vendredi 24 septembre 2010

Les économistes atterrés

English version

Le manifeste des économistes atterrés (http://economistes-atterres.blogspot.com/) est judicieux et intéressant. Je l'ai signé.

Le nœud de leur raisonnement est le suivant : alors que sur le marché des produits destinés à la consommation et à l'investissement les prix convergent vers leur niveau d'équilibre par le jeu de l'offre et de la demande, sur le marché des biens patrimoniaux (produits financiers, bâtiments, stocks de matières premières), par contre, les prix divergent.

Sur ce dernier marché, en effet, le constat d'une hausse de prix nourrit l'anticipation d'une hausse future (« ça monte, donc ça va continuer à monter »). L'espoir d'une plus-value suscite une hausse de la demande qui fait encore monter le prix, jusqu'au moment où l'anticipation se retourne (« ça a trop monté, ça ne va pas pouvoir continuer »). Alors le prix s'effondre, traverse le niveau d'équilibre sans s'y arrêter et baisse jusqu'à un nouveau retournement de l'anticipation (« ça a trop baissé, ça ne va pas pouvoir continuer ainsi »).

Le prix des biens patrimoniaux subit ainsi de larges oscillations tandis que pour les produits destinés à la consommation ou à l'investissement, au contraire, une hausse du prix de l'offre provoque (sauf peut-être pour les produits de luxe) une baisse de la demande qui la tempère.

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Il était donc follement périlleux de lâcher les rênes du marché financier et de confier de facto aux institutions financières (banques, assurances, fonds de pension, sociétés d'investissement, agences de notation etc.) la direction de l'économie. C'est pourtant ce qui a été fait, de façon persévérante, depuis plusieurs décennies.

Les « économistes atterrés » décrivent les conséquences de cette politique et proposent une réorientation salubre.

Mais ils ne répondent pas à une question qui pourtant s'impose : pourquoi diable a-t-on suivi une telle politique ? Tout le monde sait depuis longtemps que sur le marché financier les prix sont très volatils. Dans un passage célèbre de la Théorie générale, Keynes explique comment faire fortune en jouant à la Bourse : il faut, dit-il, observer les moutons de Panurge que sont les autres actionnaires pour anticiper leurs décisions, et il ne faut surtout pas se soucier de la « vraie valeur » des actions !

Pourquoi diable a-t-on pris pour dogmes des slogans d'une évidente fausseté : « les marchés ont toujours raison », « l'information est transparente et parfaite », « la finance maîtrise la gestion des risques » etc. ?

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Je dois ici avancer la thèse familière aux lecteurs de ce site : je crois que cet aveuglement a été l'un des corollaires de l'informatisation de l'économie.

Expliquons nous. En 1975, l'économie a été déstabilisée par le choc pétrolier. Le pétrole avait, jusqu'alors, procuré une énergie d'usage commode, peu coûteuse, et favorisé la croissance. Or soudain le prix de cet ingrédient essentiel de la prospérité devenait élevé et, surtout, sa volatilité rendait incertaines toutes les prévisions.

Pour sortir de l'impasse il fallait trouver une nouvelle ressource et justement l'informatique se proposait. Certes les micro-ordinateurs, les réseaux locaux et l'Internet n'existaient pas encore - ils allaient bientôt arriver - mais le temps partagé et la dissémination de grappes de terminaux mettaient déjà l'informatique à la disposition des utilisateurs de façon plus commode que dans les années 60. Les progrès ultérieurs - baisse des coûts et montée des performances, ubiquité, informatique mobile etc. - ne firent par la suite que conforter cet apport.

Les banques et les assurances furent, parmi les entreprises, celles qui s'informatisèrent le plus vite et le plus complètement. Mais alors que les possibilités que leur offrait l'informatisation étaient immenses les dangers qu'elle comporte étaient moins apparents.

Je crois - c'est une hypothèse qui me paraît plausible - que la politique de Ronald Reagan, président de 1981 à 1989, et celle de Margaret Thatcher, premier ministre de 1979 à 1990, n'auraient pas été exactement les mêmes si l'informatisation n'avait pas, alors, offert de telles perspectives. L'informatisation n'est certes pas la seule cause de ces politiques, mais elle a été la cause matérielle qui les rendait possibles - tout comme, aux XVIIIe et XIXe siècles, l'industrialisation a été la cause matérielle de l'urbanisation, de la lutte des classes, de l'impérialisme et de guerres d'autant plus dévastatrices que les destructions étaient elles-mêmes « industrielles ».

*     *

À partir de 1975, le système technique fondé sur la microélectronique, le logiciel et le réseau a émergé. L'expérience accumulée sous le système technique antérieur - fondé, lui, sur la mécanique, la chimie et l'électricité - n'aidait aucunement à baliser le nouveau continent qui s'offrait à l'action. Les dirigeants, les politiques, les institutions furent alors saisis tout à la fois par l'ivresse de la découverte et par le désarroi.

La tentation d'accélérer était forte, car il y avait beaucoup d'argent à gagner immédiatement. Sur un marché mondial que le réseau venait d'unifier, des algorithmes permettaient de repérer beaucoup plus vite qu'avant les occasions d'arbitrage, d'automatiser les transactions, de diversifier indéfiniment les « produits dérivés ».

La complexité qui en résultait était un défi pour la prudence et les contrôles mais elle procurait de tels profits que la meilleure stratégie, semblait-il, était de jeter par dessus bord et la prudence, et les contrôles, pour aller toujours plus loin, toujours plus vite, dans le déchaînement de l'innovation financière.

La finance a mis alors sous pression les autres secteurs de l'économie. Les entreprises ont été soumises à une exigence de rentabilité intenable, les meilleurs ingénieurs ont été attirés vers les salles de marché par des rémunérations extravagantes, les dirigeants ont adhéré au dogme de la « création de valeur pour l'actionnaire », la répartition de la richesse est devenue de plus en plus inégalitaire.

Il fallait « laisser faire, laisser aller » toujours plus et toujours plus vite. Les gouvernements, l'Europe, se sont mis au service du dogme néolibéral avec la foi illuminée des extrémistes - et donc sans prudence ni pondération. Les services publics ont été découpés en morceaux, ouverts à la concurrence et privatisés, le libre échange a été imposé, la mondialisation (favorisée par la baisse du coût du transport que permet l'informatisation) encouragée, les salaires comprimés. L'emploi s'est raréfié - et, finalement, la crise inévitable est survenue.

C'est tout cela que dénoncent les « économistes atterrés », et ils ont raison. Mais ils auraient raison plus encore s'ils remontaient jusqu'à la cause matérielle des phénomènes qu'ils dénoncent : le changement de système technique qu'a occasionné l'informatisation. Cela leur est très difficile, je le sais bien (voir La nature et nous)...

12 commentaires:

  1. L'informatique n'est pas soluble dans notre systeme financier.

    place à la finance 2.0

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  2. Tout à fait d'accord avec vos propos.
    Nous pourrions aller plus loin et reprendre la thèse de Bertrand Gille du désajustement du système technique avec les autres systèmes (ici économique, mais aussi juridique, politique, etc.) Nous sommes arrivé au moment critique de ce désajustement du système technique avec les autres systèmes.

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  3. Je crois que les ménages consacrent une part de leur budget de plus en plus importante à l'immobilier.
    (peut être trouverez-vous plus facilement que moi un graphique de l'insee pour illustrer le phénomène).
    Les institutions financières ont donc de fait un pouvoir très important.
    En effet ,pendant de nombreuses années, une large part des revenues des ménages (et donc le fruit de leur travail) est engouffré dans un credit immobilier.

    Est-ce que en 1975, on a trouvé une nouvelle ressource au petrole dans l'informatique?

    Même en étant familié de votre site, est-ce que nous sommes prêt à affronter la realité de ces charmants automates que sont les ordinateurs?

    Vous avez vos idées.
    J'ai mes idées.
    Les « économistes atterrés » ont leurs idées.

    Mais est-ce que nos idées finissent pas par engluer notre pensée?

    Faut-il rendre la finance responsable de la situation actuelle?
    Ont-ils volontairement degradé le système pour pouvoir accélérer leurs gains?

    Je partage votre opinion sur le fait que les financiers sont par certains aspects extremement puéril et donc je les vois plus profiter d'une situation que vraiment en être les instigateurs.


    Où trouver les raisons de la dégradation du système?

    Comme chaque opinion est une interpretation de la réalité, une "bonne opinion" va ouvrir notre champ de perception et donc va nous permettre de découvrir de nouveaux éléments.

    Je crois que vous avez mis l'accent sur quelque chose d'important.

    On se préoccupe du petrole, de l'achat d'une voiture ou d'une maison, d'écologie et de tas de chose mais on ne se préoccupe pas d'informatique.

    L'information est sensible à l'intelect mais n'est pas sensible à l'oeil nu.

    Il faut donc fournir un effort constant pour pouvoir percevoir l'informatisation.
    Ce qui est un peu paradoxale, alors que les ordinateurs envahissent plus en plus notre quotidien.

    C'est peut être vraiment nouveau pour l'homme: l'informatisation est difficile d'accès à sa pensée mais un ordinateur est constament devant ses yeux.

    Comme vous l'avez dit l'informatisation est dans le point aveugle de notre champ de perception.

    Voilà, essayons de garder le côté moteur de vos idées sur l'informatisation et voyons ce qu'elles nous font découvrir.

    Même si en géneral, les financiers ne me sont pas extrèmement sympatique, n'en faisons pas des coupables.

    usbek

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  4. J'ai également signé le manifeste des "Economistes atterrés" et je crois aussi à l'importance de l'informatique dans le dérèglement du système. Maurice Allais a par exemple dénoncé les dangers des cotations continues, et cette continuité a été niée par Benoît Mandelbrot... Mais je crois que l'informatique pourrait être aussi la meilleure des choses, pour réformer au mieux puis réguler les systèmes fiscaux et sociaux, nationaux et internationaux.

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  5. Je n'ai pas signé le Manifeste, mais s'il n'y avait dedans que les thématiques que vous relevez, je l'aurais signé ;-)

    Ce qui me choque est le peu de cas qu'ils font de la situation financière des Etats - avec dès le 2ème paragraphe une entourloupe comme

    "Dans l’Union Européenne, ces déficits sont certes élevés – 7% en moyenne en 2010 – mais bien moins que les 11% affichés par les États-Unis" ...

    alors qu'évidemment ce qui compte, bien plus que le déficit d'une année, est la dette accumulée, ou le déficit structurel (ce qui revient à peu près au même).

    La lecture donne l'impression que si le surendettement devient gênant, c'est la faute aux huissiers qui ont la mauvaise idée de sonner à la sonnette.

    Evidemment les huissiers (ici les agences de notation) ne sont pas des messagers parfaits. Ils peuvent être trop diligents dans un cas, pas assez dans l'autre - et c'est bien le cas ici. A ceci près que 31 années de déficit sans interruption, il n'y a pas besoin de l'avis des agences de notation (ni d'être grand clerc) pour se rendre compte que ça nous met dans une situation intenable.

    Donc, tout en trouvant intéressantes beaucoup de propositions de ce manifeste (notamment les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 13, 18, 21...), j'ai la désagréable impression qu'ils s'en prennent aux erreurs d'arbitrage et masquent la faiblesse de l'équipe et la stratégie désastreuse des entraîneurs successifs !

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  6. "Il fallait « laisser faire, laisser aller » toujours plus et toujours plus vite."

    Fallait, faut, faudra?

    D'après l'article suivant le présent me semble encore indiqué:
    http://www.itrmanager.com/articles/111249/nasdaq-lance-systeme-informatique-echanges-plus-rapide-monde.html

    Ce manifeste sur l'économie, les thèses de Paul Virilio sur notre évolution, celles de hartmut Rosa sur notre société , celles de Jancovici sur l'énergie et celles, pas assez démocratisées, de Michel Volle sur l'informatique se complètent et nous aident à voir les murs de verre qui se dressent devant nous et que nous devrons éviter ... ou traverser.

    Merci Mr Volle
    JPS

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  7. Je trouve vos propos très intéressants, vos réflexions vont dans la bonne direction.
    Mais je ne trouve rien sur la valeur des monnaies.
    Quelle est votre position sur les rapports entre les monnaies???
    La valeur du YUAN est fixé arbitrairement par le gouvernement chinois, sans tenir compte
    de sa vraie valeur sur les marchés!!!
    Comment introduire de l'ordre dans les parités.

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  8. @FLORENT
    Je ne suis pas un spécialiste du change. Je transmets votre question à Joseph Leddet qui, lui, s'y connaît.

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  9. @FLORENT
    Voici la réponse que m'a envoyée Joseph Leddet :
    1/ Les Chinois ont raison de garder le yuan non convertible et accroché au dollar : cela les protège de mouvements erratiques à la baisse ou à la hausse de leur monnaie face au dollar (ou dans une moindre mesure à l’euro) et c'est une sécurité pour leurs partenaires commerciaux ;
    2/ Depuis 2005, le yuan a monté de 25% environ contre dollar, ce n’est pas rien. Par ailleurs les salaires chinois augmentent de près de 10% par an : donc les termes de compétitivité évoluent en faveur de l’Occident : qu’on arrête donc de les critiquer !
    3/ Dire, comme Jean-Claude Trichet, qu'il faut « mettre de l'ordre dans le marché des changes », c'est ne pas tenir compte de la nature de ce marché – c'est comme si l'on disait « il faudrait que la mer soit toujours calme ».
    Les gens qui évoquent une « guerre des changes » parlent de choses qu'ils ne connaissent pas. Ben Bernanke, lui, agit en vrai professionnel et pour le bien de son pays.

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  10. Comment se fait-il que le FMI n'ait pas vu venir la dernière crise monétaire???

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  11. @FLORENT
    J'avoue que je n'en sais rien !

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  12. Bonjour Michel

    Pourquoi diable avoir donne les clefs de la maison a la Finance ?

    Je suis d'accord a 100% sur le fait que l'informatisation peut etre consideree comme une cause materielle (pour reprendre Aristote). Mais quel resultat est escompte ?

    Il s'agit de detruire l'Etat republicain ( cf. votre message sur la dialectique revolution / reaction), mais egalement de detruire la possibilite d'une articulation entre les valeurs du travail et de l'investissement productif et les valeurs de l'elitisme de masse.

    Je suggere de reprendre le schema analyse par Feuerbach de l'alienation de l'homme en Dieu : tout ce que l'homme produit, il imagine que c'est un Don de Dieu. La finance serait la nouvelle ideologie dans laquelle les hommes s'alieneraient a eux -memes leur capacite a conduire leur action economique.

    Le probleme est que les politiques tels que Bush, Tatcher, Cameron, Sarkozi ne savent que detruire l'Etat republicain et promouvoir l'alienation dans les mirages de la Finance. Notons que L'Identite nationale est une autre proposition d'alienation. Ainsi, le projet de debat sur la laicite montre bien qu'il s'agit de pervertir la conception d'un Etat apportant des services publics, des regles et des devoirs>

    Ces politiques n'ont aucune solution construisant un avenir culturel, social,economique viable par rapport aux enjeux actuels : mondialisation, informatisation, desequilibres economique et demographique, crise ecologique, demande de democratie ..

    Un autre probleme est que ces politiques cherchent a etouffer la politique elle-meme. La politique est l'exercice d'un "decider ensemble" a partir de l'ouverture de choix alternatifs. Il n'y a plus de choix si tout est decide en amont, dans l'opacite de la Finance ou recuse au nom de l'idealite d'une identite nationale.

    Finalememt, le primat donne a la Finance par les dirigeants politiques, me parait une operation de nature ideologique au sein de l'economie. Il s'agirait de faire oublier que nous sommes en mesure de decider ensemble, dans differentes formes et articulation de collectifs Notamment, il serait facile aux cadres de se reapropprier une capacite a deliberer et a decider ensemble. Il s'agirait donc, avec le "voile Finance" de masquer l'evidence du reel.

    Paradoxalement, en detruisant les capitaux productifs, la finance detruit le capitalisme comme forme de systeme productif.

    J'en arrive a la conclusion ironique que les banquiers new yorkais vont detruirent une si grande quantite de valeur que va etre enclenchee un systeme de decroissance durable !!

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