jeudi 25 février 2010

Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard, 1976


Tout le monde sait que Clausewitz est un auteur militaire. Mais il est aussi et surtout, à ma connaissance, le premier penseur qui se doit intéressé à l'articulation entre la pensée et l'action - le premier et peut-être le seul, car les penseurs s'intéressent plus à la pensée elle-même qu'à l'action dont la complexité les rebute.

Il est compréhensible que cette articulation ait attiré l'attention d'un militaire : c'est dans la guerre, en effet, que ses exigences se manifestent de la façon la plus impérative. Le stratège, le tacticien, doivent agir sous la pression de l'urgence, sans disposer de toutes les informations nécessaires, dans un contexte où l'enjeu est littéralement de vie ou de mort.

Dans de telles conditions leur action ne peut pas être purement rationnelle : elle relève de l'art plus que de la science. Le fait est cependant que certaines personnes, certains stratèges, savent agir avec justesse dans l'urgence et le brouillard du combat : on dit que ceux-là possèdent le « coup d'œil ».

Quelles sont donc les qualités du bon général, du bon stratège ? Il faut qu'il ait du sang-froid mais cela ne suffit pas : il faut aussi qu'il possède certains procédés de pensée qui permettent de se représenter la situation, d'anticiper les conséquences des diverses actions possibles, de choisir enfin la décision adéquate - et tout ceci dans l'instant, en interprétant ce qu'il voit et en devinant ce qu'il ne voit pas.

Cela demande sans doute un talent particulier mais le talent n'y suffirait pas : il faut encore et comme dans tous les arts que ce talent ait été fécondé par une formation qui ne peut porter de fruits que si celui qui la reçoit s'y intéresse passionnément et de toute sa volonté.

La pensée du stratège procède, comme toute autre pensée, par concept, modélisation, hypothèse et déduction. Mais contrairement à la pensée qui s'explicite dans des paroles, la sienne se condense dans une décision à laquelle seule il accorde de la valeur : elle lui semble évidente et il oublie instantanément le raisonnement qu'il a bâti pour la construire.

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Raymond Aron a considéré l'œuvre de Clausewitz avec le respect qu'elle mérite. Parmi les penseurs militaires, il est le plus profond et le plus controversé.

La controverse n'est pas sans raison : Clausewitz est mort avant d'avoir terminé son ouvrage, chantier en cours dont le défaut de cohérence ajoute à la difficulté d'un sujet complexe. Sa lecture ne prête que trop aux contresens, auxquels se sont ajoutées les interprétations tendancieuses de certains et aussi les loufoqueries de ceux qui ont un avis sur des livres qu'ils n'ont pas lu.

De la guerre a été ainsi recouvert d'une couche de commentaires qui l'obscurcissent. C'est le sort commun de toutes les œuvres où souffle l'esprit, de toutes les œuvres véritablement pensées – mais surtout de celle de Clausewitz.

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Clausewitz meurt en 1831 à 51 ans. Sa femme dit qu'il aurait pu guérir du choléra mais qu'il s'est laissé mourir parce qu'il était désespéré.

Pourquoi ce désespoir ? Sa carrière n'avait pas été médiocre, sa situation sociale était convenable même si elle était fragile – l'authenticité de sa noblesse était douteuse et il craignait qu'on ne lui reprochât de l'avoir usurpée -, sa femme l'aimait, sa pensée était vigoureuse.

Mais il est des pensées qui brûlent, des pensées dont l'approche est aussi dangereuse que celle d'une pile atomique. Vous séparant des autres êtres humains, elles font de vous intérieurement à la fois un souverain et un clochard, elles vous confrontent à un gouffre que vous portez en vous-même et qui, finalement, vous engloutit. Tout comme sa pensée poussera Nietzsche vers la folie, Clausewitz a été poussé vers la mort.

Mais il nous laisse, à nous autres lecteurs égoïstement indifférents au drame du pionnier, une œuvre nutritive – à condition de savoir la lire, et Aron nous y aide.

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Clausewitz a voulu penser la guerre, mais ce faisant il a élaboré une théorie de l'action qui est aussi, et nécessairement, une théorie des limites de la pensée.

Les exigences de l'action, dit en effet Clausewitz, nous confrontent au fait que notre pensée est incomplète, qu'elle ne rend jamais un compte exact de la situation à laquelle nous sommes confrontés, qu'elle ne permet pas d'anticiper exactement les conséquences de nos décisions car l'action est toujours entourée d'incertitude, de brouillard. Pourtant il faut décider car ne rien faire, c'est encore agir.

Si nous vivons dans le monde mental, intérieur, de notre représentation, dans le monde du « modèle », nous agissons par contre dans le monde réel et notre action ne pourra être judicieuse que si notre modèle est pertinent, adéquat à la situation, si son schématisme fournit sur le monde des poignées efficaces.

Oui, son schématisme. Car si le monde est complexe – fût-il même réduit au plus banal des objets concrets qui nous entourent et qu'aucun discours ne peut décrire entièrement – notre pensée explicite, elle, est toujours simple.

Dès lors se pose une question : comment se fait-il que certains généraux possèdent le « coup d'œil » qui, leur donnant une vue exacte de la situation malgré les incertitudes, leur fait gagner plus de batailles que d'autres ? Que certaines personnes sachent agir avec plus de justesse que d'autres, alors que l'incertitude est le lot commun ? Que ces personnes-là, le plus souvent, ne soient pas des intellectuels, qu'elles soient incapables d'expliciter les raisons de leur action ?

On sent que le secret se trouve du côté de la pensée préconceptuelle, activité du cerveau antérieure à la formalisation par le langage et que nourrissent des associations d'idées (voir L'intelligence créative) – mais il est périlleux de tenter de théoriser cette pensée-là, rétive par nature à toute conceptualisation.

C'est pourtant le risque qu'a pris Clausewitz.

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Le mot « pensée » représente, selon le contexte, soit le résultat explicite de l'activité cérébrale, ces idées, concepts, modèles que le langage peut exprimer et qui, même profonds, sont donc simples ; soit l'activité cérébrale elle-même qui, étant un phénomène naturel, est complexe. Quand nous disons « la pensée est toujours simple », il s'agit de la pensée explicite et non de l'activité cérébrale.

L'expression « pensée complexe » chère à Edgar Morin est un oxymore dangereux : en effaçant la barrière qui sépare le monde complexe de la pensée simple, elle cède à l'illusion de ceux qui veulent croire possible de superposer l'un à l'autre, sans aucun débordement, le rationnel et le réel.

Une pensée consciente de ses propres limites creuse un gouffre en son propre intérieur et isole socialement.

La philosophie occidentale, imprégnée d'hellénisme, postule en effet l'adéquation du monde de la pensée au monde réel. Connaître chaque objet concret par son essence, par sa définition, ce n'est pas facile mais c'est possible, affirme-t-elle. Celui qui connaît ainsi le monde est armé pour l'action : possédant la connaissance, il ne pourra pas se tromper.

On rencontre cette conviction sous la plume des philosophes et elle imprègne notre culture, notre éducation, nos réflexes, notre intuition, notre personnalité. Il est d'ailleurs impossible de démêler qui, de la culture ou de la philosophie, l'a inoculée à l'autre.

Le succès social, le succès médiatique ne peuvent aller qu'à ceux qui restent dans cette ornière. Celui dont l'intuition, s'écartant de la culture commune, sait ou plutôt sent qu'un écart insurmontable sépare la pensée de la nature et de tout objet concret, celui-là se trouve isolé dans les mille circonstances de la vie sociale, familiale, professionnelle. C'est comme s'il appartenait à une autre espèce : ses réflexes ne sont pas les mêmes, les attitudes qui lui sont naturelles paraissent étranges, les phrases qu'il énonce sont incompréhensibles. Aux yeux des autres il est un outlaw, un outcast, un clochard que leur regard ignore.

La liberté, cela se paie. Cela se paie à la fois par l'instabilité du statut social et par une souffrance intime permanente – pas plus douloureuse sans doute que ne l'est celle de l'ambitieux qu'inquiète la carrière, mais plus profonde parce qu'elle touche à la racine de la personne.

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Le penseur créatif vit un bras-le-corps dialectique avec le monde qu'il embrasse dans sa complexité pour mettre au point tel modèle qui favorisera l'action dans telle situation, puis encore tel autre modèle qui favorisera l'action dans une autre situation etc.

C'est un combat amoureux : à travers le penseur créatif, le monde de la pensée et le monde de la nature font l'amour. Cela suscite en lui un plaisir, une joie, qui sont plus que la contrepartie de sa souffrance et dont la recherche, devenue le but même et le sens de sa vie, s'impose à lui comme un devoir impérieux. Ainsi cet homme n'est pas à plaindre : il vit comme chacun l'aventure du destin humain qui, chez lui, est seulement plus étirée vers les extrêmes que chez d'autres.

Sa pensée sera souvent perdue, ses efforts souvent gâchés – car la société n'entend que ce qu'elle est prête à entendre – mais en cela son destin n'est pas plus dramatique que celui d'un autre : la succession des générations ne comporte-t-elle pas, à chaque étape, un gigantesque sacrifice humain ?

Le sort de son œuvre, par contre, est digne de compassion : tirée de part et d'autre par les intérêts des diverses castes, elle occasionnera une foule de contresens. Ainsi les militaires allemands ont vu dans Clausewitz une incitation à la guerre à outrance alors qu'il avait compris, dit Aron, que si le concept de guerre évoque la bataille, la guerre concrète peut, elle, présenter des degrés d'intensité divers en fonction du but politique poursuivi.

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Il faut reconnaître que De la guerre, compilation de textes relevant de diverses étapes de la réflexion de Clausewitz et établie par sa femme après la mort de celui-ci, est difficile à comprendre et n'invite que trop au contresens.

Mais même s'il avait pu mener son œuvre à terme elle aurait, comme celle de tout penseur créatif, été soumise à la torture post mortem : simplifiée en slogans par les clans en conflit, outrancièrement déformée par les manuels scolaires.

C'est la deuxième étape du sacrifice humain, c'est ce qui est arrivé à Newton, à Adam Smith, à Karl Marx etc. Après avoir ignoré le penseur vivant, la société déforme après sa mort ce qu'il a laissé de plus précieux : l'expression de sa pensée.

Pour pouvoir la retrouver il faut enjamber interprétations et traductions et aller au texte, autant que possible dans sa langue originale, pour engager avec le penseur la conversation intime qui seule permet d'entrer dans sa pensée, cette conversation qui est d'ailleurs la fin que vise l'écriture (voir Choisir ses lectures).

2 commentaires:

  1. Pour compléter ces réflexions par une confrontation interculturelle entre Clausewitz (et d'autres penseurs occidentaux de la stratégie) et la pensée Chinoise, je vous conseille le "Traité de l'efficacité" de François Jullien (en livre de poche). Quand agir consiste plus à "entrouvrir et laisser advenir" qu'à calculer les conséquences (désolé pour la simplification probable...).

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  2. @Thierry Merle
    J'ai lu le Traité de l'efficacité, c'est un livre excellent. J'aime beaucoup les travaux de François Jullien.
    On peut dire que Clausewitz s'est blessé en se heurtant aux limites de la pensée européenne - ces limites que Jullien explore à partir de l'"ailleurs" qu'est la culture chinoise.
    Dans Les transformations silencieuses (Grasset, 2009) il parachève la confrontation des pensées grecque et chinoise.

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