Cela remonte à loin. L'« esprit bourgeois » est jugé mesquin et vulgaire. Notre grande littérature le vitupère : il s’incarne chez Flaubert dans le pharmacien Homais, l'officier de santé Bovary, les étranges Bouvart et Pécuchet, qui tous sont des imbéciles. Chez Stendhal Julien Sorel, Fabrice del Dongo et Lucien Leuwen, toujours prêts à se battre en duel, adhèrent aux valeurs de l'aristocratie tandis que le docteur Du Poirier, bourgeois, est un personnage odieux. Chez Proust la bourgeoisie s'incarne dans le ridicule du couple Verdurin et le snobisme de l'ingénieur Legrandin. Balzac se pâmait d'admiration devant les duchesses.
Dans l'ensemble, et malgré des exceptions auxquelles nous reviendrons, la littérature exprime la nostalgie des valeurs aristocratiques et le mépris, ou l’ignorance, des valeurs bourgeoises. L'« artiste » qu'incarnent Théophile Gauthier, Flaubert et Baudelaire, se croit supérieur à sa position sociale qu'il méprise parce que bourgeoise, tout en sacrifiant bourgeoisement à « l’art pour l’art » qu’il croit aristocratique.
C'est qu'il est facile d'adhérer aux valeurs de l’aristocratie : l'honneur de la famille et du nom, que l'on défendra l'épée à la main ; le courage qui s'exprime à la guerre et lors des duels ; le goût du luxe et, parfois, de l'élégance et de la beauté, tout cela est « noble » et peut séduire l'imagination d'un adolescent comme celle d'un adolescent prolongé.
Les valeurs de la bourgeoisie sont plus complexes car le bourgeois s'efforce d'anticiper les conséquences futures de son action, de ses investissements : il est calculateur, prudent, méthodique. Il lui arrive de se spécialiser dans une science, une technique, un métier, et il sera alors plus difficile encore de comprendre ce qui se passe dans sa tête.
Par exception Balzac a décrit dans Un début dans la vie les réflexions d'un entrepreneur de diligences, Thomas Mann a décrit dans Les Buddenbrook le choc que la lecture de Schopenhauer provoque chez un bourgeois tenté par la décadence « artiste ». Ces exceptions sont rares : dans son ensemble la littérature n’a pas su trouver le moyen de faire entrer son lecteur dans la vie mentale du bourgeois qu’il soit commerçant, entrepreneur ou chercheur.
Le mépris, voire la haine envers tout ce qui est bourgeois ont été attisés au XXe siècle par l'épidémie de « marxisme ». L'héroïsme prétendument « révolutionnaire », rejeton des valeurs aristocratiques, méprise les valeurs bourgeoises du réalisme, du bon sens et de la prudence qu’a portées un Raymond Aron. Le style de vie de ceux qui sans être très riches vivent, travaillent et élèvent leurs enfants sans se soucier de la Révolution est qualifié de « petit bourgeois », kleinbürgerlich, ce qui par contraste manifeste le respect étonnant des « révolutionnaires » envers les « grands bourgeois ».
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Pour s’expliquer ce mépris il faut remonter le temps et considérer la société médiévale. Elle était divisée en trois classes qu'Adalbéron de Laon a décrites au XIe siècle : le clergé, la noblesse et les laboureurs. Cette nomenclature n'accordait aucune place à la bourgeoisie qui existait pourtant dans les « bourgs » (villes fortifiées) où elle était composée d'artisans, commerçants, négociants et officiers publics (bailli, notaire, juge, etc.).
La bourgeoisie semblait alors parasitaire car on croyait que l'agriculture était la seule source de richesse : acheter pour vendre plus tard en faisant un profit était jugé illégitime. En outre le style de vie du bourgeois semblait médiocre comparé à celui de la noblesse, il manquait de dignité, d'élévation : « ce que vous dites là est du dernier bourgeois » (Molière, Les précieuses ridicules). Le langage, l'habillement, la tenue personnelle s'étant perfectionnés à la Cour, la Ville s'efforça au XVIIe siècle de l'imiter mais le « bourgeois gentilhomme » était ridicule.
C'est cependant dans la bourgeoisie que se formera la classe des penseurs, scientifiques et philosophes. D'autres bourgeois firent fortune, notamment dans la finance, et purent accéder à un mode de vie aussi luxueux ou plus encore que celui des grands seigneurs que le Roi comblait de pensions. Ceux-là seront les « grands bourgeois » qui, fondant de « grandes familles » de la finance, du négoce puis au XVIIIe siècle de l'industrie, créèrent une aristocratie de la richesse. Marx les qualifiera de « capitalistes » et mettra en scène leur conflit avec les « travailleurs » sur le théâtre de la « lutte des classes ».
Au XIXe et XXe siècle le bourgeois incarne ainsi deux personnages : le « grand bourgeois » capitaliste, ennemi de classe du prolétariat dont il exploite la force de travail ; le « petit bourgeois », intellectuel, artisan, commerçant ou fonctionnaire, que les « marxistes » jugent prisonnier d'une « idéologie » car il ignore la lutte des classes et ne conçoit pas qu'elle mène inéluctablement à la « dictature du prolétariat ». Ce « petit bourgeois » est accusé de se satisfaire d’une vie médiocre et considéré comme le complice inconscient du « capital ».
Dans les années 1950-1970 le « marxisme » et la psychanalyse ont dominé la vie intellectuelle en France. Celui qui entreprenait de penser la situation historique sans adhérer à la mécanique du marxisme-léninisme, et en prenant le risque de la naïveté, était traité de « petit bourgeois » et méprisé en conséquence, certains lui infligeant en outre une psychanalyse improvisée plus désobligeante encore.
L'héritage de Marx et de Freud formait ainsi une mâchoire intellectuelle qui broyait toute pensée indépendante. La vie en société étant conçue selon le schéma hégélien du maître et de l'esclave, il convenait par ailleurs de se révolter noblement contre les « pouvoirs ». Les institutions étaient jugées parasitaires et prédatrices1 : il fallait s'en débarrasser, se débarrasser notamment de l'entreprise, instrument de la domination du « capital », de l'oppression des « prolétaires » et de l'enrichissement sans limite des « capitalistes ».
Cette représentation « scientifique » était pourtant contredite par la dynamique de l'histoire comme par la situation historique. La relation entre les entreprises et leurs salariés n'avait pas suivi le cours prévu par Marx car le mouvement social et l'action des syndicats avaient tempéré la pression exercée sur la force de travail et, finalement, fait accéder la majorité des salariés au mode de vie du « petit bourgeois ».
Dans les pays du « socialisme réel » la « propriété collective des moyens de production » avait cependant fait de l'ensemble de l'économie une gigantesque entreprise dirigée et gérée par une bureaucratie centralisée. L’expérience a montré que le bon sens « petit bourgeois », que l’on qualifie si volontiers de « vulgaire », répond à la complexité du monde et de l’histoire de façon plus adéquate que ne le font la doctrine à prétention scientifique du marxisme-léninisme ou l’extrémisme d’inspiration anarchiste2.
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Il se trouve certes des personnages ridicules ou odieux parmi les bourgeois : le notable de province cambré dans l’attitude du coq de village ; l’intellectuel parisien quêtant anxieusement la notoriété ; le Monsieur prétendument « bien élevé » qui dispense d’insultantes leçons de « politesse » et de savoir-vivre, etc. Mais les autres conditions sociales – le clergé, l'aristocratie, les « travailleurs » – comportent elles aussi des personnages ridicules ou odieux.
Le fait est que la population française s’est massivement embourgeoisée au XXe siècle : seules y échappent encore les personnes dont l’activité consiste à exécuter les ordres d’une autorité sans prendre aucune initiative personnelle. Mais comme le mot « bourgeois » est entouré de connotations péjoratives les bourgeois honteux de l’être sont en majorité parmi les intellectuels, chercheurs, fonctionnaires, notables, chefs d’entreprise, ingénieurs, professions libérales, journalistes, etc.
Cette honte de soi les rend incapables de penser leur situation et donc d’agir raisonnablement : elle n’est pas pour rien dans la crise des valeurs qui tourmente notre société.
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1 La plupart de nos philosophes voient comme Foucault dans les institutions de pures « machines à pouvoir », ou les ignorent comme Sartre et, par conséquent, les détestent : « Jean-Paul Sartre ne s'est jamais résigné à la vie sociale telle qu'il l'observait, telle qu'il la jugeait, indigne de l'idée qu'il se faisait de la destination humaine (...) Il n'a jamais renoncé à l'espérance d'une sorte de conversion des hommes tous ensemble. Mais l'entre-deux, les institutions, entre l'individu et l'humanité, il ne l'a jamais pensé, intégré à son système » (Raymond Aron, Mémoires, Robert Laffont, 2010 p. 954).
2 Voir le commentaire sur L’insurrection qui vient, livre qui a annoncé le mouvement des Gilets Jaunes.
Excellente analyse. En précurseur des auteurs du XIXe siècle, Rousseau, dont le fantasme de l'humanité originelle transparente correspond assez bien et à la vision aristocratique, et à la vision léniniste que tu décris dans leur similitude paradoxale.
RépondreSupprimerMerci pour ce billet agréablement rédigé et nuancé. Je n'ai jamais bien compris cette haine du bourgeois que j'observe parfois parmi certaines de mes connaissances : lorsqu'on creuse un peu, elle repose sur peu. Dans le domaine culturel, des auteurs ont pu rappeler ce que nous devons à la bourgeoisie cultivée et ses valeurs (psychanalyse ; roman ; musique de chambre ; opéra ; musique occidentale romantique et moderne ; mouvement impressionniste ; transmission par les héritiers ou familles bourgeoises à l'ancienne de la culture, ses perpétuation et floraison, etc.). D'autres ont affirmé que les bourgeois éclairés ont fait la Révolution française et contribué aux premiers progrès sociaux. Et l'économiste Deirdre N. McCloskey a publié plusieurs ouvrages et articles sur la contribution essentielle des valeurs ou vertus bourgeoises à ce qu'elle appelle le "Grand Fait" ou le "Grand Enrichissement" (matériel) que l'humanité a connu, disons, depuis le début du XIXe siècle. Auriez-vous lu Les Bourgeois, d’Alice Ferney ?
RépondreSupprimerJe n'ai pas lu le livre d'Alice Ferney que vous m'indiquez. Je vais me le procurer.
SupprimerMerci Michel pour cette lucidité et cette prise de recul qui nous rappellent que certainement 70% de la population française est bourgeoise. Effectivement difficile d'avancer quand on ne s'aime pas. Notre culture a beaucoup de mal avec la notion d'argent, de réussite, de progrès. Tout le monde le veut et le vit mais au fond ce n'est pas bien digéré dans notre inconscient collectif. Finalement il faut comprendre et accepter que nous ne sommes aujourd'hui ni maître, ni esclave comme voudrait l'illustrer un marxisme simplifié.
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