samedi 10 août 2019

L’ordinateur, « automate programmable ubiquitaire »

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

En 1954 IBM voulait trouver un nom français pour ses machines et éviter le mot « calculateur » qui lui semblait mauvais pour son image. Le linguiste Jacques Perret a proposé dans sa lettre du 16 avril 1955 d’utiliser « ordinateur », mot ancien passé d’usage qui signifie « celui qui met en ordre » et désigne aussi celui qui confère un ordre de l’Église.

« Ordinateur » est un faux ami. L’ordinateur met-il vos affaires en ordre ? Certes non. C’est vous qui devez les mettre en ordre et si vous n’y prenez pas garde un désordre inouï se créera dans vos dossiers. L’ordre ne peut venir que de vous, non de votre ordinateur.

La réalité que désigne le mot « ordinateur » est en fait un « automate programmable ». Je m’explique.

Un automate est une machine qui accomplit exactement, et dans l’ordre, les opérations pour lesquelles elle a été conçue. La liste de ces opérations n’est pas nécessairement écrite sous la forme d’un programme car elles peuvent résulter de l’enchaînement d’une série d’actions mécaniques. Le « canard digérateur » de Vaucanson savait en 1739 picorer des grains de maïs, les broyer, les mêler à de l’eau et les rejeter : il imitait ainsi le vrai canard qui mange et rejette des excréments sans lui ressembler en rien du point de vue de l’anatomie. Le métier Jacquard est en 1801 un automate qui obéit à un programme inscrit sur un carton perforé, mais il ne sait accomplir qu’un seul type d’opération : le tissage.

Il a fallu un étonnant effort d’abstraction pour mettre toute application entre parenthèses afin de concevoir l’automate programmable, fait pour accomplir tout ce qu’il est possible de programmer. Cet automate programmable, c’est l’ordinateur. Dans les équipements électromécaniques les plus divers son programme se substitue de façon efficace aux engrenages et ressorts qui étaient auparavant nécessaires pour commander une série d’actions. La puissance de calcul de son processeur lui confère en outre une rapidité qui simule certaines des fonctions de l’intelligence.

Il faut ajouter encore l’adjectif « ubiquitaire » : chaque « ordinateur » donne accès un « automate programmable ubiquitaire ». Cette expression désigne non une machine, ordinateur de bureau ou téléphone « intelligent », mais l’ensemble technique, logique et fonctionnel que le réseau met à la disposition de tout utilisateur sous la seule limite de ses habilitations. Les ressources de puissance et de mémoire dont nous disposons ne sont en effet pas seulement celles de la machine qui est entre nos mains, mais celles aussi des machines auxquelles l’internet donne accès. Un nuage de programmes et de documents (textes, images, sons, vidéos), également accessible depuis partout et que chacun peut enrichir, entoure ainsi le monde.

Il faut avoir à l’esprit l’expression « automate programmable ubiquitaire » chaque fois que l’on prononce ou entend le mot « ordinateur ».

La diversification que procure à l’automate son caractère programmable ne doit pas faire oublier qu’il ne fait qu’exécuter les instructions de ses programmeurs. Contrairement à l’être humain l’automate programmable est dépourvu d’intentions, insensible aux connotations et donc incapable d’accéder au sens de ce qu’on lui dit. Il est à la fois très précis, très rapide et d’une extrême raideur : il faut apprendre à savoir vivre et travailler avec lui - et ne pas céder aux illusions qu'éveille l'expression « intelligence artificielle ».



7 commentaires:

  1. Cher Michel,

    Ce que tu écris sur l'automate programmable ubiquitaire est parfaitement exact et explicatif, mais néanmoins je défendrai le mot ordinateur. En pleine écriture d'un nouveau livre de programmation, je dois programmer quelques algorithmes, et je redécouvre que la plus grande partie de ces procédures et de ces fonctions consiste à « mettre des données en ordre ». Ce n'est pas par hasard que Donald Knuth a intitulé le tome III de son “Art of Computer Programming”, qui fait quand même quelques 800 pages, “Sorting and Searching”. La matérialité même de l'exécution d'un programme ne consiste-t-elle pas, pour une bonne part, à placer des données dans les bons registres ou dans les bonnes positions de mémoire ?

    Amicalement !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est le programmeur, et non l'ordinateur, qui crée de l'ordre en décidant où placer les données.

      Supprimer
    2. D'un autre côté l'inflexibilité de la machine force le programmeur à avoir les idées claires, à les ordonner.

      Supprimer
  2. À mon avis l'humain procède effectivement à la mise en ordre logique et l'ordinateur à son implémentation physique (hormis en assembleur où le physique est également laissé au programmeur).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. En fait, si l'on veut vraiment aller au fond des choses, meme en assembleur le physique n'est pas laisse au programmeur : le pont entre le logique et le physique se passe au niveau des codes operateurs (opemot serait un joli mot-valise, s'il n'existe deja pas, pour exprimer ce glissement entre les deux mondes) - deplacer, additionner, multiplier, etc. - qui traduisent en code machine des mots lisibles par un humain.

      Supprimer
  3. Ordinateur, ordonnateur?
    Ce n'est pas la numérisation qui est pour moi le phénomène nouveau. C'est la formalisation du raisonnement du programmeur qui était la révolution en devenir.
    La numérisation des données n'est qu'une des expressions de la mathématique du monde.
    Chez Bull en 1957, je travaillais sur un calculateur Gamma 3 à un simulateur pour le Gamma 60.
    Nul ne parlait alors de révolution numérique. On découvrait la matérialité des données et on jouait à les manipuler.
    La prise de conscience qu'on apprenait à projeter, à exprimer une explication, un raisonnement n'est pas venue d'emblée.
    On dessinait sur une feuille l'enchainement des raisonnements propres à traiter le problème, puis on le mettait en langage machine et on essayait. Les erreurs étaient de toutes sortes.
    Les retrouver pour les corriger mettait en cause l'attention, la rigueur, l'honnêteté et la qualité du raisonnement du programmeur. Le plus dur était d'admettre une fois pour toutes que la machine ne se trompait jamais.
    C'est cette remise en cause de notre faillibilité qui a été le plus féconde.

    RépondreSupprimer