ; et donc, par contraste, les critiques sur une supposée stérilité du système scolaire français en mathématiques relèvent de l'esprit de système dogmatique.
Merci pour ce commentaire intéressant.
SupprimerJ'étais en troisième lorsque j'ai eu cette conversation avec mon professeur. Dans les années 50, on entrait au lycée en sixième, et ce professeur était un agrégé.
Je partage votre opinion sur les "mathématiques modernes". On a cru, à tort, que la pédagogie pouvait se fonder sur l'abstraction.
L'"esprit de la recherche" ne consiste pas à se hisser au niveau de chercheurs dont les travaux sont difficiles à comprendre même pour des mathématiciens, mais à s'autoriser à chercher la solution de problèmes que l'on se pose à soi-même et qui sortent éventuellement du périmètre du "programme".
Si c'est le cas des petits exercices que l'on fait lorsque l'on prépare l'agreg, c'est tant mieux. Mon ami m'avait dit le contraire.
"quelles sont vos sources ?"
RépondreSupprimerEt quelle était donc la source de ceux qui ont écrit ces premiers textes de référence que vous aimez tant citer et "réciter" ?