jeudi 21 avril 2016

Lire les maths

Dans le monde de la pensée chaque partie est aussi complexe que le tout : ce monde est analogue à l'espace, où un segment de droite contient autant de points que l'univers entier. Le « petit monde » qu'explore un chercheur se déploie ainsi en une richesse sans limite.

Les mathématiques explorent divers « petits mondes » : l'espace euclidien, les espaces de Riemann, les nombres entiers, les probabilités, etc. Des passerelles existent et certains d'entre eux peuvent s'agréger en un plus grand « petit monde », mais chacun répond à une intuition particulière et son exploration requiert une démarche qui lui est propre.

Le calcul des probabilités développe ainsi une tournure d'esprit qui ouvre à la pensée une avenue inédite : l'intuition probabiliste, n'étant pas innée, est absente chez nombre de personnes.

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Deux attitudes s'opposent de façon polaire dans la relation que l'on peut avoir avec les maths : l'une, formaliste, convient aux personnes qui ont l'esprit clair et une bonne mémoire. J'ai eu ainsi à l'Ecole polytechnique des camarades auxquels les maths ne présentaient aucune difficulté : pour pouvoir assimiler un de leurs « petits mondes », il leur suffisait de vérifier la cohérence des hypothèses et l'exactitude du raisonnement.

D'autres ont avec les maths un rapport plus difficile car ils se posent deux questions auxquelles le cours ne répond pratiquement jamais : « pourquoi » et « comment ». Pourquoi a-t-on choisi telles hypothèses ? Comment s'y est-on pris pour bâtir les inférences et les démonstrations ?

Ces questions ne sont pas les bienvenues. Un de mes amis, rencontrant au lycée des intégrales pour la première fois, demanda au professeur à quoi elles pouvaient servir. Il pensait à leur apport au développement logique des maths mais le professeur crut qu'il voulait savoir si elles pourraient l'aider à « gagner sa vie » : il se fit réprimander.

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Le formaliste, qui ne cherche pas « midi à quatorze heures », n'est jamais tracassé par une inquiétude. Tout est évident devant son regard limpide et si l'assimilation du cours lui demande un travail celui-ci, réduit à une vérification technique, n'implique ni passion, ni souci, ni interrogation. Il est un bon élève tandis que celui que tracassent le « pourquoi » et le « comment » s'embarrasse de préoccupations qui sont inutiles lorsque le but est d'« avoir de bonnes notes », d'« avoir son bac », de « réussir aux concours », etc.

Quelle est donc, se demande en effet ce dernier, l'intention qui a conduit Galois à considérer les groupes de commutations ? Quelles sont celles qui ont poussé Newton vers le calcul différentiel, incité Gauss à explorer les congruences, Lagrange à chercher les équations de la mécanique, Cantor à considérer des ensembles infinis ? Comment chacun s'y est-il pris ensuite pour explorer le « petit monde » qui s'ouvrait devant lui ?

Il se peut que ce mauvais élève à l'esprit récalcitrant soit mieux préparé que ne l'est le formaliste au jour où il faudra dépasser l'apprentissage pour aborder la recherche, car comme il s'est familiarisé avec ce qui se passe dans la tête d'un chercheur il s'est rapproché de l'esprit de la recherche.

Il n'est d'ailleurs pas facile de trouver le « pourquoi » et le « comment » d'un « petit monde » car la plupart des articles, livres et cours s'adressent au seul formaliste. Une fois bâtie la maison ou escaladée la montagne, le mathématicien a en effet détruit les échafaudages dont il s'était servi, oublié les voies qu'il avait explorées, pour ne présenter qu'un résultat aussi sec qu'irréfutable.

Il lui est en outre pratiquement impossible de communiquer l'image qu'il avait en tête et qui a guidé sa démarche : elle est semblable à un tableau de Paul Klee
Paul Klee, Segelnde Stadt, 1930
, ou encore à un diamant que ses facettes et ses arêtes dotent d'une géométrie transparente. Il n'a pu que la découper pour la faire passer par le fil d'un discours qui s'étire à longueur de lignes en espérant qu'un lecteur attentif saura un jour la reproduire, ou une image analogue, sur son écran intérieur.

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Il en est des textes mathématiques comme des programmes informatiques : celui qui écrit se sent porté par les ailes de l'évidence, mais quand il reprend un travail abandonné pendant quelques mois il peine à comprendre ce qu'il a voulu faire. Il est d'ailleurs notoire que les travaux novateurs ne sont compris que par un tout petit nombre de personnes, qui ne font peut-être même qu'en vérifier la correction formelle sans pouvoir aller jusqu'à partager l'intuition ni l'intention de l'auteur.

A défaut d'une lecture des textes contemporains, difficile même pour les meilleurs experts, chacun peut lire ce qu'ont écrit des mathématiciens du passé en espérant voir se construire, dans son propre cerveau, l'édifice mental qu'ils ont élaboré puis tenté de décrire : leurs idées essentielles ont été élucidées par des générations de pédagogues.

La recherche du « pourquoi » et du « comment » fait alors entrer dans une relation personnelle avec quelques-uns des plus grands esprits, et découvrir des textes dont l'énergie est d'une modernité éternelle.

Un livre de maths ne se lit cependant pas comme un roman. On lit quelques pages, on médite pour approfondir, on laisse l'esprit se reposer, on y revient à loisir et petit à petit une image se forme. C'est ainsi que l'on peut lire, passant de l'un à l'autre pour se délasser, les Grundzüge der Mengenlehre de Hausdorff (voir mon compte rendu), les Disquisitiones Arithmeticae de Gauss (heureusement disponibles en anglais), les Fondements de la mécanique quantique de von Neumann (où l'on trouve la meilleure présentation de l'espace de Hilbert), la Mécanique analytique de Lagrange, etc.

Chacun a son style : Hausdorff est d'une précision et d'une clarté sans égales, Gauss est minutieux, Lagrange est un athlète qui franchit les obstacles sans se soucier d'élégance, von Neumann suit son cap avec intrépidité, Poincaré est agréable à lire mais il demande au lecteur de parfaire ses démonstrations. L'austérité de ces lectures est largement récompensée par les plaisirs de l'exploration.

Celle-ci apporte une leçon de portée générale. Chacun des « petits mondes » est découpé dans le « grand monde » de la pensée, qui les contient tous mais qui est trop vaste pour se prêter directement à l'exploration : on ne peut que sentir sa présence, que capter parfois un des signaux énigmatiques qu'il émet.

Notre pensée sera toujours tentée de s'enfermer dans un « petit monde » : il en résulte, entre les esprits, une différence sur laquelle revient un texte consacré aux animateurs.

6 commentaires:

  1. Cher Michel merci pour cet article.
    Laurent Schwartz notait la grande différence entre "faire des maths", et "exposer des maths". Dans le premier cas, l'esprit explore, fait de nombreux allers-retours, émet des hypothèses et les teste, tombe dans des impasses plus ou moins définitives, résout des sous-problèmes ; le chemin est long, sinueux, chaotique. Dans le second, tout a été linéarisé, présenté dans un ordre logique pour que l'esprit puisse se frayer le chemin le plus court possible. Cependant celui qui "lit les maths" devra se tailler son propre chemin, "reconstituer son château intérieur" disait Schwartz, au prix parfois d'un effort important parce qu'il faut accepter de déconstruire en partie son château afin de le reconstruire un peu plus beau peut-être.
    On peut tenter de généraliser. Stanislas Dehaene explique que les circuits neuronaux impliqués dans la lecture (de textes) sont différents de ceux impliqués dans l'écriture. Au point que quelques (rares) personnes savent écrire sans pouvoir lire au sens plein du terme.
    Tu as mentionné la programmation, où l'on éprouve souvent cette distinction écriture - création) vs. lecture - compréhension (et particulièrement dans certains langages, APL par ex.).
    Je citerais volontiers les modèles utilisés dans l'informatique et les Systèmes d'Information, modèles de données, de traitements, de présentation, et autres. En effet dans ce cas les créateurs sont des spécialistes de domaines et des techniciens avertis, tandis que les "lecteurs" sont les utilisateurs des systèmes, et on leur fait nécessité de "lire", de "reconstruire leur château intérieur" parfois au prix de douloureux efforts. Cf. tous ceux qui ont pesté parce qu'on leur imposait - à travers des logiciels - des méthodes de travail et des visions nouvelles de leurs tâches et de leurs rôles. Et à la différence des Maths, on ne peut vérifier ni la consistance ni la validité des modèles imposés par leurs créateurs. Tout juste peut-on détecter quelques incohérences ...

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  2. Bonjour,

    bravo pour vos lectures de textes mathématiques historiques ; cela contribue à amoindrir la barrière entre la culture des humanités et celle des sciences. L'histoire intellectuelle de l'humanité est un tout.

    Je suis enseignant-chercheur de maths («pures»). Ce que vous dites rejoint exactement mon expérience sur un point et pas du tout sur un autre, à deux réserves près.

    En effet, un texte mathématique, article ou livre, ne comporte plus les échafaudages et tâtonnements du chemin. C'est le cas pour toute œuvre humaine et ne nuit pas à la compréhension (du pourquoi, du comment), du moins quand le texte est bon, ce qui est très souvent le cas. C'est comme pour un poème : il est l'aboutissement de beaucoup de travail, mais ce qui compte est l'état achevé, qui va au but avec économie de moyens et suffit à sa propre « compréhension », dans le sens que vous dites.

    En revanche, expliquer le pourquoi et le comment, c'est ce que font les mathématiciens entre eux à longueur de temps : dans leurs exposés, leurs articles, leurs livres. Raconter ou écrire des maths, c'est raconter ou écrire une histoire. C'est particulièrement net dans un exposé : on ne peut y donner les détails d'un long article, en une heure. On raconte.

    Les deux réserves à mon point précédent sont les suivantes. (1) Ce n'est pas toujours ce qui se passe en cours. En tout cas, ça ne l'a pas été pour tous les cours que j'ai suivis lors de mes études. (2) Pour une part, expliquer vraiment le « pourquoi » est inséparable de la compréhension brute de certains passages techniques, et de toute façon ne peut être intégralement donné par l'auteur : comprendre ce « pourquoi » est toujours, pour une part, une construction personnelle. C'est d'ailleurs un des carburants de la recherche : contraint de construire moi-même une part du « pourquoi » en lisant un article, parce que tout ne peut pas être explicité (allez expliquer le « pourquoi » d'un poème, pour continuer ma comparaison), j'élaborerai peut-être quelque chose d'un peu différent de ce que l'auteur avait en tête. Et ça m'ouvrira peut-être une avancée sur le sujet.

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  3. Et pendant que j'y suis, si vous aimez lire des maths et comprendre le pourquoi:
    http://images.math.cnrs.fr

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  4. Tout nombre est imaginaire.
    Un nombre est une image mentale construite à partir de perceptions et de raisonnements. Cela commence par le dénombrement de cailloux, pour lequel le singe est étonnement meilleur que l’homme dans une certaine plage. Cela continue par l’abstraction pure des mathématiciens humains qui progressent depuis des millénaires. L’association récente, des mathématiques et de l’informatique appuyée par l’électronique, s’est révélée être extrêmement fructueuse pour résoudre des problèmes complexes élémentaires fondamentaux. Voici où nous en sommes au XXIe siècle après J.C., vraisemblablement historiquement à l’aube d’une révolution millénaire de la maîtrise technique.

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    1. Dans quelle mesure l’évolution propre des mathématiques, favorise davantage le progrès technique, que la recherche du progrès technique créait les nouveautés mathématiques ?

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    2. Les deux sont complémentaires. L'un sans l'autre serait stérile. Leur relation est donc dialectique.

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