Vous vivez hic et nunc : à chaque instant, votre corps occupe un volume. Vous êtes ainsi situé dans l’espace et le temps.
Cette situation détermine votre point de vue sur le monde, le point à partir duquel votre regard aligne la perspective selon laquelle les objets se présentent à votre perception, chacun à sa distance et avec son orientation.
Votre situation et votre action
Votre situation délimite aussi les possibilités offertes à votre action : vous pouvez toucher et saisir ce qui est à la portée de vos mains, vous pouvez parler aux personnes qui ne sont pas loin de vous. Vos mains peuvent saisir les appareils qui étendent la portée de votre action à condition que vous possédiez le savoir-faire nécessaire : des leviers, des outils, un téléphone, un ordinateur, etc. Votre parole peut influencer immédiatement d’autres personnes par des conseils, des indications ou des ordres. Vos écrits auront eux aussi une influence, mais après un délai.
Votre situation n’est pas déterminée seulement par le point que vous occupez dans l’espace et le temps : elle comporte diverses couches qui s’empilent ou s’emboîtent en entourant votre situation physique. Votre situation familiale et votre situation professionnelle reflètent votre insertion dans la société et cette insertion détermine un potentiel offert à votre action, votre « pouvoir ».
La société à laquelle vous participez et dans laquelle vous agissez occupe elle-même une situation particulière dans une histoire dont résultent ses institutions et jusqu’à l’ambiance, civilisée ou barbare, de la vie quotidienne.
Votre situation est la facette selon laquelle le monde de ce qui existe (l’Existant, ce qui « se tient debout à l’extérieur » de votre représentation et de votre volonté, ex-sistens) se présente à vous et s’offre à votre perception, votre pensée et votre action. Cette facette ne comprend qu’une partie de l’Existant mais elle est, comme lui, d’une complexité sans limite car aucun discours ne peut en rendre compte de façon complète. Cependant elle comporte des « poignées » – vos mains, votre savoir-faire, vos outils, votre parole, etc. – qui vous permettent d’agir pour la modifier et, à travers elle, modifier l’Existant lui-même, fût-ce de façon minuscule.
Votre corps vous impose ses besoins : alimentation, activité physique, sexualité, expulsion des excréments, repos, etc. Il répond d’instinct à la situation dont il fait partie par des réactions de plaisir, de désir, de douleur, de peur, qui vous incitent à agir.
Pour que vous vous décidiez à agir il faut que vous puissiez vous représenter la situation que votre action peut faire émerger et que vous la jugiez préférable à la situation présente. L’anticipation de cette situation future mobilise les ressources de votre cerveau, qui se trouve ainsi au nœud de votre relation avec la situation et, à travers elle, avec l’Existant.
Souvent votre action sera un réflexe, réponse immédiate à la situation : un coup de volant vous permet d’éviter un obstacle qui a surgi devant votre voiture. Parfois elle sera purement instinctive, l’image de la situation qu’il faut atteindre se présentant spontanément à votre esprit avec celle de l’action nécessaire : c’est le « coup d’œil » que procurent l’expérience, peut-être aussi le talent, et qui atteint son but en survolant les étapes du raisonnement. Enfin elle peut être réfléchie, le constat de la situation et la découverte des « poignées » dont vous pouvez disposer demandant un effort.
Qu’elle soit réflexe, instinctive ou réfléchie, votre action résulte du phénomène mental qui, en réponse à une réaction de votre corps ou au mécanisme de votre imagination, conçoit la possibilité d’une situation préférable ainsi que les moyens de l’atteindre. Ce phénomène n’est pas immunisé contre l’erreur : votre connaissance de votre situation peut être incomplète ou inexacte, la situation que votre action fera émerger peut différer de celle qui était voulue (ceux qui déclenchent une guerre ne sont pas toujours victorieux), il se peut enfin que vous n’ayez pas activé les bonnes « poignées » parce que votre conception des relations de cause à effet est erronée ou parce que vous avez, sous la pression des circonstances, agi au hasard comme si vous jouiez à la roulette et avec les risques que cela implique.
Alors que votre situation est, nous l’avons dit, d’une complexité sans limite, votre action suppose une sélection simplificatrice dans votre représentation et parmi les causes qu’elle peut faire jouer. Cette sélection est opérée par votre intellect dont l’état (passif ou actif, somnolent ou éveillé, compétent ou incompétent, etc.) est une des dimensions de votre situation.
Certaines de vos actions sont un investissement qui répond non à la situation présente, mais à des situations futures auxquelles vous voulez vous préparer. Le savoir-faire du professionnel – médecin, ingénieur, aviateur, navigateur, informaticien, etc. – suppose ainsi d’avoir acquis la maîtrise habituelle de certains gestes, concepts et raisonnements ainsi que la connaissance familière et experte de certaines situations.
De nombreux spécialistes s’enferment dans ce savoir-faire mais il ne suffit pas pour interpréter toutes les situations car certaines outrepassent le cercle qu’éclaire une spécialité : chaque spécialité s’appuyant sur un nombre fini de concepts, aucune ne peut en effet rendre compte de la complexité de l’Existant ni même de celle d’une situation.
Il faut donc que votre intellect possède un savoir qui outrepasse ce que la théorie et la technique de votre spécialité ont pu vous offrir, et permet à votre corps d’embrasser intuitivement l’Existant : ce savoir nécessite que vous possédiez une culture acquise par la lecture, les spectacles, l’étude, la réflexion, par l’exercice de votre imagination et, surtout, par une curiosité ouverte à l'Existant tout entier.
L'exercice de l'imagination n’est pas sans dangers. Certains s'enferment dans un monde imaginaire où ils rencontrent une situation chimérique, et adhèrent à l’un ou l’autre des délires que proposent la littérature, les spectacles et les phénomènes de foule ; vous savez aussi que beaucoup de personnes sont tentées de s’évader par le rêve d’une situation qu’elles jugent médiocre ou oppressante.
L’individualité des institutions
Ce que nous avons dit jusqu’ici concerne votre action en tant qu’individu mais vous êtes aussi partie prenante d’une action collective : même si vous êtes un travailleur indépendant et solitaire votre action productive n’aboutira que si elle passe par les canaux que possèdent et gèrent des institutions.
Aucun individu, aussi talentueux qu’il soit, ne peut en effet avoir une influence sur l’Existant collectif et historique sans s’appuyer sur une institution : le meilleur des stratèges n’est rien s’il ne dispose pas d’une armée, le meilleur des écrivains n’est rien s’il n’est pas publié par un éditeur, etc. Les institutions sont donc les véritables acteurs de l’histoire.
Chaque institution est créée pour accomplir une mission qui détermine le but qu'elle assigne à une action collective. Ce but peut être aussi bien de détruire (bombardement d’une ville) que de construire, il arrive aussi qu’une mission soit trahie par des individus ou par l’institution elle-même : ces faits qui incitent à la vigilance n’empêchent pas que toute institution ait une mission pour laquelle elle a été conçue, mission que l’on pourra juger bonne ou mauvaise et qui sera accomplie ou trahie.
Chaque entreprise est une institution car elle a été « instituée » pour produire quelque chose : la mission de l’Entreprise, dont chaque entreprise est un cas particulier, est d’élaborer des produits qui procurent le bien-être à une population – et non de « faire du profit » car le profit n'est pas un produit mais un moyen (certes nécessaire) pour assurer la pérennité de l'entreprise et l'indépendance de ses décisions.
La famille elle-même est une institution car elle est « instituée » par un cadre législatif et des actes – le mariage, la relation sexuelle, le partage des ressources – qui la construisent. Chaque langue est une institution car elle résulte d’une élaboration collective qui s’est prolongée durant des siècles.
Si des institutions existent, c’est pour satisfaire des besoins auxquels une action purement individuelle ne pourrait pas répondre : ni la famille, ni la langue, ni la production et l’échange, ni les grands services d’une nation ne peuvent résulter de l’action d’un seul individu.
Pour simplifier notre propos, nous dirons dans la suite de ce texte « entreprise » et non « institution » : une institution publique peut d’ailleurs être en un sens considérée comme une entreprise puisqu’elle gère une action collective et produit quelque chose (défense, justice, monnaie, enseignement, santé, etc.).
Chaque entreprise possède une « individualité » : chacune est une « personne morale » capable de signer des contrats avec des individus (« personnes physiques ») ou avec d’autres personnes morales, sa « culture d’entreprise » s’exprime dans un langage, des comportements, une « ambiance » qui révèlent une personnalité collective dont la rencontre impressionnera toujours un visiteur ou un nouveau venu.
Chaque entreprise a pour mission de produire des choses utiles de façon efficiente. Elle organise à cet effet l’action collective de ses agents, dont l’action individuelle est étayée par des procédures et par une structure de pouvoirs qui répartit entre eux la décision, la responsabilité et les habilitations.
Deux questions : que produit votre entreprise ? Quelle est sa mission ?
Certaines entreprises trahissent cependant la mission de l’Entreprise car elles ne sont pas vouées au bien-être d’une population : elles sont prédatrices. La « chose utile » que les entreprises prédatrices ont mission de produire est « de l’argent », leur but est d’enrichir certaines personnes en s’emparant de capitaux mal protégés ou en prélevant des taxes sur le flux des affaires. Les trafiquants de drogue, par exemple, s’enrichissent en détruisant le capital le plus précieux de leurs clients : leur santé.
Toute société comporte une part de criminalité et de prédation : l’empoisonnement de l’environnement par la pollution, par exemple, est une prédation sur la nature et, à travers elle, sur l'ensemble de la population humaine. Se comporter en prédateur est une des tendances de la nature humaine mais une société ne peut être civilisée que si elle sait contenir la prédation, ce qui suppose des systèmes législatifs et judiciaires efficaces : s’ils ne le sont pas la prédation peut sembler « légale » comme c’est le cas de l’« optimisation fiscale ».
Chaque entreprise est, tout comme chaque individu, confrontée à une situation : ce sera le capital fixe qu’elle a accumulé (machines, bâtiments, logiciels, organisation, compétences), la nature de ses produits, son positionnement sur le marché, le cercle de ses concurrents, le contexte juridique, politique et géopolitique de son activité, l’état de l’art des techniques, etc.
L'évolution d’une entreprise obéit à une logique semblable à celle d’une société de fourmis qui entretient des rapports diplomatiques ou guerriers avec d’autres fourmilières. Cette similitude explique des phénomènes qui obéissent à une mécanique implacable, mais elle n’éclaire pas tous les phénomènes car chacune des « fourmis » humaines qui contribuent à l’action collective de l’entreprise possède un cerveau qui n’est pas celui d’une fourmi. La relation entre l’individu et l’entreprise est une dialectique, un dialogue, parfois un drame ou une comédie.
L’entreprise et l’individu
Le cerveau individuel est en effet le lieu naturel de naissance des idées nouvelles : son fonctionnement en produit sans arrêt (voir « L’intelligence créative »). Certaines sont loufoques, d’autres peuvent faire apparaître des possibilités jusqu’alors inconnues : les inventeurs savent trier ce jaillissement pour en extraire celles qui peuvent ouvrir une voie à une action afin de transformer la situation.
L’organisation d’une entreprise (procédures de l’action productive, structure des pouvoirs légitimes) résulte cependant d’une maturation historique et d’un effort prolongé : l’entreprise ne souhaitera donc généralement pas que son organisation soit contrainte de se transformer et de s’adapter aux exigences d’un produit nouveau ou d’une technique nouvelle, et son premier réflexe sera de refuser l’invention. Certains inventeurs en désespéreront : c’est le drame de l’entreprise. Lorsque l’idée est finalement adoptée, c’est selon un phénomène de catalyse collective aussi mystérieux que celui de la digestion qu'opère notre corps : elle sera alors jugée évidente…
Votre entreprise vous délègue la responsabilité de la bonne exécution des tâches qu’elle vous confie, de leur saine articulation avec l’action des autres personnes : dans sa mission collective, l’organisation découpe ainsi une mission individuelle qu’elle vous confie.
Certains individus se conforment au formalisme de l’organisation au point d’oublier ce que fait l’entreprise, ce qu’elle produit, bref : de négliger, d’ignorer ou même de trahir sa mission. Vous avez certainement rencontré dans votre entreprise des personnes qui n’ont pas d’autre but que de faire carrière afin de grimper l’échelle des pouvoirs, on en rencontre partout.
Ce conformisme si répandu est l’une des pinces d’une injonction contradictoire, l’autre pince étant formée par l’originalité, la créativité et l’indépendance d’esprit que l’entreprise exige de ses cadres. Mais il est impossible de concilier cette exigence avec le souci exclusif de la carrière ! Vous avez sans doute été témoin des comportements à la fois comiques et exaspérants que cela provoque : c’est la comédie de l’entreprise.
Vous avez certainement aussi rencontré des animateurs, personnes conscientes de la mission de l’entreprise et de la complexité de l’Existant dans lequel son action déploie ses effets : elles accomplissent fidèlement leur mission individuelle sans ambitionner une carrière, règlent dans la foulée et sans faire d’histoires les difficultés et incidents quotidiens que rencontre l’action productive, créent enfin la « bonne ambiance » qui facilite la coopération des individus.
J’ai rencontré, je rencontre parmi des ingénieurs, des chauffeurs, des assistantes, des vendeurs, etc. de ces êtres admirables que l’entreprise cantonne souvent dans les tâches d’exécution tout en disant : « s’il passait sous le métro, tout s’arrêterait » : et il est vrai que sans animateurs aucune entreprise ne pourrait remplir sa mission, elle cesserait bientôt d'exister.
Une question : êtes-vous un animateur ?
L’organisation confie le pouvoir de décision et d’orientation à des dirigeants à la tête d’un service, d’une direction ou de l’entreprise entière. Ceux des dirigeants qui sont des animateurs méritent d’être qualifiés d’entrepreneurs car leur action individuelle insère l’action collective de l’entreprise dans la situation historique qu’elle transforme. D’autres dirigeants se satisfont de la gloriole et des avantages que procure la fonction qu’ils occupent.
Les animateurs sont une minorité parmi les personnes qui travaillent dans une entreprise : leur proportion est de l’ordre de 10 % :« Un professeur de l'ESCP a fait une étude sur près de 300 entreprises dans le monde. Il démontre que 9 % des collaborateurs s'arrachent pour faire avancer les choses, 71 % n'en ont rien à faire et 20 % font tout pour empêcher les 9 % précédents d'avancer » (Georges Épinette, Antémémoires d'un dirigeant autodidacte, Cigref-Nuvis, 2016, p. 24). Parmi les dirigeants les entrepreneurs sont eux aussi une minorité, mais l’économie serait à l’arrêt sans leur réalisme et le « coup d’œil » qui leur permet d’anticiper les effets de leurs décisions.
Une question : si vous êtes un dirigeant, êtes-vous un entrepreneur ?
Psychosociologie de l’entreprise
Ce que nous venons de dire révèle dans l’entreprise un être psychosociologique.
La microsociologie des pouvoirs qui s’y expriment se distingue par des particularités de la sociologie de la société entière : les spécialités sont souvent tentées de se constituer en « silos » ayant chacun son langage, ses priorités et ses valeurs professionnelles ; l’échelle hiérarchique des pouvoirs est souvent sacralisée (l’étymologie de « hiérarchie » est « pouvoir sacré ») ; la liturgie souvent purement formelle des réunions consume une part importante du temps des cadres, etc.
La place de l’individu dans l’entreprise a par ailleurs une influence sur sa psychologie : il juge son travail intéressant ou non, utile ou non ; il perçoit la perspective future qu’il lui offre ou ne lui offre pas ; il ressent la légitimité qui est accordée ou non à sa parole.
Le « système d’information » d’une entreprise alliant l'organisation aux ressources que fournit l'informatique, l’examiner révèle les éventuels illogismes de l’organisation : incohérence des concepts, désordre du processus de production, etc. Ces défauts obscurcissent la perception de la situation de l’entreprise et altèrent d’autant la qualité de son action. Aucune chose ne pouvant être autre que ce qu’elle est, la nature est d'ailleurs essentiellement logique : violer la logique, c’est violer la nature, et elle se venge en multipliant les incidents, les redondances et le temps perdu. Les salariés sont alors victimes d’une épidémie de « stress ».
L’expérience montre que le système d’information et, à travers lui, l’organisation de l’entreprise, ne peuvent être conformes aux exigences de la situation que si le « patron », dirigeant suprême, s’implique personnellement dans sa conception et sa réalisation : son autorité est en effet nécessaire pour arbitrer des conflits de pouvoir et contenir la tendance centrifuge des directions et spécialités, toujours tentées d’ériger pour se protéger des murailles sémantiques qui empêchent la compréhension mutuelle et entravent la coopération.
Les entreprises et la pensée
La plupart des penseurs formés par le système éducatif et universitaire n’ont jamais travaillé dans une entreprise, n’en ont jamais créé ni dirigé aucune : ils sont devant l’entreprise aussi inexperts qu’un célibataire peut l’être devant l’éducation des enfants, qu’un civil sans formation militaire peut l’être devant l’art de la guerre.
Ils considèrent volontiers l’individu, le drame de son existence et de sa relation avec d’autres individus ainsi qu'avec le monde de la nature, mais ils ignorent les entreprises et parfois les détestent parce que l’action collective leur est étrangère1 et qu’ils jugent insupportable le corset que lui impose l’organisation. S’enfermant volontiers dans une pensée « pure » détachée des contingences, ils ne s’intéressent pas à l’action collective mais à une « vérité » intemporelle, à une morale qui ne considère que l’action individuelle ou encore au mécanisme qui propulse la situation historique de la fourmilière humaine. Ils abusent ainsi des mots « théorie », « concept », etc. dont le contenu ne s’éclaire que si on les confronte aux exigences pratiques d’une situation.
Il existe bien sûr des exceptions. Bergson a estimé que la pensée est toujours orientée vers l’action : « Originellement nous ne pensons que pour agir. C'est dans le moule de l'action que notre intelligence a été coulée. La spéculation est un luxe, tandis que l'action est une nécessité. » (Essai sur les données immédiates de la conscience, 1899). La philosophie pragmatique de Charles Sanders Peirce et William James, conçue à une époque où les États-Unis s’industrialisaient rapidement, éclaire la situation historique des entreprises et de leur organisation2.
Cependant pour de nombreux penseurs l’adjectif « pragmatique » est péjoratif car il leur évoque une tournure d’esprit qu’ils jugent vulgaire et terre-à-terre. Comme ils ne conçoivent pas qu’il soit possible d’agir raisonnablement et utilement, leur pensée sera inévitablement pessimiste. Le spectacle de l’inefficacité de certaines organisations, et aussi des effets de la prédation, renforce ce pessimisme et incite le penseur nourri par la lecture admirative des Grands Auteurs et des Grands Savants à mépriser les circonstances de la vie quotidienne et pratique, à nier l’utilité d'une action collective et organisée.
Une des conséquences de la « philosophie de la déconstruction » est ainsi de supposer qu’il faut toujours « déconstruire » ce que dit et fait une personne pour accéder à sa véritable intention, toujours cachée car toujours égoïste ou perverse : la générosité des animateurs étant de ce point de vue impossible, il ne peut pas exister de véritable animateur et les entrepreneurs ne peuvent être que des hypocrites dont les propos sur la qualité des produits, l’efficience de l’organisation, la satisfaction des clients, etc. ne visent qu’à masquer leur but qui est uniquement de s’enrichir.
La technique, qui étant essentiellement un savoir-faire est essentiellement pragmatique, sera alors méprisée alors qu’elle est une composante de l’histoire et de la culture humaines3. On évoquera avec complaisance un monde ancien, décrit comme idyllique et que la technique aurait « détruit » : ainsi Jacques Ellul a regretté que l’industrialisation ait détruit la « culture paysanne » mais il aurait pu regretter aussi que le néolithique ait détruit la culture des chasseurs-cueilleurs (Le bluff technologique, Hachette, 1988, p. 101). Cette orientation culmine dans un désir de « décroissance », dans une critique du « capitalisme » qui n’est qu'un dénigrement de l’action productive collective et organisée, c’est-à-dire de l’Entreprise.
La racine sociologique de ces errements est trop évidente : des clercs qui revendiquent un pouvoir politique dont ils ne sauraient que faire dénigrent l’action de ceux qui sont capables de concevoir la dynamique de la situation (personnelle ou collective) et de percevoir l’orientation qui permettra d’agir pour la faire évoluer.
Il existe bien sûr des exceptions, nous le répétons : certains penseurs possèdent une intuition finement sensible des possibilités et des dangers que la situation historique présente devant la pensée et l'action, ainsi que des exigences pratiques de l'organisation collective. Mais on ne rencontre pas beaucoup de tels penseurs dans l'exquis milieu sociologique des intellos parisiens...
Une question : votre pensée est-elle pragmatique ?
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1 « Jean-Paul Sartre ne s'est jamais résigné à la vie sociale telle qu'il l'observait, telle qu'il la jugeait, indigne de l'idée qu'il se faisait de la destination humaine (...) Nous avions tous deux médité sur le choix que chacun fait de soi-même, une fois pour toutes, mais aussi avec la permanente liberté de se convertir. Il n'a jamais renoncé à l'espérance d'une sorte de conversion des hommes tous ensemble. Mais l'entre-deux, les institutions, entre l'individu et l'humanité, il ne l'a jamais pensé, intégré à son système » (Raymond Aron, Mémoires, Robert Laffont, 2010 p. 954).
2 « The elements of every concept enter into logical thought at the gate of perception and make their exit at the gate of purposive action; and whatever cannot show its passports at both those two gates is to be arrested as unauthorized by reason. » (Charles Sanders Peirce, Pierce Edition Project, II).
3 « Au-dessus de la communauté sociale de travail, au delà de la relation interindividuelle qui n'est pas supportée par une activité opératoire, s'institue un univers mental et pratique de la technicité dans lequel les êtres humains communiquent à travers ce qu'ils inventent. L'objet technique pris selon son essence, c'est-à-dire en tant qu'il a été inventé, pensé et voulu, assumé par un sujet humain, devient le support et le symbole de cette relation transindividuelle » (Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958, p. 335).
"pas pas" première coquille que je trouve en plus de vingt ans de lecture de votre site.
RépondreSupprimerCe texte est encore plus précis et éclairant que vos précédents sur le même sujet. C'est un exploit!
Cependant je ne partage pas sa conclusion. Le désir de décroissance peut nous paraître absurde ou pertinent. Là n'est pas la question.
Être pragmatique aujourd'hui, c'est prendre acte de la décroissance des ressources à notre disposition.
Merci pour la coquille ! C'est corrigé. Merci aussi pour vos remarques.
SupprimerOui, les ressources physiques à notre disposition sont limitées et décroissent à mesure que nous les consommons. Mais on ne peut pas assigner de limite à la qualité des produits.
Mes collègues écologistes restent cependant sourds quand j'évoque la possibilité d'une croissance qualitative.
Tenant beaucoup au caractère austère, rabat-joie et punitif de leur "décroissance", l'idée de la croissance qualitative leur semble sans doute être une échappatoire coupable : ils préfèrent nous faire croire que le futur est sans issue.
L'art est-il limité ? L'intelligence a-t-elle une limite ?
La croissante qualitative est souhaitable. Dégager de la valeur pour résoudre des problèmes anciens ou de nouveaux est un futur mobilisateur. Elle est également indispensable pour financer notre sécurité collective. Les arguments ne manquent pas. Merci pour votre travail. AW Brest
SupprimerOui, bravo et merci
RépondreSupprimerEn vous lisant, j'ai pensé à Hari Seldon -:)
Encore un partage de belles réflexions ! Merci Michel pour ce bel exemple de pragmatisme !! tu décris toujours très bien ces deux étapes : l'individuel et le collectif. Tu relèves des pièges dans chacun d'eux, celui de l'enfermement ou de l'égoïsme pour l'un et l'autre. C'est judicieusement bien décrit et ça me pousse à réfléchir à ma propre condition. C'est tellement facile de critiquer une institution. Etre animateur, être pragmatique c'est tellement plus difficile. Merci encore pour tes textes éclairants et inspirants !
RépondreSupprimerolivier Piuzzi