mercredi 20 janvier 2010

Connaître ou apprendre ?

Nous avons l'habitude de vivre sur un capital acquis. Dans notre jeunesse, nous "faisons des études". Si nous sommes de bons élèves, bien appliqués, bien studieux, nous arrivons à grimper jusqu'à l'entrée dans une grande école (je dis bien l'entrée, car une fois dedans il n'y a plus beaucoup d'efforts à faire pour avoir le diplôme) ou jusqu'à l'honorable titre de docteur en quelque chose.

On a été formé en passant par les meilleures filières, on a eu 18 alors que les autres avaient 12 : donc on est meilleur qu'eux pour la vie durant.

Mais un capital de connaissance s'use si l'on ne s'en sert pas. J'ai connu à l'INSEE de grands chefs qui n'auraient plus été capables de calculer un écart-type, j'ai rencontré beaucoup de dirigeants qui avaient oublié jusqu'aux premiers éléments de la physique et des maths. Cela n'a aucune importance, pensaient-ils : on n'a plus besoin de connaître ces choses-là quand on dirige les autres, ceux qui savent.

Les titres de noblesse péniblement acquis lors de la formation initiale - énarque, polytechnicien, centralien, sup-élec, agrégé etc. - sont, pense-t-on, accompagnés d'une grâce d'état. Pour le restant de la vie, on en sait assez.

Dans les années 90, j'avais naïvement organisé dans un ministère une formation aux outils de la bureautique. Les énarques en avaient manifestement grand besoin mais aucun d'entre eux n'est venu : ils ont envoyé leurs assistantes. Leur proposer une formation, c'était leur faire injure. Maîtriser la dactylographie, ou pire encore connaître un langage de programmation, cela ne risque-t-il pas de vous classer parmi les tâcherons ?

Comme toutes les aristocraties, celle du diplôme est soigneusement stratifiée. Parmi les polytechniciens, ceux du Corps des Mines sont évidemment les meilleurs puisqu'ils sont sortis mieux classés que les autres. Tel énarque que je connais, a qui l'on proposait un poste fort intéressant, l'a refusé parce que cela l'aurait mis sous les ordres d'un autre énarque de sa promotion sorti moins bien classé que lui. Il avait pourtant atteint l'âge où l'on ne devrait plus penser à ces enfantillages scolaires...

Comme le dit Thomas Friedman dans le New York Times d'aujourd'hui (Is China an Enron?), le flux de connaissances importe plus que le stock : mieux vaut savoir apprendre que de posséder un savoir.

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Apprendre, c'est un sport qui demande il est vrai des efforts et de l'humilité. Tout ancien que l'on soit, et fût-on bardé de diplômes, on se retrouve petit bizut confronté à des vocabulaires que l'on ignore, dépourvu des réflexes et des habitudes qui semblent naturels aux anciens (voir S'apprivoiser à un nouveau logiciel). Les anciens bienveillants sont rares : la plupart d'entre eux sont avec le bizut comme ces parents qui, ayant l'habitude de l'orthographe, s'irritent des fautes que commet leur rejeton. On n'a pas toujours la chance de rencontrer un ancien aussi généreux que Laurent Bloch, qui m'ouvre avec patience les portes successives de Linux.

On comprend que ceux que leur formation initiale a placé haut dans la hiérarchie, et qui en ressentent quelque orgueil, quelque suffisance, n'aient aucune envie de se courber sous le joug d'un apprentissage.

Mais autour d'eux le monde bouge, la société et les entreprises s'informatisent et d'une année sur l'autre les habitudes collectives changent : le téléphone mobile par exemple, devenu un ordinateur, présente des possibilités et des risques déconcertants. Pour comprendre ce qui se passe dans l'entreprise et dans la famille il faut accepter de se former, de se transformer. Le capital acquis ne suffit pas.

Friedman cite John Hagel que je traduis ici librement :

”Nous passons d'un monde où l'on prenait l'avantage stratégique en protégeant un stock de savoir dont on extrayait de la valeur, ce stock qui est la somme de ce que nous avons appris et qui se déprécie aujourd'hui à un rythme accéléré - à un autre monde où pour créer de la valeur il faut participer à un flux toujours renouvelé de connaissances.

"Il est devenu nécessaire de se connecter aux personnes et aux institutions qui possèdent un savoir nouveau : quelle que soit l'organisation à laquelle on appartient, on trouvera plus de gens intelligents en dehors de cette organisation qu'il n'y en a dedans.

"Plus votre entreprise, votre pays seront capables de se connecter aux personnes et aux institutions qui possèdent les savoirs nouveaux, mieux ils réussiront. S'ils ne le font pas, d'autres le feront : l'avenir appartient à ceux qui animent le flux de savoir le plus riche et le plus diversifié et qui développent les institutions et les pratiques nécessaires à cette fin".

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Mais que faut-il apprendre, me direz-vous ? Eh bien, de tout ! les langues étrangères, les théories scientifiques, les parties des mathématiques que l'on ignore, les langages de programmation, le bon usage des systèmes d'exploitation, la philo, l'histoire, la géologie, plus tout le reste ! Il faut bien sûr des priorités : elles dépendront des circonstances car aucun principe ne peut les fixer, les délimiter a priori.

Rien n'est pire en tout cas que de rester assis, content de soi comme lou ravi des crèches provençales, sur le stock bientôt obsolète du savoir acquis.

11 commentaires:

  1. Bonsoir

    Il est tout à fait vrai que le poids des diplômes est écrasant en France.Il parait que ce n'est pas forcément aussi évident dans d'autres pays comme les USA.
    Sur les connaissances à acquérir, l'un des problèmes auquel on est confrnonté en entreprise est que connaissance rime avec pouvoir et qu'il y a donc des intérêts divergents entre, d'un côté le ssytème, l'entreprise qui a intérêt à ce que la connaissance et donc l'information circule, et de l'autre les individus dont l'intérêt immédiat est plus de capitaliser à leur niveau que de partager.

    Quant aux matières qu'il faut apprendre, en ce qui me concerne c'est tout trouvé: l'économie

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  2. J'ai été frappé par le fait que ce qui est dit ici s'applique malheureusement aux enseignants ... du postérieur (pardon, du "supérieur").

    Heureusement qu'il reste quelques étudiants qui ne copient pas le comportement de leurs profs !

    J'ai pu constater que, même la venue d'un prix Turing dans mon université (1), ne déplaçait pas les profs d'informatique. C'est que quand on est dans le supérieur, on est supérieur.

    (1) surtout qu'il n'était même pas membre du CNU, notre Comité qui baptise les profs.

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  3. "Plus votre entreprise, votre pays seront capables de se connecter aux personnes et aux institutions qui possèdent les savoirs nouveaux, mieux ils réussiront." Très belle citation.

    Il me semble en effet que le facteur de développement économique est cette "connection" (plus encore que la production de savoirs nouveaux).

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  4. Personne ne contestera qu'il ne faut pas cesser d'apprendre. Mais tout dépend de ce que l'on met derrière le mot "flux". Car il peut être aussi un courant qui nous submerge, sans que nous ayons le temps d'en tirer partie si nous n'y prenons pas garde. Si le flux passe et nous traverse sans laisser de traces, il est plus facteur de perte de temps que de gain de connaissances. Autrement dit, le flux n'a de valeur que s'il se transforme en stock.

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  5. Bonjour,
    Je vous félicite tout d'abord pour votre excellent site, que je consulte régulièrement avec profit, et j'en profite pour vous souhaiter une très bonne année.
    J'ai bien aimé votre dernier post, car c'est un point que j'ai souvent remarqué et que vous êtes le premier que je vois souligner ici. Plus les gens sont affectés à des postes de "haut niveau", qui correspondent souvent en fait à des postes de faible technicité, plus l'écart se creuse avec les postes de "bas niveau" où le travail effectif se fait et où l'on trouve donc les plus grandes compétences de niveau technique. C'est moins grave si on arrive à ces postes élevés en fin de carrière, où l'on peut aider à capitaliser une expérience, mais c'est terrible quand on y arrive trop jeune pour des raisons de statut, de diplômes, etc. On voit alors des personnes de quarante-cinquante ans ayant quasiment oublié beaucoup de choses, et en maîtrisant peu. Le fossé est important avec la base technicienne, et je pense que ça explique une partie des désarrois actuels. Il est donc très important de maintenir une compétence aussi large que possible dans plusieurs domaines (au minimum : maîtrise de l'anglais, connaissance et pratique - même modérée - d'un langage de programmation, bases de l'histoire des idées et de la philosophie).

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  6. On peut ajouter que le fossé se creuse d'autant plus entre les "élites" assises sur des diplômes vieux de quelques décennies et les (plus) jeunes de la base que, pour reprendre une expression simple, "le niveau monte" - même s'il peut apparaître plus faible dans des disciplines cosmétiques comme l' orthographe, et qu'un diplômé d'une "petite" école aujourd'hui a pu avoir un parcours tout aussi difficile et méritoire qu'un polytechnicien des années 60-70...

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  7. Ce constat est un état de fait et on le vit presque au quotidien. Ceux qui ont bien compris l'affaire s'affranchissent de plus en plus de ces chefs devenus pour eux inutiles.

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  8. Votre article illustre parfaitement le propos que me tenais il ya quelques années un directeur de programme au CNRS, qui s'astreignait à apprendre par coeur chaque semaine une nouvelle poésie, afin de conserver une mémoire et une capacité à apprendre intacte malgré le vieillissement du cerveau ... bravo pour ces quelques lignes de sagesse commune ...

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  9. Les dites "élites" devraient déjà observer ce qui se passe dans leur environnement direct ou indirect et ne plus jouer " les pères prêchi-prêcha ". En Allemagne le contexte est très différent, l'expérience est retenue plus que l'exploit d'un jour....souvent éphémère..mais la classe politique souvent issue des hautes écoles comme l'ENA ne fait confiance qu'à d'autres grandes écoles, en somme en France on a construit un monde des affaires totalement incestueux qui entraîne le pays à se poser de + en + de questions !

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  10. Cher Michel

    je souhaiterai que tu apportes quelques précisions sur tes remarques suivantes :
    - " "le niveau monte" - même s'il peut apparaître plus faible dans des disciplines cosmétiques comme l' orthographe".

    Comment sais-tu que le niveau monte ? Qu'est-ce que le niveau ? et qu'est-ce que monter ?

    - "un diplômé d'une "petite" école aujourd'hui a pu avoir un parcours tout aussi difficile et méritoire qu'un polytechnicien des années 60-70..."

    Pourquoi les années 60-70 comme référence ? le parcours méritoire me semble indépendant d'une période de référence.

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  11. @Olivier Piuzzi
    Je précise que le "Michel" qui a envoyé les remarques sur lesquelles vous demandez des précisions, ce n'est pas moi, "Michel Volle" ! J'espère qu'il vous répondra...

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