(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)
L’informatique est essentielle en France pour la croissance et l’emploi, mais les candidats à la présidentielle en parlent peu ou pas du tout : cette absence est gravissime. Faut-il l’attribuer à la complexité du problème, ou au fait qu’il n’est, au fond, ni de droite ni de gauche ?
Dans chaque entreprise l’informatisation se concrétise par un « système d’information » qui comporte deux « couches » : l’une sémantique : les données\,; l’autre technique : la plateforme informatique (machines, logiciels). Ces deux couches interagissent pour servir l’action productive mais rencontrent des écueils dont la plupart des dirigeants sont peu conscients et les politiques moins encore, semble-t-il.
La sémantique, d’abord
L’entreprise observe les faits dont la connaissance est utile à son action : investissement, production et distribution, ainsi que relation avec les clients, fournisseurs et partenaires. De cette observation, résultent les données inscrites dans le système d’information. Deux obstacles se présentent alors :
– du désordre, car chaque direction, chaque usine, chaque partenaire classe, code et nomme les données à sa façon. Synonymes et homonymes abondent, et les derniers font que l’on ne peut plus savoir quel fait précis désigne une donnée\,;
– des difficultés : le désordre des données altère le processus de production, surtout lorsqu’il traverse les frontières entre plusieurs directions ou avec divers partenaires. Le souci de la qualité des données, le traitement des séries chronologiques, l’estimation des données manquantes, la présentation des tableaux de bord, etc. nécessitent par ailleurs des compétences en statistique et en économie que la plupart des entreprises, même les plus grandes, ne possèdent pas à un degré suffisant.
La plateforme, ensuite
On pourrait croire que le logiciel est logique, car il appartient au monde de la pensée alors que la matière dont sont faits les processeurs, mémoires et réseaux est soumise aux aléas du monde de la nature (transformation de la structure cristalline, effets du rayonnement cosmique, etc.).
Mais les logiciels qu'une DSI achète à des fournisseurs (systèmes d'exploitation, « progiciels », ERP, CRM, etc.) ne sont pas vraiment des « êtres logiques » : la plupart sont un assemblage de « boîtes noires » dont on ne connaît que les interfaces d'entrée et de sortie (les « API ») et qui ont été collées ensemble par une « glu » de code.
Si le logiciel est un « produit de la pensée », il s'agit donc en fait d'une pensée en cascade dont la connaissance et la compréhension ne se transmettent pas d'une étape à l'autre : cela le rend aussi énigmatique qu'un être naturel.
Le fournisseur d’un progiciel teste le produit ainsi fabriqué pour s'assurer qu'il répond bien à quelques situations type, rédige une documentation pour les utilisateurs, organise des formations puis commercialise l'ensemble que forment le logiciel, la documentation et la formation. La vraie vie étant plus complexe qu'une liste de situations type, les DSI qui ont acheté le logiciel découvrent qu'il ne fonctionne pas bien alors même que l'on suit la documentation à la lettre : il a des « bogues ».
Vient alors le « forum »
Le fournisseur ouvre alors un « forum » pour accueillir les questions des utilisateurs. Il y publie des réponses qui sont autant de rustines qu'il faudra ajouter au logiciel et dont certaines plongent dans les profondeurs du compilateur, du système d'exploitation ou même du matériel. Progressivement, ce forum contiendra la réponse à la plupart des bogues qui se rencontrent en pratique, mais non à toutes celles que l'on peut rencontrer.
Il se trouve que les rustines, efficaces pour une version du logiciel, ne le seront pas pour les suivantes, qui arrivent tous les trois à cinq ans. Il faut alors recommencer : des questions sont de nouveau posées sur un forum, les réponses sont autant de nouvelles rustines.
Pire, une DSI renouvelle son matériel tous les cinq ans environ, car une machine qui a huit ans d'âge n'est plus suivie par le constructeur : il a fermé les services de maintenance et de support. Dans ce changement de machine, nombre des rustines ajoutées aux logiciels deviennent inopérantes et il faut les remplacer par d'autres.
Les informaticiens s'épuisent ainsi, sous la pression des utilisateurs, à faire fonctionner des machines qui deviennent instables, des logiciels bogués, en utilisant des rustines dont l'empilement est de plus en plus complexe. Leur métier qui, vu de loin, semble relever de la logique pure, est ainsi soumis à une démarche entièrement empirique.
Certes, une DSI peut limiter les dégâts en se dotant d'une infrastructure aussi stable que possible et en sélectionnant les logiciels selon la qualité et le sérieux des fournisseurs, mais cela demande un investissement dont la direction générale ne voit pas le plus souvent l'utilité, mais plutôt le coût.
Si l'informatique du chercheur est une science, celle de l'ingénieur est un art comme la médecine du généraliste : pour l’exercer il faut des bases scientifiques mais l'expérience est irremplaçable. Un DSI doit savoir trouver les bons ingénieurs, les faire travailler ensemble, leur donner envie de rester dans l’entreprise. S'il n'y parvient pas le reste sera voué à l'échec.
* *
Il est donc dommage, en pleine révolution industrielle, où il s’agit de « réindustrialiser la France » et plus profondément de réorganiser les entreprises et les administrations, que ces questions aussi concrètes que décisives ne soient même pas mentionnées par ceux qui entendent nous diriger. Il faut, au moins, en parler car « industrialiser », aujourd’hui, c’est pour une grande partie « informatiser ».
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