J'arrive au CNET1 en 1983 à l'invitation de François du Castel pour y monter une « mission d'études économiques ». Cette mission devait éclairer la perspective de la diversification des services sur les réseaux télécoms en coopération avec l'équipe de Patrice Flichy qui, elle, menait des recherches sur la sociologie des usages.
Le service téléphonique avait en effet pratiquement atteint sa pénétration finale après l'effort d'équipement lancé à partir de 1974. L'énergie acquise par la DGT dans cette période de vive croissance se cherchait de nouveaux débouchés : ce sera le Minitel, puis le Plan Câble.
Je venais de l'INSEE et ne connaissais rien aux télécoms. Il a donc fallu que je me mette à l'école comme un bizut en lisant des livres, en écoutant les chercheurs du CNET et surtout les explications que me donnait généreusement du Castel.
J'ai eu bien du mal à comprendre la diversité des télécoms : le codage numérique du signal vocal, le modèle en couches, les règles d'ingénierie et la hiérarchie des commutateurs du réseau général, l'architecture de Transpac, le protocole Ethernet sur les réseaux locaux d'établissement, etc. Il faudra je fasse un cours sur les techniques des télécoms à l'ENSPTT pour assimiler enfin leur vocabulaire, leurs principes et leurs méthodes. Je suis étonné quand je vois un inspecteur des finances accepter de prendre la présidence du gigantesque automate qu'est le réseau télécom sans éprouver apparemment la moindre inquiétude...
* *
Les gens des télécoms croyaient, ou affectaient de croire, qu'un économiste est un avocat payé pour faire des calculs complaisants à l'appui des projets qu'on lui demande de défendre. Ce n'était pas ainsi que je concevais mon métier et d'ailleurs du Castel ne m'a jamais demandé rien d'autre qu'un travail honnête.
Je respectais pour ma part beaucoup le sérieux professionnel des télécommunicants. Ils se partageaient entre deux spécialités : les « transmetteurs », qui sont des physiciens, et les « commutants » qui sont des logiciens, et ils adoraient littéralement leur métier historique, la téléphonie filaire. Cela me changeait agréablement de l'INSEE où la statistique – qui occupe l'essentiel des effectifs – était alors moins considérée que la comptabilité nationale, les modèles économétriques et la théorie économique.
Si l'esprit technique de la DGT me semblait ainsi fondamentalement sain, il était compliqué par des conflits de pouvoir et de carrière. La sociologie étroite qui en résultait empêchait nombre de télécommunicants de voir comment leur métier pouvait s'enrichir en se diversifiant. Les disciplines extérieures – l'économie, mais aussi l'informatique de gestion – étaient d'ailleurs considérées avec suspicion : il était hors de question pour le corps des télécoms qu'un économiste ou un informaticien puisse accéder un jour au poste de directeur général.
Ainsi Nicolas Curien est, me semble-t-il, le meilleur économiste des télécoms. Mais lorsqu'il est revenu dans son corps d'origine après un passage au cabinet du ministre de la Défense, on lui a annoncé qu'il n'y avait pas de poste pour lui à France Télécom et qu'il devait chercher du travail ailleurs...
Le Plan Câble
Mon premier travail est d'évaluer la rentabilité du Plan Câble, tâche a priori relativement simple. Je produis à cette fin un modèle programmé en Fortran où j'empile les informations sur l'ingénierie et le coût des unités d’œuvre, que me fournit Helga Séguin, ainsi que les perspectives tarifaires et de pénétration (ces dernières évaluées raisonnablement mais avec l'incertitude coutumière dans ce genre d'exercice).
Il fallait tenir compte tenir compte du coût de la maintenance et de celui du renouvellement des équipements en fin de durée de vie : le coût futur des unités d’œuvre était estimé en utilisant les formules de la DAII2. Le modèle devait évaluer les comptes de divers acteurs : la DGT, les SLEC3, les collectivités territoriales, les diverses entreprises de l'audiovisuel... Très simple au départ, il devint bientôt d'une complexité monstrueuse.
Je trouve au bout de mes calculs une rentabilité modeste, de l'ordre de 6 %.
Mais deux projets rivalisent : le réseau en étoile, avec une distribution en fibre optique, permet la commutation et donc le service « pay per view ». Le réseau en arbre, avec une distribution en câble coaxial, diffuse un multiplex dans lequel le client sélectionne le canal qu'il veut regarder : cela n'autorise que des abonnements forfaitaires. Selon que l'on choisit l'une ou l'autre de ces architectures l'économie de l'audiovisuel diffère.
Mes calculs concernent uniquement le réseau en étoile, solution défendue par le CNET. Le reste de la DGT préfère le réseau en arbre, solution répandue aux États-Unis et jugée plus sûre. La tension est vive entre l'équipe de François du Castel au CNET et l'équipe de François Gérin à la DGT, ainsi qu'avec la DRIF4.
Les réunions sont houleuses. Jacques Dondoux les anime selon la méthode qu'il affectionne : supposant que celui qui a raison s'imposera naturellement, il coupe la parole à l'orateur en lui posant des questions saugrenues qui l'empêchent d'exposer un raisonnement suivi. Je me fais interpeller par des agents de la DRIF qui contestent les coûts unitaires. Comme je suis incapable de faire instantanément le calcul de tête – pour que je puisse leur répondre, il faudrait que je repasse par mon modèle informatique – je me fais huer par la salle. L'hostilité était d'une densité à couper au couteau.
Pour pouvoir contracter avec une première collectivité territoriale, la DGT signe cependant avec la ville de Rennes un contrat comportant un tarif du raccordable qui ne permet plus d'assurer la rentabilité du Plan Câble, et ce tarif s'imposera évidemment lors des négociations avec les autres collectivités territoriales. J'annonce alors à du Castel que j'arrête mon travail et que je classe mes dossiers : je vais me concentrer sur le RNIS5.
Quelques mots sur la fin du Plan Câble. Après avoir longtemps laissé les équipes rivaliser, Jacques Dondoux choisit comme on pouvait s'y attendre l'architecture en arbre. Avant que la DAII ne passe un gros contrat aux fournisseurs de câble coaxial, du Castel est évincé de sa fonction de directeur adjoint du CNET : déstabilisé, il ne pourra pas publier dans la presse la tribune libre vengeresse qu'il avait prévue (il est remplacé par Francis Thabard qui sera pour moi un chef beaucoup moins ouvert au dialogue). Dans les quelques réseaux en étoile qui avaient été installés la fonction de commutation ne sera pas mise en œuvre : il sera impossible d'expérimenter son apport économique.
Je sens encore, lorsque je discute avec des anciens de la DGT, l'opposition passionnée dont le Plan Câble a été la cible. Sa rentabilité était modeste, il est vrai, et elle a d'ailleurs été compromise par le tarif que la DGT a accepté. En outre la technique de transmission sur fibre optique n'était pas ce qu'elle est devenue depuis.
L'investissement aurait-il été prématuré ? Je n'en sais rien. Remplacer une fibre par une autre n'est sans doute pas très coûteux lorsque le génie civil a été fait. La réalisation du Plan Câble aurait peut-être donné une avance à la France dans l'économie des services audiovisuels.
Il me semble que l'opposition s'explique surtout par la répugnance des gens des télécoms envers le monde de l'audiovisuel, jugé dangereusement politique, peuplé de saltimbanques et sans rapport avec la téléphonie filaire, objet de toutes leurs attentions – alors que c'est cet exotisme qui passionnait du Castel.
La diversification des services
Avant de passer au RNIS, quelques mots sur d'autres travaux de ma mission. J'avais embauché de bons économistes, Dominique Henriet et Patrick Badillo. Deux administrateurs des PTT qui appartenaient à l'équipe de Flichy, Joseph Monlouis et Pierre Musso, ont travaillé à mi-temps avec moi. Nous avons passé des contrats d'étude au BIPE, à l'école des Mines, etc. et nous avons hébergé quelques thésards comme stagiaires.
Cette équipe s'est focalisée sur l'économie des nouveaux services. Celle du Minitel était fascinante. Un nouveau marché sortait de terre avec de nouveaux acteurs – serveurs, éditeurs, producteurs de contenu et bien sûr la DGT. On voyait les relations contractuelles qu'ils tissaient, les positions de force ou de faiblesse qui en résultaient. Nous avons utilement coopéré avec le service économique de la DGT, notamment l'équipe de Marie Marchand.
L'évolution des services s'entrelaçait d'ailleurs avec celle des techniques. Le satellite rivalisait ainsi avec la fibre optique pour le transport à longue distance, ainsi qu'avec les réseaux câblés pour les services audiovisuels : l'évolution des coûts donnait la victoire tantôt à l'un, tantôt à l'autre, l'affaire étant compliquée par le caractère très politique de l'économie des satellites.
Le CNET étudiait de nouveaux équipements : nous avons aidé au montage d'une expérimentation du visiophone et exploré les services sur les réseaux locaux d'établissement ainsi que sur les réseaux de PABX6.
Jean-Pierre Poitevin nous a demandé de réaliser des études : l'une sur la prospective du trafic, l'autre sur la valorisation de l'espace hertzien. La compression du signal vocal était prévisible, ainsi que l'arrivée d'un trafic d'images fixes et animées. Il en résulterait à terme une transformation de la statistique du trafic et par voie de conséquence des règles de dimensionnement. L'étude sur la valorisation de l'espace hertzien a été réalisé avec Pierre-Noël Giraud, de l'école des Mines, spécialiste de l'économie des ressources naturelles.
L'architecture des réseaux de téléphonie mobile, avec le découpage du territoire en cellules, était une innovation extraordinaire mais France Télécom ne croyait pas à la pénétration du service – pas plus qu'elle ne croira, un peu plus tard, au succès de l'Internet. Tout cela n'a changé qu'au milieu des années 1990.
Ces travaux étaient accompagnés par une réflexion théorique sur l'économie des télécommunications. L'innovation, l'économie des nouveaux services, les synergies à en attendre, les effets de réseau étaient au cœur de nos modèles. C'était l'époque de la dérégulation et il fallait s'attendre à une mise en concurrence dans les télécoms. Je me suis amicalement disputé avec Nicolas Curien, Michel Gensollen et leur équipe, qui formait à la DGT un noyau de réflexion théorique, car je doutais de l'efficacité de la concurrence pure notamment en ce qui concerne l'innovation : je voyais émerger plutôt un équilibre – ou une dynamique – de concurrence monopolistique.
Nous discutions beaucoup avec les économistes d'EDF parmi lesquels cette entreprise a puisé nombre de ses dirigeants. La considération qui leur a été accordée s'explique me semble-t-il par l'histoire. Formée à la Libération par fusion de plusieurs entreprises disparates, EDF a trouvé dans la théorie économique le langage qui lui permettrait d'énoncer une stratégie et de fédérer les volontés. Rien de tel ne s'est produit dans les télécoms.
Le RNIS
J'en viens au RNIS. Après avoir rangé mes dossiers sur le Plan Câble, je me suis rendu à Lannion pour rencontrer l'équipe de Daniel Hardy. Elle était au tout début de ses réflexions et j'ai été impressionné par la qualité de son raisonnement économique : des possibilités techniques étaient explorées, des perspectives s'ouvraient à de nouveaux services, de nouveaux usages.
Quelques mois après cette même équipe sera accaparée par la réalisation technique et aura oublié le raisonnement économique dont j'avais gardé la trace. C'est là un phénomène naturel que l'on rencontre toujours : au début d'un projet la réflexion est large, lors de sa réalisation l'attention se focalise sur les difficultés physiques et logiques qu'il faut surmonter.
J'ai réalisé pour le RNIS, comme pour le Plan Câble, des calculs de rentabilité. Ils étaient tout aussi hypothétiques mais cela n'a pas soulevé le moindre problème : il s'agissait de commutation et de transmission, le tout fort intelligent et novateur mais dans le droit fil des traditions professionnelles des télécoms. L'ambiance en réunion était étonnamment paisible après ce que j'avais subi auparavant.
Lannion menait aussi avec Jean-Pierre Coudreuse des recherches sur l'ATM7, qui permettait de transmettre le signal télévisuel et d'anticiper les services qui seront, plus tard, acheminés par le protocole TCP/IP. Même si l'Internet a supplanté le RNIS et, dans une large mesure, l'ATM, l'existence de ces protocoles a permis d'explorer alors des services qui seront largement utilisés par la suite.
J'ai incité Jean-Pierre Témime à monter des projets d'« applications Numéris » pour explorer les utilisations possibles du RNIS dans la mise en réseau des ordinateurs, la documentation électronique, la bureautique communicante, la télémédecine etc. Ces solutions techniques ne se sont pas révélées durables mais là aussi nous avons pu explorer un nouveau continent de possibilités.
Du CNET à la création d'entreprise
Contrairement à du Castel, qui m'avait tenu au courant de tout ce qui se passait au CNET, Thabard ne me transmettait aucune information sur les recherches en cours. Mes relations cordiales avec les chercheurs ne pouvaient pas y suppléer et ma mission étouffait.
Il était par ailleurs évident que les solutions mises au point allaient avoir d'importants effets sur le fonctionnement des entreprises. Il fallait que celles-ci sachent utiliser au mieux les ressources qu'offraient Transpac et les liaisons louées, le RNIS, la mise en réseau des PABX, la communication entre réseaux locaux d'ordinateurs, les services qui seraient offerts sur ces réseaux. Nous ne voyions pas alors arriver l'Internet – son succès ne sera évident qu'à partir du début des années 1990 – mais les recherches menées sur le RNIS et l'ATM nous avaient permis d'anticiper ses effets.
J'ai donc décidé de créer une entreprise de conseil dont le but serait d'éclairer les entreprises sur les possibilités nouvelles et de les aider à utiliser au mieux les ressources que fourniraient les télécoms. J'ai formé une équipe avec d'autres ingénieurs du CNET : Suzanne Debaille, Antoine Laurès, Pierre Debesson, auxquels s'est joint Georges Rozen, un X-Ponts. Nous avons créé Arcome en janvier 1989... ce fut pour moi le début d'une tout autre histoire. Je serai remplacé au CNET par Étienne Turpin, X-INSEE comme moi.
Je quitterai Arcome en 1990 pour créer Eutelis qui sera filiale du groupe et où continuerai à étudier l'économie des télécoms et des nouveaux services. Je tenterai en vain de convaincre France Télécom de prendre pied dans les « services à valeur ajoutée », notamment dans la santé et l'éducation : je ferai avec Jacques Lasisz des travaux auxquels il ne sera pas donné suite, la priorité étant malheureusement accordée au « delta minutes » qui a fait retomber France Telecom dans son ornière chérie, la téléphonie. J'évaluerai la valeur du réseau général, ainsi que la fonction de coût de l'Internet ; je réaliserai pour le Commissariat général du Plan une étude sur l'économie des nouvelles technologies, etc.
La fréquentation des entreprises me fera découvrir les problèmes que posent les systèmes d'information. J'y ai retrouvé les exigences de pertinence conceptuelle familières aux statisticiens, et les questions d'ingénierie que j'avais explorées au CNET.
* *
Mes travaux actuels sur l'« iconomie » s'inscrivent dans la perspective que m'a ouverte ce passage au CNET dans les années 80 grâce aux leçons particulières que m'accordait François du Castel et aux échanges avec les chercheurs, avec les exploitants du réseau, avec les autres économistes qui travaillaient dans les télécoms.
L'informatisation, dont l'évolution des télécoms est une manifestation, a transformé la nature à laquelle sont confrontées les intentions et les volontés et donc aussi le socle physique et pratique sur lequel s'appuient les économies et les sociologies. Cette révolution industrielle déconcerte des corporations – les économistes, les sociologues – qui, aspirant chacune à l'hégémonie intellectuelle, ne conçoivent que celles des causalités qui jouent dans le champ de leurs concepts familiers.
Le fait que les utilisateurs développent des usages imprévus a permis par exemple à certains sociologues de prétendre qu'au fond, la technique n'apporte rien car la causalité réside dans la sociologie – alors que les usages imprévus ne pourraient pas exister si la technique ne les avait pas rendus possibles.
L'évolution déconcerte aussi les ingénieurs qui sont à l'origine du bouleversement. Lorsqu'ils se laissent accaparer par la technique, il leur est difficile d'anticiper ses conséquences. Leur corporation est d'ailleurs, comme toutes les autres, soumise à des traditions, habitudes et pouvoirs qui l'emprisonnent dans un conformisme.
Pour rendre compte de cette révolution industrielle, anticiper ses conséquences, éclairer les stratégies, il faut me semble-t-il soumettre l'économie, la sociologie et la technique à une analyse historique. L'histoire sait en effet comment embrasser les diverses couches d'une société, raisonner sur leurs évolutions. Surtout, l'incertitude lui est familière...
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1 Centre national d'études des télécommunications, centre de recherche de la direction générale des télécommunications, ancêtre de Orange Labs.
2 « Direction des affaires industrielles et internationales » de la DGT.
3 « Société locale d'exploitation du câble ».
4 Direction régionale Île-de-France de la DGT.
5 « Réseau numérique à intégration de services », dont le nom commercial sera Numéris.
6 « Private Automatic Branch Exchange », en français « Autocommutateur téléphonique privé ».
7 « Asynchronous Transfer Mode », en français « Mode de transfert asynchrone ».
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