Le statisticien qui débarque parmi les économistes découvre avec surprise comment la plupart d'entre eux utilisent la statistique (nous parlons ici du comportement massif de cette corporation, non des grands économistes qui sont des utilisateurs prudents).
Les malentendus abondent. Le lien de la statistique avec l'Etat, « Staat », lui a conféré un caractère officiel (elle alimente les offices de l'administration) qui n'a aucun rapport avec l'exigence scientifique.
Malinvaud a cru pouvoir exprimer celle-ci en disant que le statisticien devait être objectif, expression ambiguë qui peut signifier que le statisticien doit être honnête, ce qui devrait aller sans dire, mais aussi que la statistique doit reproduire fidèlement et entièrement l'objet qu'elle observe, ce qui est hors de sa portée.
Du point de vue scientifique le critère de la qualité de la statistique est la pertinence qui implique une subjectivité non pas individuelle, mais historique et collective : elle doit répondre à la situation particulière d'une société.
Ce point de vue est rarement présent dans les faits. Pour la machine administrative toute interrogation sur la qualité de la « statistique officielle » est un sacrilège ou, à tout le moins, une impertinence. L'éthique professionnelle de la plupart des statisticiens est par ailleurs celle de l'objectivité : ils ne truqueront jamais les produits de l'usine qu'ils font fonctionner, mais ils se soucient peu des ressorts de son évolution.
Celle-ci est lente car il faut au moins une dizaine d'années pour que l'observation d'un phénomène nouveau puisse fournir des résultats utilisables : c'est le délai nécessaire pour définir les concepts, tester la faisabilité d'une enquête, l'exploiter, publier ses résultats, disposer enfin d'une série chronologique assez longue pour amorcer son interprétation. La recherche de la productivité exigeant la stabilité des méthodes, elles tendent à se figer en habitudes et traditions.
La statistique sera donc toujours en retard par rapport à sa mission, qui serait d'observer « tout ce qui est important » selon une grille conceptuelle pertinente. Ce retard est d'autant plus important que les méthodes se sont plus fermement solidifiées : la comptabilité nationale, conçue au début des années 1950 pour éclairer la reconstruction de l'économie, s'exprime en termes quantitatifs et reste aveugle à la dimension qualitative de l'économie actuelle1.
Certains économistes estiment cependant, comme Bart van Ark, que tout raisonnement « sérieux » doit impérativement s'appuyer sur la statistique : ils estiment que ce qu'elle n'observe pas est sans importance.
Ils prennent alors le risque d'être dupes des homonymies dans l'exploitation des séries chronologiques, comme Robert Gordon dans ses travaux sur l'évolution de la productivité, ou dans les comparaisons internationales comme celles concernant le taux de chômage ou les dépenses publiques.
Tout travail scientifique doit tenir compte de l'incertitude qui entoure les données « officielles ». L'incertitude autour de la taille de la population de la France métropolitaine que fournit un recensement est de l'ordre de 1 %, soit 600 000 personnes.
Cependant la machine administrative s'alimente des statistiques, des comptes nationaux et des modèles économétriques en les faisant passer à travers des passe-plats : les produits de la cuisine sont transmis à la salle du restaurant par un guichet dont l'étroitesse cache leur élaboration.
Les comptes nationaux s'appuient ainsi sur les résultats des enquêtes statistiques sans tenir compte de leur éventuelle incertitude, puis comblent les lacunes de l'observation à l'aide de procédures périlleuses d'évaluation par règle de trois, solde, ventilation et arbitrage. Les comptes « officiels » ainsi établis sont ensuite communiqués à travers un autre passe-plat aux macro-économistes, qui s'en serviront pour étalonner leurs équations sans tenir compte de la fragilité de certaines rubriques.
Les économètres croient donner ainsi une base objective au raisonnement économique, les comptes nationaux représentant la pierre de touche de la réalité. Mais l'imprécision des données et l'artifice des évaluations introduisent dans ces comptes la volatilité que révèlent leurs versions successives. Le taux de croissance du PIB varie de l'ordre d'un point d'une évaluation à l'autre : les disputes autour de quelques dixièmes de points sont donc dérisoires. Après le « changement de base » qui a lieu tous les cinq ans les économètres voient s'évanouir la signification de certaines des « lois économiques » sur lesquelles le raisonnement macroéconomique s'était jusqu'alors appuyé.
Il est vrai qu'il est difficile de conduire un raisonnement scientifique qui embrasse la statistique, les comptes nationaux, l'économétrie et la théorie économique2, mais personne ne prétend que la démarche scientifique puisse être facile ! Cette difficulté répugne à des corporations qui n'éprouvent que condescendance envers la cuisine statistique, elle répugne aussi à ceux des statisticiens dont le principal souci est l'efficacité des opérations de collecte, vérification, exploitation et publication qui s'enchaînent dans leur institution.
Il est d'ailleurs possible de faire une carrière honorable dans l'administration économique, de parler avec autorité dans les médias en brandissant le caractère à la fois « officiel » et « scientifique » de la statistique, des comptes nationaux, de l'économétrie et de la théorie économique, tout en refusant d'entendre les réflexions qui s'écartent de cette filière : l'armure du « sérieux » protège efficacement son porteur dans la compétition pour la carrière.
Les grands économistes savent, eux, tirer parti de la statistique. Ils ne sont pas dupes des mots associés aux concepts et ils ne se fient pas à la précision des nombres, mais retiennent l'ordre de grandeur des totaux, moyennes et corrélations : cela leur suffit pour bâtir un raisonnement exact. Ils savent aussi être attentifs à des phénomènes que la statistique n'observe pas et ils l'incitent à évoluer, par exemple en réalisant comme le fait Erik Brynjolfsson des études sur échantillon ou des expériences contrôlées.
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1 André Vanoli, Une histoire de la comptabilité nationale, La Découverte, 2002.
2 Isabelle Boydens, Informatique, normes et temps, Bruylant, 1999.
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