mardi 14 mai 2024

Valeurs, Situation et Action

Pour nommer « tout ce qui existe », tout ce qui « se tient debout à l’extérieur » (ex-sistere) de la pensée et de la volonté d’un humain, le mot « monde » serait impropre car notre langage admet une pluralité de mondes : le monde de la nature, le monde politique, le monde des idées, etc.

« Tout ce qui existe », nous le nommerons donc « Existant » : ce mot englobe la nature physique et biologique, mais aussi les édifices, institutions, idées et autres artefacts que des humains ont construits naguère et dont la présence se manifeste devant eux.

Le détail de la description d’un objet concret (une tasse de café, un fauteuil, etc.) n’a aucune limite logique : chaque objet possédant donc une liste illimitée d’attributs, il est impossible d’en avoir une connaissance absolue et complète. Chaque objet est à cet égard « complexe » et il en est a fortiori de même de l’Existant. La plus grande des difficultés que rencontrent la communication et la coopération entre les individus résulte du fait qu’ils ne considèrent pas les mêmes objets ni, dans les objets, les mêmes attributs.

Alors que la nature évolue selon ses lois, l’être humain exerce en face de l’Existant une volonté qui oppose la néguentropie de l’action à l’entropie de la nature et choisit pour agir, dans la complexité de l’Existant, les objets qu’il lui convient de considérer et les attributs qu’il lui convient d’observer. Nous voulons éclairer cette volonté et pour cela il faut entrer dans quelque détail.

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Un individu n’est pas directement confronté à l’Existant mais à une facette que celui-ci lui présente, la situation dont il constate l’existence et dans laquelle il est invité à agir ou à subir. Cette situation s’exprime en termes de lieux dans l’espace et de moments dans le temps, et selon la part de l’Existant que l’individu rencontre dans ces lieux et ces moments : une part des autres individus, une part de la nature, une part des institutions et des édifices, etc. Cette situation n’est qu’une partie de l’Existant mais elle est, comme lui, d’une complexité illimitée (un infini peut se nicher dans un autre infini comme les nombres pairs parmi les nombres entiers).

L’individu lui-même est porteur de ce que lui ont apporté son éducation, sa formation, les expériences et péripéties de sa vie, fatras dans lequel il a choisi les valeurs qu’expriment ses goûts, dégoûts, habitudes et préférences.

Ce choix ne l’a pas nécessairement conduit à des valeurs qu’une société juge moralement positives (bonté, dignité, honnêteté, loyauté, etc.), mais elles se trouvent au cœur de sa personnalité et sa vie a pour but de graver leur image dans le monde.

Entre ces valeurs et la situation existe en effet éventuellement un écart, une « contradiction » qui éveille chez l’individu l’intention de résorber cet écart. Si cette intention peut se saisir de moyens d’agir, il en résulte une action volontaire.

Exemple des plus simples : supposons que vous aimiez la propreté (valeur) et que vous constatiez que vos mains sont sales (situation). Pour réduire cet écart entre vos valeurs et votre situation, vous souhaiterez laver vos mains (intention). Si vous disposez d’un lavabo et de savon (moyens), vous pourrez les laver effectivement (action) et transformer la situation en la faisant passer de « mains sales » à « mains propres », gravant ainsi dans le monde (certes à une toute petite échelle) l’image de la valeur « propreté ».

Les moyens d’agir sont comme des leviers ou des poignées que l’individu peut utiliser pour transformer la situation : le scalpel du chirurgien ouvre le corps d’un patient, la truelle du maçon répand du mortier ou des enduits, l’éloquence du tribun mobilise une foule, etc. Ces leviers, ces poignées, l’individu ne peut les mettre en mouvement que si son intellect a acquis un savoir-faire : il faut qu’il connaisse les outils dont il se saisit et puisse anticiper les conséquences de son geste.

L’action efficace dans la complexité de la Situation s’appuie donc sur les concepts et causalités simplificateurs de la pensée rationnelle, parfois conscients et explicites, le plus souvent acquis par l’expérience et inscrits dans l’instinct et les réflexes, mais néanmoins présents.

Le schéma rationnel que l’intellect plaque sur la situation sélectionne un nombre fini d’objets et de concepts auxquels il associe quelques relations de causalité. Il offre ainsi à la pensée pratique un « petit monde » dans lequel elle peut s’exercer commodément, mais qui risque de l’enfermer en l’isolant des objets et phénomènes que son schématisme ne considère pas : l’étroitesse d’esprit est la tentation des spécialistes.

Comme l’architecture, la rationalité présente deux aspects complémentaires : une fois construits ses « petits mondes » se prêtent à un usage rationnel commode, mais pour les construire il a fallu une démarche créative elle aussi rationnelle.

Pour revenir en Grèce après la mort de Cyrus le Jeune l’armée des Dix-Mille a dû se frayer un chemin à travers des peuplades hostiles dont chacune, ayant adopté une stratégie ingénieuse, se croyait invulnérable. Les Dix-Mille ont su les vaincre l’une après l’autre. Pour s’en expliquer Xénophon a dit dans l'Anabase que contrairement à leurs adversaires les Grecs savaient penser : ils avaient découvert la puissance créatrice de la pensée rationnelle.

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En transformant la Situation, l’action la traverse et transforme l’Existant dont la Situation est une facette : il en résulte que toute action, conçue comme réponse à une situation, a dans l’Existant des conséquences qui excèdent ce qui a été voulu (pensons aux « dégâts collatéraux » que peut causer une opération militaire). Par ailleurs l’Existant se manifeste dans la Situation : une éruption volcanique, un tremblement de terre, une inondation bousculent la nature physique de façon imprévisible, un concurrent innovant rafle le marché de votre entreprise, un sanglier se jette sous les roues de votre voiture, une nouvelle théorie bouleverse vos représentations...

Si l’action peut souvent s’appuyer efficacement sur la pensée rationnelle, celle-ci ne peut donc pas suffire à tout : les stratèges et les entrepreneurs doivent savoir agir dans des situations où l’imprévisible et l’inconnu sont présents et, parfois, abondent.

Nota Bene : les généraux ne sont pas tous des stratèges, les chefs d’entreprise ne sont pas tous des entrepreneurs : certains chefs d’entreprise ne sont que des dirigeants habiles à s’attirer une nomination, certains généraux manquent d’envergure1. Nous utilisons ces mots pour désigner une fonction et non un statut : il se trouve des entrepreneurs parmi les actionnaires2 et les salariés3, des stratèges parmi les officiers de rang modeste4.

Certains individus manifestent un talent qui s’acquiert par un apprentissage, mais auquel est nécessaire aussi le tempérament particulier qui leur permet de « sentir » l’Existant à travers la Situation, mettant ainsi en œuvre une pensée que nous nommerons « pensée raisonnable » pour la distinguer de la pensée rationnelle.

La pensée raisonnable engage non seulement l’intellect de l’individu mais son corps tout entier : « j’ai senti ça avec mes tripes », disent les entrepreneurs qui ont pris une décision hardie, ou les stratèges que leur « coup d’œil » a conduit, malgré le « brouillard de la guerre », droit à la décision judicieuse en sautant d’un bond les étapes du raisonnement.

Ceux qui possèdent ce talent parmi les stratèges et les entrepreneurs se distinguent par une lucidité exceptionnelle : ainsi Leclerc lors de sa mission en Indochine en 19475 ; ainsi Steve Jobs, créateur du Macintosh et, plus tard, du « smartphone » à écran tactile et applications multiples ; ainsi Marcel Dassault, André Citroën, Jeff Bezos et nombre d’autres moins célèbres.

On dirait que le corps de ces personnes, qu’elles nomment « mes tripes », est comme une antenne qui permet à leur pensée de se mettre en résonance avec l’Existant et, ainsi, de « sentir » une part de l’inconnu et de l’imprévisible.

La pensée raisonnable n’a rien de magique : étant une des facultés naturelles que l’être humain a héritées de ses ancêtres chasseurs-cueilleurs, elle est présente chez chacun mais entravée chez certains par une adhésion trop étroite aux exigences formelles de la rationalité, par un respect trop minutieux de la lettre des conventions et règles d’une institution, par le refus instinctif de ceux qui préfèrent ne pas voir ce qui ne leur apparaît pas hic et nunc, etc.

Certaines professions favorisent son développement car les situations qu’elles présentent incitent l’intellect à se former une synthèse intuitive de la Situation : les bons commerçants, connaissant leurs produits et leurs clients, savent aider ces derniers à trouver ce qui leur convient et il en est de même des bons médecins, des bons ingénieurs, etc.

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Certaines actions ne sont pas le fait d’un individu mais d’un groupement d’individus agissant de concert : entreprise, armée, institution, parti politique, organisation criminelle, bande de voyous, etc. Chacun de ces groupements s’est donné une mission et s’est organisé en conséquence : ses actions expriment la personnalité, la volonté et les valeurs d’une « personne morale ».

Les conséquences de ces actions collectives sont beaucoup plus importantes que celles des actions strictement individuelles. Nombre de biens et de services ne peuvent être produits que par une entreprise, un réseau d’entreprise, une institution ou un système institutionnel. Une organisation mafieuse peut faire plus de dégâts qu’un criminel isolé, une bande de voyous est plus dangereuse qu’un seul voyou.

L’individu qui se trouve dans un de ces groupements est invité à contribuer à l’action collective au service d’une mission, et à adhérer aux valeurs que cette mission exprime ainsi qu’aux valeurs propres à l’organisation. L’organisation lui présente à cette fin dans son « système d’information » un langage, des concepts et des hypothèses causales dont le partage consolide la synergie des intentions et la cohérence des actions individuelles.

La « personne physique » qu’est l’individu adhère ainsi à une « personne morale » : revêtu d’un uniforme, muni d’un armement et encadré par des officiers, l’individu devenu soldat n’est pas la même personne que « dans le civil » ; l’individu qui travaille dans une entreprise n’est pas la même personne que s’il était « sans emploi » ; le voyou qui adhère à une bande se sent beaucoup plus fort que s’il était seul.

Le groupement s’émiette si les individus qu’il rassemble s’émancipent de son organisation. Il arrive qu’une armée se débande après une défaite, il arrive aussi qu’une armée sache conserver sa cohésion après avoir perdu une bataille : elle reste alors invaincue et si elle persévère elle sera invincible car une armée n’est vaincue que quand elle est désorganisée.

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Si les valeurs d’un individu sont ce qu’il a de plus intime et de plus personnel, elles sont pourtant liées à la situation dans laquelle il se trouve. Que se passe-t-il en effet si cette situation ne présente à ses intentions ni leviers, ni poignées dont il puisse se servir ? N’ayant pas le moyen de s’exprimer, ses valeurs vont se taire, si cela dure longtemps elles s’étioleront comme une plante privée d’eau.

Un esclave contraint d’obéir sans pouvoir prendre aucune initiative oubliera à la longue les valeurs qu’il possédait avant de tomber en esclavage, pour leur substituer celles de l’obéissance servile ou de la révolte impuissante. La situation que les salariés rencontrent dans une organisation hiérarchique et autoritaire peut avoir les mêmes conséquences.

Celui qui conserve des valeurs intactes alors que depuis longtemps l’initiative lui est impossible s’efforcera toujours de trouver des possibilités dont son action pourra tirer parti : l’esclave s’évadera d’une façon ou d’une autre, ensuite seulement il pourra agir selon ses valeurs.

La relation entre les valeurs et la Situation est donc dialectique :

– une situation permet d’exprimer certaines valeurs et non d’autres ;

– une valeur privée durablement des moyens de s’exprimer risque de s’effacer dans la conscience de l’individu ;

– une valeur dont la situation favorise l’expression peut, éveillée par des exemples, naître dans une conscience qui en était dépourvue : des individus qu’une autorité pesante a contraint à la soumission ou à la révolte peuvent, si leur situation change, s’épanouir dans l’exercice d’une responsabilité qui autorise leurs initiatives.

L’Action résulte de la rencontre des Valeurs et de la Situation, facette de l’Existant que l’action transformera, transformant ainsi l’Existant lui-même. Cette rencontre obéit à une dynamique qui anime les valeurs, les situations et l’Existant lui-même.

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1 Paul Yingling, « A Failure in Generalship », Armed Forces Journal, mai 2007.

2 Masahiko Aoki. « Information and Governance in the Silicon Valley Model », Stanford University, juillet 1999.

3 Voir « Le secret des animateurs ».

4 Robert Coram, « Boyd: The Fighter Pilot Who Changed the Art of War », Little Brown, 2002.

5 « La solution complexe, et probablement longue à venir, ne pourra être que politique : en 1947 la France ne jugulera plus par les armes un groupement de 24 millions d’habitants qui prend corps, et dans lequel existe une idée xénophobe et peut-être nationale » (Rapport du général Leclerc faisant suite à sa mission en Indochine).

1 commentaire:

  1. Philippe Lestang14 mai 2024 à 11:32

    Merci, cher Michel, pour ce texte clair et bien argumenté.

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