Le cerveau humain considéré ici, c'est le « cerveau d'oeuvre » des programmeurs qui dictent ses actions à l'automate, c'est aussi celui des agents opérationnels, c'est enfin celui de tous les utilisateurs que l'automate assiste dans leur action.
Le travail n'est fait ni par les êtres humains, ni par les ordinateurs, mais par la « personne informatisée », devenue l'unité de base insécable de l'organisation, son « atome » au sens propre du mot. Les institutions, les entreprises, la société tout entière se construisent en la combinant, l'organisant, comme un mur se construit avec des pierres ou des briques. Elles se sont mises à tâtonner à la recherche du bon dosage des deux composants de l'alliage. Celui-ci fait émerger des phénomènes nouveaux dans la nature et dans la société car il a des propriétés auparavant inconnues.
« Les composés constituent une forme nouvelle, toute différente de la somme de leurs parties, et dont aucune formule ne peut prévoir la physionomie. L'eau est de l'eau et rien autre chose, ce n'est pas de l'oxygène ni de l'hydrogène »
(Maurice Blondel, L'Action, 1893).
Cet événement n'est pas sans précédents. Quelque sorcier découvrit un jour, en explorant diverses combinaisons, les étranges propriétés de l'alliage du cuivre et de l'étain. Il fallut bien des tâtonnements avant de trouver la proportion et la température qui convenaient le mieux, mais ils ont abouti à l'âge du bronze. D'autres tentatives, plus tard, firent apparaître un alliage du fer et du carbone, l'acier. D'autres alliages sont apparus : entre le cerveau humain et l'écriture, entre la main d'oeuvre et la machine, etc.
Le tâtonnement est naturellement soumis à des préjugés, des habitudes, et à une sociologie qui délimite ce qu'il est légitime de penser, dire et faire. Ces préjugés, ces habitudes, cette sociologie tiraillent dans tous les sens les esprits et les actions, et la première réaction est de nier l'évidence : l'alliage, prétend-on, n'existe pas, seuls existent ses composants. La pensée, fuyant ainsi la ligne de crète où ils se rejoignent, dévale alors la pente vers des vallées familières.
L'une est celle de la technique : l'« intelligence artificielle » de l'ordinateur, annonce-t-on, va dépasser celle des êtres humains : certains appellent cette « singularité » de leurs vœux (Ray Kurzweil, The Singularity is Near, Penguin Books, 2005), d'autres la craignent et la jugent monstrueuse (Stephen Hawking, « Artificial intelligence could wipe out humanity when it gets too clever as humans will be like ants », Independent, 8 octobre 2015).
L'autre vallée est celle de la vie en société, des « usages » : on admire l'ingéniosité que l'être humain manifeste dans leur déploiement, dans les « réseaux sociaux », dans le « travail collaboratif », etc.
Dans chacun de ces deux cas le regard se détourne de l'alliage, qu'il ignore, alors qu'il est devenu l'élément de base des institutions. Parcourez leurs couloirs, regardez : chaque personne est soit en réunion, soit au travail devant son « ordinateur », interface vers la ressource informatique constituée de programmes et de documents (textes, images, sons, etc.) qui résident sur un réseau mondial de mémoires et de processeurs.
Lorsque l'intellect ignore ce qui se passe, le tâtonnement prolongé devient erratique. Rares sont les institutions qui savent s'informatiser de façon raisonnable et le taux d'échec atteint dans les systèmes d'information un niveau qui ne serait toléré dans aucun des autres domaines de l'ingénierie.
Le désordre de la pensée se reflète comme toujours dans le vocabulaire. L'alliage du cerveau humain et de l'automate soumet le langage aux exigences de l'action organisée : les homonymes et synonymes que provoquent les particularismes des spécialités, directions et filiales doivent être éliminés, les concepts habituels doivent passer par le crible de la pertinence. Ces particularismes, ces habitudes, résistent cependant car ils sont jalousement protégés par des sociologies farouches. Or garbage in, garbage out : quand le vocabulaire est de mauvaise qualité, les données sont contaminées et les algorithmes que leur applique l'informatique ne peuvent rien fournir qui vaille.
Les mots utilisés pour désigner le phénomène que nous considérons sont eux-mêmes faits pour égarer l'intuition : ni « numérique », ni son équivalent anglais « digital » ne conviennent pour nommer un alliage qui ne se réduit pas à des nombres ou à des chiffres. « Informatique » convient par contre : il est lui-même l'alliage d'« information » et d'« automate » et « information » peut désigner, comme le dit Gilbert Simondon, le phénomène qui se produit lorsqu'un document (texte, image, son, etc.) est interprété par un récepteur qui acquiert alors une forme intérieure, c'est-à-dire une capacité d'action : un document que l'on ne sait pas interpréter n'apporte aucune information.
« L'information n'est pas une chose, mais l'opération d'une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. L'information ne peut pas se définir en dehors de cet acte d'incidence transformatrice et de l'opération de réception »
(Gilbert Simondon, Communication et information, 2010).
Le malin démon qui, toujours, s'oppose à la clarté d'esprit a voulu que les mots exacts soient déconsidérés pour des raisons sociologiques. Il se trouve en effet que l'informatique a été utilisée dans le passé pour imposer aux agents des entreprises une organisation d'une raideur incommode, et les informaticiens ont commis alors quelques abus de pouvoir. Ensuite l'informatique s'est assouplie avec les ordinateurs personnels, les réseaux locaux, la bureautique, l'Internet et le Web, etc. mais le mal était fait : on ne voulait plus entendre parler d'elle, il fallait de nouveaux mots, fussent-ils inexacts et fallacieux, pour désigner ces choses nouvelles qui lui appartenaient pourtant.
Le sens que nous proposons de donner au mot « informatique » n'est sans doute pas celui auquel pensait Philippe Dreyfus lorsqu'il l'a forgé en 1962, ni celui que lui donnaient les « directions informatiques » des années 1950 et 1960 puis les « directions des systèmes d'information » des années 1970 et 1980 : l'information, pensait-on alors, est contenue dans les documents, dans les « données » ; la théorie de l'information de Simondon était peu connue.
Nous donnons donc à « informatique » et « informatisation » un sens qui n'était ni celui de leur créateur, ni celui de Nora et Minc, et qui diffère aussi de l'image péjorative et « ringarde » qui leur est aujourd'hui attachée : ayant découvert dans ces mots un potentiel sémantique adéquat pour désigner l'alliage que nous considérons et les phénomènes auxquels il donne naissance, nous proposons des les restaurer sous cette acception nouvelle.
« Informatique » a été refusé par les Américains, sans doute parce qu'il était not invented here : ils ont préféré conserver « science des calculateurs », Computer Science. Mais il a été adopté par les Allemands, Espagnols, Italiens, Portuguais, Russes, etc.
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L'alliage du cerveau humain et de l'automate programmable a été anticipé dès les années 1960 par un génie visionnaire comme celui du psychologue Licklider :
« The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought and process data in a way not approached by the information-handling machines we know today »
(Joseph Licklider, « Man Computer Symbiosis », IRE Transactions on Human Factors in Electronics, mars 1960).
Il ne s'est cependant implanté dans les entreprises que dans les années 1990 lorsque l'informatisation, jusqu'alors confinée à l'édition d'« états » pour la paie, la comptabilité, la gestion des stocks, etc., s'est étendue aux processus de production (Peter G. W. Keen, Shaping the Future, Business Design through information technology, 1991) : il a fallu alors délimiter d'une part ce que l'automate devait faire, d'autre part ce qui devait être accompli par les agents opérationnels humains.
Cet alliage est maintenant partout : dans la relation transcanal de l'entreprise avec ses clients, dans son interopérabilité avec des partenaires, dans sa relation avec des fournisseurs, et jusque dans l'utilisation par chacun de l'« ordinateur » à domicile.
L'usage, nous dit-on, impose sa loi : « informatique » est ringard, « numérique » et « digital » l'ont supplanté... Mais ni l'un ni l'autre n'oriente l'intuition vers l'idée d'un alliage, alors qu'« informatique » le fait. L'exactitude de l'intuition, du raisonnement, a des exigences qui valent bien la loi de l'usage et d'ailleurs celui-ci est souple et perfectible : n'avons-nous pas su remplacer « software » par « logiciel », qui indique exactement la nature essentiellement logique des programmes informatiques ?
L'humanité a connu les âges du bronze, du fer, de l'imprimerie, de la mécanisation : elle est aujourd'hui à l'âge de l'informatisation.
Votre article m'a fait penser au travail d'un médecin, bernard Jouanjean, à propos du corps humain et des multiples prothèses inventées par l'homme :
RépondreSupprimerPhysiologie du risque face à l'histoire.
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=28868
je lis votre blog depuis quasiment le début, et suis retombée aujourd'hui sur une fiche de lecture de votre livre "De l'informatique..." écrite en 2008 qui m'avait grandement fait comprendre et aimer mon cheminement professionnel. Aujourd'hui en plein questionnement et face à un carrefour, je suis ravie de lire ce nouvel article qui me rassure une nouvelle fois sur ma motivation à poursuivre ce travail de généralisation de l'informatisation puisque l'art des NTIC consisterait à créer un nouvel alliage issu de la physique du silicium (mémoire stockée) et la matière grise de l'être humain (mémoire vivante) même en permettant à l'automate d'afficher des données humainement connotées: je me souviendrai longtemps du paramétrage retenu pour la corbeille "à détruire" symbolisé par un nombre sacrément osé lors du déploiement d'une GED ...une nouvelle forme de harcèlement était née...
RépondreSupprimerMerci pour votre blog