L'économie en question est celle de la prédation que j'ai décrite dans Prédation et prédateurs (Economica, janvier 2008). Pour rendre compte de l'économie actuelle, penser l'équilibre des échanges ne suffit pas : il faut penser aussi la prédation, qui consiste à prendre quelque chose sans rien donner en échange. Elle a pris une importance telle qu'on ne peut plus la négliger.
La sociologie est celle d'une résurgence des privilèges et du parasitisme de la noblesse de l'ancien régime.
Les plus riches estiment en effet avoir droit au privilège légal de ne pas payer l'impôt, qui était avant la Révolution celui de la noblesse, et ils l'obtiennent par l'optimisation fiscale. Les conseils des avocats et des banques étant onéreux, ce privilège est réservé à ceux qui peuvent les payer. La charge de l'impôt sera alors entièrement portée par le tiers état de la classe moyenne, dont les revenus et le bien-être sont par ailleurs comprimés par la crise économique. Cette situation est potentiellement explosive.
De l'optimisation fiscale « légale » à la fraude fiscale, il n'y a psychologiquement qu'un pas que certains franchissent. La Banque y trouve son compte car ses services sont rémunérés et elle prélève un pourcentage sur les montants concernés.
Des chefs d'entreprise se voient ainsi proposer par un conseiller financier des montages qui combinent l'abus de biens sociaux, la fraude fiscale et le blanchiment : « vous seriez bien bête de ne pas en profiter comme tout le monde », s'entendent-ils dire. Seuls les plus vertueux peuvent résister à une telle tentation.
Ainsi la ploutocratie (pouvoir des plus riches) se développe en aristocratie (pouvoir des meilleurs), non sans les ridicules du Bourgeois gentilhomme car la distinction ne s'acquiert qu'en plusieurs générations, et encore pas toujours.
Les procédés sont grossiers : on est « résident en Suisse » (ou au Luxembourg, en Belgique, etc.) ; on a « enregistré son entreprise au Delaware » ; on échange de bons tuyaux entre riches lors des dîners en ville : comment délocaliser les emplois dans des pays à bas salaire, comment comprimer les effectifs de son entreprise. Ayant le plaisir de se sentir entre soi, on rit alors de bon cœur.
L'appartenance à cette aristocratie se concrétise par la marque de la voiture (on roule en Maserati ou en Lamborghini, les Mercedes, BMW et autres Audi étant les signes d'une noblesse inférieure), par le luxe des hôtels où l'on « descend », par celui des résidences que l'on possède, par la qualité de la nourriture que l'on ingère dans des « trois étoiles », par celle aussi de la cocaïne que l'on sniffe et des « call girls » dont on se procure les services.
Tout cela, les mafieux et les escrocs peuvent se le payer aussi bien que les autres riches, auxquels ils se mêlent : le blanchiment permet d'ailleurs aux acteurs du crime organisé d'acheter des entreprises légales et de s'introduire dans le cycle des affaires, qu'ils pourrissent ensuite de l'intérieur.
Il en résulte que tout cette richesse, avec le milieu feutré d'avocats d'affaire et de conseillers financiers qui l'entoure, émet une mauvaise odeur : on perçoit vite, à travers les prestiges du luxe et du confort comme à travers l'apparence d'énergie des prédateurs, leur vulgarité profonde, leur égoïsme radical, la pauvreté intellectuelle de leur opportunisme.
On retrouve chez eux les comportements qu'avait pendant la Fronde une noblesse française décadente : les plus grands seigneurs (Condé, Turenne), se comportant en dynastes, se sont mis alors à la tête des armées de l'ennemi pour combattre celles du Roi. Les trahisons étaient fréquentes, il en est de même aujourd'hui : les traîtres abondent parmi les dirigeants de l'économie et de la politique. Il suffit, pour les repérer, d'écouter attentivement ce qu'ils disent et, si cela ne suffit pas, de comparer leurs actes à leurs propos.
Une nuance s'impose cependant : parmi tous ces riches se trouvent quelques authentiques entrepreneurs. Ceux-là se tiennent au courant de l'état de l'art des techniques, sont attentifs aux besoins de leurs clients, à la qualité de leurs produits comme à la compétence de leurs salariés, et ils savent agir sur le front de taille de l'innovation. Il se peut qu'ils pratiquent l'optimisation et même peut-être la fraude fiscale, mais c'est pour disposer de la marge de manœuvre qui leur permettra de décider et d'orienter leur entreprise sans devoir subir la pression des banques et des actionnaires.
Ces stratèges sont cependant en minorité parmi les dirigeants, tout comme les hommes d'Etat sont en minorité parmi les politiques : il faut savoir distinguer l'entrepreneur du prédateur et il ne faut pas être dupe du discours qui, toujours, prétend justifier la prédation par les exigences de l'entreprise.
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Les Panama Papers ont l'avantage de rendre visible pour tout le monde ce qu'avaient compris certains et que j'ai décrit dans Prédation et prédateurs : la tendance actuelle conduit la société, à cause de la puissance et de la discrétion que procure l'informatique, vers une résurgence du régime féodal sous une forme ultra-moderne.
Certains pays sont déjà mis en coupe réglée par une équipe dirigeante qui n'est qu'une bande de brigands, ces brigands se battent entre eux pour la domination d'un territoire, les populations sont tenues en respect par la force des armes.
Cette tendance ne peut pas être supprimée, car la prédation est l'une des tentations de la nature humaine et l'informatique offre des ressources illimitées à l'ingéniosité des prédateurs, mais elle peut être contenue par les pouvoirs législatifs et judiciaires. Une des manifestations du régime sournois de la prédation est aujourd'hui, en France, le fait que l'exécutif ait délibérément restreint les moyens et les compétences du système judiciaire.
L'indignation de la classe moyenne est nécessaire mais elle ne suffit pas. Il faut aussi que le citoyen ait compris comment cela fonctionne et sur quels leviers il doit appuyer pour faire bouger les choses.
La confusion des idées nourrit, même lors des révoltes les plus furieuses, une complicité tacite avec les prédateurs : la lutte contre la prédation commence donc par un effort vers la clarté d'esprit.
L'accès aux cabinets de conseil fiscal est bien réservé aux vraiment riches, pas seulement par le montant des honoraires. Il y a quelques années, la participation à la vente d'une entreprise dont j'étais co-fondateur m'avait rapporté une somme d'argent importante pour moi mais ridicule pour ceux mentionnés dans cet article. J'avais interrogé un grand cabinet international avec qui j'étais en rapport par ailleurs pour savoir s'il m'était possible de diminuer une pression fiscale assez confiscatoire dans ce cas particulier. Mon interlocuteur m'avait clairement fait comprendre qu'il ne souhaitait pas conseiller les petits poissons de mon espèce.
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