Peu de mots sont aussi confus, aussi chargés de connotations que « capital ».
La confusion commence dans la comptabilité où ce mot désigne deux choses différentes : les « fonds propres », addition de l’apport des actionnaires et du profit accumulé, qui se trouve au passif du bilan ; le « capital fixe », estimation de la valeur des machines et des bâtiments, qui se trouve à l’actif.
Les économistes distinguent pour leur part deux facteurs de production : le capital et le travail, respectivement représentés par les lettres K et L dans la fonction de production q = f(K, L) où q est la quantité produite en un an, K le volume du capital fixe, L le volume du travail annuel.
En fait ce que les économistes nomment « capital » est le stock de travail qui a été nécessaire pour élaborer les machines et les outils, construire les bâtiments, et aussi (bien que la comptabilité ne mesure pas cela) pour organiser l’entreprise. Ce qu’ils nomment « travail », c’est le flux du travail nécessaire pour produire en utilisant le capital.
Ce « capital » est un « travail à effet différé », mis en conserve en vue d’une utilisation ultérieure, tandis que les économistes réservent le mot « travail » au seul « travail à effet immédiat » nécessaire au fonctionnement de l’entreprise. Stock et flux, effet différé et effet immédiat : ces deux formes du travail contribuent à la production.
Une économie est d’autant plus « capitalistique » que l’importance relative du capital dans la fonction de production, mesurée par le rapport K/L, est plus élevé. L’économie soviétique, qui avait accumulé un important stock de capital fixe, était aussi capitalistique que les économies « libérales » de l’Occident. Peut-on dire qu’elle était aussi capitaliste qu’elles ?
Non, car il faut se tourner vers l’autre sens du mot capital, celui qui désigne les fonds propres. Ce « capital »-là est non physique, comme l’est le capital fixe, mais financier. Sa valeur est en principe, mais en principe seulement, celle de l’actif net, valeur de ce que l’entreprise possède (son « actif ») diminuée de ses dettes.
Lors des opérations de fusion-acquisition les experts des banques, appelés à estimer cette valeur, ajoutent un « goodwill » à l’actif net car la valeur marchande de certains actifs peut être supérieure à leur évaluation comptable, et par ailleurs la qualité des salariés et de l’équipe dirigeante, ainsi que la position de l’entreprise sur le marché, peuvent faire anticiper des profits futurs dont la somme actualisée fournit une indication.
Une autre estimation de la valeur de l’entreprise est fournie par la « capitalisation boursière », produit du cours de l’action par le nombre des actions émises. En théorie, mais en théorie seulement, cette estimation est la même que celle de l’actif net. Dans les faits le cours de l’action est très volatil et il peut arriver que la capitalisation boursière soit inférieure à la valeur de l’actif net : alors les prédateurs, toujours à l’affût, s’efforceront de s’emparer de l’entreprise pour la détruire en la découpant, puis la revendre par morceaux.
Les capitalistes
On nomme « capitalistes » les personnes qui sont en mesure d’orienter les décisions d’une grande entreprise, en particulier ceux qui possèdent une part significative des actions1. C’est ces personnes que le mot « capital » désigne dans l’expression « conflit entre le capital et le travail ».
Ici la réflexion arrive à un carrefour. Milton Friedman estime, avec tous les néolibéraux, que le but de l’entreprise est de « créer de la valeur pour les actionnaires » car ces derniers sont ses propriétaires. Segrestin et Hatchuel2 disent par contre qu’un actionnaire est propriétaire de ses actions mais non de l’entreprise qui, organisant l’action collective des salariés, n’appartient en fait à personne.
Suivons la piste ouverte par Friedman jusqu’à ses conséquences : celui qui dirige l’entreprise est un « agent des actionnaires » et sa mission est de défendre leurs intérêts. Pour représenter cette situation, les économistes ont conçu le modèle « principal-agent » : le principal, c’est les actionnaires et le dirigeant est un « agent » que des incitations poussent à agir en faveur de ce principal.
D’une façon étrange le modèle néolibéral, conçu pour résister à la séduction qu'exerçait l’économie soviétique, aboutit à la même conséquence qu'elle : dans un cas comme dans l’autre le dirigeant est soumis à une autorité extérieure à l’entreprise (le Gosplan dans un cas, les actionnaires dans l’autre).
Entreprise et entrepreneur
Écartons nous de cette discussion pour considérer ce qu’est une entreprise et donc d’abord ce qu’elle fait. Le fait est que l’entreprise puise des ressources dans la nature (physique, humaine et sociale) pour les transformer en produits qui contribueront au bien-être matériel de leurs consommateurs et utilisateurs : sa fonction est donc d’assurer une interface physique entre la nature et les besoins de la société humaine.
On peut aussi considérer l’intérieur de l’entreprise pour voir comment elle fait. Elle apparaît alors comme un être psychosociologique : l’organisation définit une architecture des pouvoirs de décision légitimes, souvent désignée par le mot « hiérarchie », parfois parasitée par des réseaux d’allégeance3 dans les plus grandes entreprises ; le destin individuel de chacun des salariés, l’image qu’il se fait de soi, se construisent autour des perspectives que lui offre sa fonction professionnelle.
La « fonction de commandement » exercée par celui qui dirige une entreprise est complexe : il doit considérer à la fois la réalité physique de l’entreprise (ses techniques, ses produits, ses ressources, son environnement réglementaire et concurrentiel) et sa réalité psychosociologique (la façon dont les salariés se représentent leur rôle, la façon dont l’organisation découpe responsabilités et pouvoirs, la hiérarchie occulte des réseaux d’allégeance). Il doit en outre veiller à la défendre contre les prédateurs.
Le dirigeant qui exerce pleinement cette fonction mérite d’être qualifié d’« entrepreneur ». Son univers mental est spécifique car la diversité des domaines sur lesquels il exerce une vigilance périscopique est telle que l’intellect rationnel ne peut pas y suffire : il faut qu’il sache utiliser les ressources de l’instinct comme le font les chasseurs-cueilleurs.
Schumpeter a vu dans l’entrepreneur celui qui affronte l’incertitude du futur en prenant des risques. Il doit posséder aussi le « coup d’œil » qui permet de prendre une décision judicieuse dans des situations urgentes et confuses, et dont l’origine se trouve dans les sensations physiques autant ou plus que dans le raisonnement.
L’opinion commune nie l’existence des entrepreneurs : le « patron », croit-elle, « ne pense qu’à se remplir les poches », qu’à « exploiter la force de travail », etc. Pourtant André Citroën a perçu en 1900, lors d’un voyage en Pologne, les progrès que l’engrenage à chevrons allait apporter à la mécanique ; Steve Jobs a anticipé les besoins que l’iPhone pourrait satisfaire ; Marcel Dassault a dessiné des avions d’une efficacité inédite ; Henry Ford a inventé un nouveau modèle économique, etc. Je connais d'authentiques entrepreneurs, moins célèbres que les précédents, qui se trouvent à la tête d'entreprises de taille moyenne.
L’entrepreneur se trouve à la charnière entre la société humaine et le monde de la nature, il fait corps avec l’entreprise qu’il anime et incarne. Le profit est pour lui non pas un but, mais un moyen nécessaire pour préserver l’autonomie de ses décisions et garantir la pérennité de l’entreprise.
Est-il un « capitaliste » ? Oui, et même s’il n’est qu’un salarié car il exerce le pouvoir de décision qui oriente l’entreprise. Mais mérite-t-il l’opprobre si souvent attachée à ce mot ?
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La réflexion que nous venons de parcourir fait apparaître l’erreur qu’ont commise à la fois les « marxistes » et les néolibéraux.
Ils ont cru que l’enjeu résidait dans la possession centralisée ou décentralisée des moyens de production mais ni le dirigeant « agent des actionnaires », ni le prétendu « chef d’entreprise » soumis à la planification soviétique ne peuvent être des entrepreneurs car ils sont contraints d’obéir aux injonctions de personnes qui, vivant loin de l’entreprise, ne peuvent percevoir ni les obstacles, ni les opportunités qu’elle rencontre. La situation de ces dirigeants est semblable à celle de quelqu'un qui, conduisant une voiture, devrait à chaque instant obéir aux consignes d'un passager.
Le véritable enjeu est celui de la décentralisation, de l’autonomie de la décision des entrepreneurs, et non celui du caractère privé ou public des entreprises. Le capitalisme financier des néolibéraux, qui ignore la physique de l’entreprise, est aussi inefficace que le capitalisme bureaucratique des Soviétiques.
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1 Ni l’actionnaire majoritaire d’une petite entreprise, ni le petit actionnaire d’une grande entreprise ne méritent cette appellation.
2 Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Seuil, 2012.
3 Ces réseaux aux contours mobiles mais toujours renouvelés se forment autour de l’analogie des formations scolaires, des appartenances syndicales, des opinions politiques, des idéologies, des ambitions, etc.
Merci Michel pour ce très bon texte. L'image de l'entrepreneur en ressort grandit. Je vois tout de même deux axes de réflexions suite à ton billet. Le problème de la distribution de la richesse, même si l'entrepreneur est génial, n'en est pas moins résolu. Aussi le fonctionnement de l'institution de l'entrepreneur est à approfondir. Les grosses critiques marxistes ou néolibérales finalement sont sur ces deux points. Qui aura la richesse produite ? Qui commande ? On peut trouver des entrepreneurs géniaux mais très mauvais dans la transmission de leur entreprise ou très mauvais dans la distribution de la richesse. La liberté de décision des entrepreneurs devrait aussi se retrouver chez les salariés si l'entrepreneur le veut bien et l'organise correctement. Un entrepreneur disparu dont l'entreprise perdure est certainement un bon gage de la qualité de ces actions de délégation de commandement et de distribution de richesse.
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