Nous sommes depuis 2010 à l'époque du numérique. C'est un des épisodes de l'informatisation, déploiement historique et progressif du potentiel que comporte l'alliage du cerveau humain et de l'automate programmable.
Mais qu'entend-on par « numérique » ? Certains pensent que ce mot signifie que « tout est nombre », comme disait Pythagore, car dans un ordinateur tout programme et tout document (texte, image, son, etc.) sont représentés chacun par un nombre binaire.
D'autres disent que le numérique est né lorsque le téléphone mobile est devenu un ordinateur mobile : ils l'assimilent ainsi à l'ubiquité de la ressource informatique. D'autres encore pensent que ce qui le caractérise, c'est d'offrir à chacun la possibilité de contribuer à une production culturelle qui se trouve ainsi démultipliée. D'autres enfin estiment que l'époque du numérique est celle où l'innovation dans les usages est devenue plus importante que l'innovation dans les techniques, etc.
« Numérique » prend ainsi des sens très divers dans des expressions comme « culture numérique », « révolution numérique », « aménagement numérique », « empreinte numérique », « humanités numériques », « entreprise numérique », « démocratie numérique », etc. Cette polysémie a l'avantage de rassembler sous un même mot des phénomènes qui, tous, se manifestent en effet actuellement : cela facilite la conversation dans notre époque confuse, mais au risque d'accroître sa confusion en disséminant des malentendus.
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Les époques antérieures à celle du numérique ont été celles des mainframes dans les années 60, du système d'information dans les années 70, de la bureautique dans les années 80, de la mise en réseau et de l'informatisation des processus dans les années 90, de la dématérialisation (la démat' !), de la maturation du Web et de l'informatisation du téléphone mobile dans les années 20001.
On a cependant cru, lors de chaque épisode, que l'informatisation venait d'atteindre son stade ultime. Les innovateurs ont d'abord toujours été mal reçus : ceux qui ont conçu l'ordinateur personnel dans les années 60 et 70 étaient considérés comme des marginaux. La corporation des informaticiens, amoureuse de ses mainframes, a d'abord refusé de les mettre en réseau, et c'est malgré elle que les micro-ordinateurs et la bureautique ont été mis à la disposition des utilisateurs. Celle des télécoms, amoureuse du téléphone filaire, a longtemps refusé la téléphonie mobile et l'Internet.
Des années se sont ainsi écoulées entre l'expression d'une idée et sa mise en pratique, puis d'autres années encore avant la dissémination de l'usage : entre l'amorce de l'Internet en 1969 et sa généralisation vers 1995, il a fallu 26 ans ; il a fallu cinq ans entre l'invention du Web et le début de son utilisation à grande échelle, puis d'autres années avant qu'il atteigne un début de maturité avec les plateformes d'intermédiation, le commerce électronique, etc.
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Dès les années 1950 des penseurs avaient su poser les bases scientifiques de l'informatisation, percevoir sa nature et embrasser ses conséquences anthropologiques2, mais dans les décennies ultérieures les esprits ont été accaparés par des réalisations : la vue d'ensemble a alors été délaissée, certains se focalisant sur la dimension scientifique et technique, d'autres sur celle des usages.
Les dimensions technique, économique, psychologique, sociologique, philosophique et culturelle de l'informatisation sont certes présentes aujourd'hui dans le concept-valise du numérique, puisque chacun peut y mettre ce qu'il veut, mais il est difficile de discerner des relations de cause à effet dans un tel fourre-tout : alors que l'éventail des conséquences s'est élargi comme le delta d'un fleuve, la conscience de leur origine commune s'est estompée.
Le numérique se trouve d'ailleurs suspendu hors du temps car on prétend le détacher de l'informatisation, jugée ringarde. L'épisode actuel est ainsi sujet à la même illusion que les précédents : comme on ne conçoit pas la dynamique dont il résulte, on ne perçoit pas le ressort qui est en train de se tendre pour nous propulser vers l'épisode suivant.
Celui-ci aura pour point de départ l'institution Entreprise, dont l'évolution est favorisée par sa décentralisation en une pluralité d'entreprises que renouvellent des naissances et des décès. L'attention se focalisant sur la qualité de l'alliage du cerveau humain et de l'automate, les traits négatifs qui caractérisent l'épisode numérique appartiendront alors à un passé révolu : sous-estimation des compétences nécessaires, brutalité de la sous-traitance, négligence dans l'organisation des services, insouciance envers la qualité des données et des systèmes d'information, illusions relatives aux start-ups et à l'intelligence artificielle.
Les grands systèmes institutionnels centralisés (politique, santé, éducation, justice, etc.) se mettront en mouvement plus tard car il leur est plus difficile de sortir de l'ornière de leurs traditions.
L'ensemble de cette évolution institutionnelle, qui n'est autre que l'évolution historique, déterminera la place de chaque pays dans le concert des nations : ceux qui auront pris du retard n'auront pratiquement plus droit à la parole sur le terrain de la diplomatie, ni la capacité de peser dans la négociation, ni celle et d'intervenir par les armes.
Chaque nation possède une culture et des valeurs qui concrétisent l'une des possibilités offertes aux sociétés humaines. Il serait regrettable que la Chine, la Grande-Bretagne, l'Allemagne etc. laissent péricliter leur culture et leurs valeurs : il en est de même pour la France.
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Si l'informatique a apporté des bienfaits, elle a apporté aussi la crise qui provoque un désarroi : la puissance qu'elle procure a enivré la Banque et l'a fait déraper dans la délinquance, son ubiquité a encouragé une globalisation excessive, l'automatisation a bouleversé le travail, la concurrence est devenue ultra-violente en raison de l'importance prise par les coûts fixes, la montée de la prédation (voir Prédation et prédateurs) risque d'entraîner une résurgence du régime féodal.
Pour pouvoir naviguer dans l'océan des possibles et éviter ses dangers, il faut avoir choisi une orientation.
C'est pour cela que nous avons construit le modèle de l'iconomie, représentation schématique d'une société informatisée efficace : il nous a permis d'élucider les conditions nécessaires de l'efficacité.
L'iconomie n'est pas l'épisode qui succédera à celui du numérique, ce n'est pas non plus une prévision : c'est un repère qui, placé à l'horizon du futur, confère un sens à la succession des épisodes passés et futurs.
Ce repère est proposé à tous ceux qui, entendant ne pas rester désorientés ni passifs, veulent contribuer autant que cela leur est possible à la sortie de la crise.
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1 On trouvera une description plus détaillée de cette évolution dans les chapitres 3 et 10 de De l'informatique : savoir vivre avec l'automate, 2006.
2 John von Neumann (The computer and the brain, 1957), Joseph Licklider (« Man-Computer Symbiosis », 1960), etc.
Je suis de ceux qui considèrent que "l'innovation dans les usages est devenue plus importante que l'innovation dans les techniques"... mais je n'oublie pas que ces usages
RépondreSupprimersans la technique - les infrastructure informatiques - seraient impossibles !
Comme dans tout ensemble de la société humaine, l'informatique est une affaire d’engrenages et de pignons : chacun à son importance ; et c'est le tout et son
fonctionnement harmonieux qui fait sa valeur ajoutée.
PS : excellente ta définition du numérique : "Les dimensions technique, économique, psychologique, sociologique, philosophique et culturelle de l'informatisation sont
(.../...) le concept-valise du numérique"
" [...] entre l'amorce de l'Internet en 1969 et sa généralisation vers 1995, il a fallu 36 ans "
RépondreSupprimerVous êtes sûr ?
PS je plaisante, mais merci pour cet intéressant papier.
Je suis un étourdi... Merci beaucoup. Je corrige.
SupprimerBonjour Michel,
RépondreSupprimerC'est Bernard KLEIN X 60 ENSAE 65 comme toi et mauvais en calcul numérique comme toi qui vient de lire avec immense intérêt ton document.
Je connais un gars qui s'appelle Daniel MANDON ingénieur économiste INSA de Lyon et Fac d'économie avec lequel je travaille (lui-surtout) pour formaliser la catégorie de capitalisme financier caractérisé par des structures nouvelles placées au dessus des entreprises elles-mêmes qui ont pour noms : fonds de placement, fonds souverains et fonds de pension.
De mon côté, ayant eu la chance d'être nommé par EDF à Moscou du 1er novembre 1989 au 31 décembre 1991 et ayant assisté à l'émergence de nouveaux capitalistes issus du politique dans sa variété (pour commencer) dite communiste qui s'affirmait alternative au capitalisme, puis d'être affecté dans les zones musulmanes dont la province du Xin jiang en Chine, le Bengladech (vu YUNUS)etc... et pour finir au Mali, en Mauritanie et au Sénégal - zone du fleuve Sénégal principale zone d'émigration de l'Afrique sub-saharienne vers la France, je suis entrain de formaliser ce qu'on peut appeler mondialisation politico-militaro religieuse face à la mondialisation politico-militaro financière occidentale.
Retrouvailles donc le 31 mars matin
Amitiés
Bernard