vendredi 21 octobre 2016

De la statistique à l'économie

Je comprends ceux qui disent que l'économie n'est pas une science : j'ai longtemps partagé cette opinion. J'ai détesté l'économie lorsque j'étais en 1963 étudiant à l'ENSAE, école qui formait les futurs administrateurs de l'INSEE.

Le cours de théorie économique de Serge Kolm était dogmatique et peu convaincant. Raymond Barre tenait un discours élégant et creux. Le cours d'économétrie d'Edmond Malinvaud s'enfermait dans les conventions de la comptabilité nationale et dans les subtilités de la régression multiple.

Tout cela formait un ensemble qui manquait de cohésion. Je soupçonnais cette « science » de n'être qu'un plaidoyer, masqué par une mathématisation superficielle, en faveur d'une conception de la société à laquelle je n'avais aucune envie d'adhérer.

J'ai donc décidé de me consacrer à la statistique, au constat des faits, qui me semblait pouvoir aider la personne immature que j'étais à comprendre le monde qui l'entourait.

J'ai conçu, réalisé et publié des enquêtes statistiques. Dans le contexte de l'INSEE d'alors c'était un travail de soutier car le prestige allait aux comptables nationaux, aux économètres qui produisaient des modèles et, plus encore, aux économistes théoriciens qui publiaient dans des revues à comité de lecture des articles remplis d'équations. J'étais fier d'être de ceux qui maniaient le charbon à la pelle.

J'ai cependant découvert dans la statistique des choses qui m'ont préoccupé. Comme tout instrument d'observation elle doit choisir dans la complexité du monde les objets sur lesquels elle va se focaliser. Elle va donc observer des choses jugées importantes. Mais quel est le critère qui permet d'évaluer cette importance ? Quels sont les raisonnements que cette évaluation suppose ? Ils étaient extérieurs à la statistique, qu'ils conditionnaient : elle ne pouvait donc pas être un monde intellectuel se suffisant à lui-même.

Le statisticien doit faire encore d'autres choix. Lorsqu'il cherche à classer les individus selon les professions et catégories socio-professionnelles, il doit définir une nomenclature qui comportera une liste de postes élémentaires, classés selon des rubriques agrégées. Dans la statistique des entreprises, qui était devenue ma spécialité, il fallait des nomenclatures de produits et d'activité économique et les mêmes questions se posaient : comment choisir les postes élémentaires, selon quel critère les rassembler en agrégats ?

Pour y voir plus clair j'ai fait une recherche historique1. Alors qu'à chaque époque les statisticiens avaient cru leurs nomenclatures « naturelles », elles ont évolué au point de ne rien avoir de commun d'un siècle à l'autre. L'analyse m'a montré qu'elles répondaient non à une « nature » intemporelle, mais à une situation historique particulière : pour évaluer la pertinence des concepts que la nomenclature définissait, il fallait donc les confronter aux nécessités de l'action dans cette situation. Là encore, la statistique dépendait d'un raisonnement qui la dépassait et la conditionnait2.

Le coup de grâce a été porté par des travaux en analyse des données qui anticipaient ce que l'on appelle aujourd'hui le Big Data. Ces techniques présentaient une richesse mathématique comparable à celle de l'économétrie : cela me permettait de revendiquer pour le « charbon statistique » une dignité scientifique que l'INSEE ne lui avait jusqu'alors pas reconnue.

J'avais mis au point une méthode de classification automatique pour construire les agrégats d'une nomenclature3. Je me suis intéressé aussi à la visualisation des corrélations que procurait l'analyse factorielle. Elle se présentait sous la forme de graphes et d'aides à l'interprétation. L'outil semblait complet et puissant, Jean-Paul Benzécri prétendait même qu'il permettait de dégager « le pur diamant de la véridique nature4 ». Il n'y suffisait pourtant pas.

Le constat des corrélations ne permettait pas en effet d'expliquer les phénomènes qu'il faisait apparaître : il fallait pour cela conduire un raisonnement qui le dépassait et, notamment, postuler l'existence de causalités. Je vis bientôt que mes propres raisonnements, et les causalités que je supposais, étaient excessivement naïfs : il me manquait l'expérience d'une réflexion sur les phénomènes sous-jacents aux données.

La statistique m'apparaissait ainsi incomplète à la fois par l'amont, le choix de son objet et de ses concepts, et par l'aval, l'interprétation de ses résultats. D'autres que moi avaient labouré le champ des phénomènes, exploré les causalités possibles, éliminé celles qui ne se vérifiaient pas et surmonté les naïvetés du débutant : ces gens-là, n'était-ce pas les économistes ?

La lecture d'un article d'Ivar Ekeland dans La Recherche5 a été un éblouissement. Il me présentait pour la première fois la théorie économique de façon non pas dogmatique, mais limpide et modeste tout en étant rigoureuse. J'ai alors pris les choses par le début : j'ai étudié La richesse des nations d'Adam Smith, puis nombre d'autres livres et articles. Cette étude, qui n'a jamais cessé depuis, m'a permis d'entrevoir la démarche des grands économistes.

Ils n'ont rien de commun avec les parleurs péremptoires qui accaparent les médias, ni avec les singes savants dont les écrits encombrent les revues à comité de lecture. Ce sont des penseurs profonds qui font leur possible pour éclairer une réalité complexe, et si ce sont aussi de bons mathématiciens leurs écrits sont sobres en équations.

Certains d'entre eux se sont sans doute exagéré la portée de leurs résultats, mais je crois les avoir compris et j'éprouve même de l'affection pour eux : comme disait Pascal, « on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme ». Les rencontrer libère l'esprit de la bureaucratie monotone de la production statistique et du spectacle pénible du carriérisme intellectuel.

Je décrirai dans un texte suivant la conception de la science économique, et de la science tout court, que leur rencontre m'a procurée.
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1 Bernard Guibert, Jean Laganier et Michel Volle, « Essai sur les nomenclatures industrielles », Economie et Statistique, n° 20, février 1971.
2 Michel Volle, Le métier de statisticien, Economica, 1984.
3 Michel Volle et alii, « L'analyse des données et la constructions des nomenclatures d'activités économiques de l'industrie », Annales de l'INSEE, n°4, 1970.
4 Jean-Paul Benzécri, L'analyse des données, Dunod, 1973.
5 Ivar Ekeland, « La répartition des ressources rares », La Recherche, n° 65, mars 1976.

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    et merci pour ce texte personnel et émouvant qui touchera notamment tous ceux qui se sont frottés à l'analyse des données.
    Une question toutefois : si on identifie sans difficulté nombre d'économistes de télé ou de modèles abscons, quels sont les bons auxquels vous songez ? Krugman, Tirole, Piketti, Algan, d'autres ?

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  2. Je ne connaissais pas M. Algan, merci de me l'avoir signalé. Je lis avec intérêt ce que publient les trois autres économistes que vous citez.

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