jeudi 11 mars 2010

Il faut que l'Internet devienne un pays

L'Internet a ouvert un nouvel espace qui ne relève pas de la géographie, ignore les frontières des États et prend une place croissante dans notre vie mentale et pratique (voir "Explorer l'espace logique").

Une économie spécifique s'y déploie avec de nouvelles formes de production, de propriété, d'échange, d'intermédiation. La cybercriminalité est elle aussi inventive : piraterie, espionnage, sabotage, escroquerie, vol d'identité, blanchiment d'argent etc. On évoque même de nouvelles formes de guerre.

Comme toute société, comme toute économie celle-ci a besoin de règles et, pour les faire respecter, d'un appareil judiciaire convenable. Mais les États sont divisés. Leurs législations sont diverses et presque toutes déficientes car ils ont été pris de court par l'émergence du nouvel espace. Les CNIL nationales négocient pour définir des règles communes mais l'inertie des habitudes se conjugue aux différences culturelles pour freiner ou bloquer.

Ne faudra-t-il pas en venir à considérer l'Internet comme un "pays" - un pays situé dans un espace qui n'est pas l'espace géographique ?

L'Internet d'aujourd'hui présente des traits féodaux : pas d'état de droit, règne de la loi du plus fort, équilibre de la terreur entre potentats locaux de puissance comparable, écrasement sans pitié des petits, ceux qui contrôlent un point de passage en profitant pour établir un péage privé. Le vent de la révolte a commencé à souffler : voir "Le grand schisme de l'Internet", par Laurent Bloch.

Pour lutter contre une féodalité, il faut un État. Les utilisateurs de l'Internet auraient une double nationalité : la nationalité territoriale et la nationalité Internet. L'Internet serait doté d'un parlement élu par ses citoyens, d'un gouvernement, bref d'un État doté de pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, qui lèverait des impôts pour financer des services publics et emploierait donc des fonctionnaires - lesquels, sans doute, pratiqueraient le télétravail. Il aurait des relations diplomatiques avec les pays territoriaux, les CNIL territoriales seraient des ambassades auprès de lui.

Ce nouveau pays serait plus peuplé que la Chine ! L'Internet compte un milliard et demi d'utilisateurs... Jean-Philippe Bichard m'a signalé un entretien avec Eugène Kaspersky (Libération, 4 mars 2010) où celui-ci propose d'instaurer une carte d'identité virtuelle pour lutter contre la cybercriminalité : si l'on reconnaît ainsi une citoyenneté sur l'Internet, ne faudra-t-il pas aussi reconnaître l'existence du pays où elle s'exerce ?

Cela permettrait de doter l'Internet d'une législation, d'un système judiciaire (et d'une police) dont la portée enjamberait les frontières territoriales et qui serait en mesure de sanctionner les délits commis dans son espace. Les services publics veilleraient à la confidentialité des données personnelles et des données des entreprises, à l'attribution et la gestion des identifiants des personnes et des objets etc. (voir "L’Internet au large : l’avenir du routage et les Autonomous Systems", par Laurent Bloch). Le citoyen de l'Internet serait protégé contre les abus de pouvoir des gouvernements territoriaux.

Cela donnerait une consistance juridique à l'être géopolitique nouveau, et pour le moment quelque peu informe, qui s'est formé en dehors et comme au-dessus de l'espace géographique. Cela favoriserait le traitement démocratique des possibilités qu'il offre comme des dangers qu'il recèle, ainsi que la définition démocratique des pouvoirs qui l'administrent.

Sans doute le fonctionnement d'une démocratie ne peut pas être parfait, mais le régime démocratique permet la prise de conscience et la discussion collectives d'enjeux eux-mêmes collectifs - et cela vaudrait mieux que de subir les conséquences de décisions prises par quelques personnes dans l'obscurité trop discrète des choix techniques, de subir aussi les entreprises de cybercriminels qui tirent parti du découpage territorial des Etats.

12 commentaires:

  1. Pour devenir un pays, Internet devrait aussi avoir une monnaie propre...

    RépondreSupprimer
  2. @Olivier Auber
    Un pays n'a pas nécessairement sa propre monnaie (cf. l'Euro). Mais, au fait, ne parle-t-on pas déjà de "monnaie électronique" ? Et ne faut-il pas mettre le holà aux abus que la finance commet grâce à l'Internet ?

    RépondreSupprimer
  3. Alléchant,
    mais comment faire abstraction pour cette construction de la "double nationalité" de tous ses membres, de ses instances, de ses entreprises.

    une règle de base des états est son indépendance, ce qui est difficile à réaliser puisque Internet reste malgré tout ancré dans le monde physique.

    RépondreSupprimer
  4. Ne faudrait-il pas plutôt que l'Internet soit une organisation comme l'ONU ? Au fait c'est considéré en tant que quoi exactement aujourd'hui l'Internet ?

    RépondreSupprimer
  5. @Jean-Marie Gilliot
    Il s'agit bien en effet d'une double nationalité. Cela existe déjà : beaucoup de personnes sont des nationaux de deux pays. Il en est de même pour les entreprises.
    Il est vrai que les serveurs, routeurs et liaisons sont physiquement situés dans l'espace géographique ; mais le service qu'ils rendent n'est pas territorial : on ne se soucie pas de savoir où se trouve le serveur que l'on consulte - et c'est de ce service qu'il s'agit.

    RépondreSupprimer
  6. @Anonyme
    L'Internet est aujourd'hui une institution de facto, aux contours juridiques flous, régulée toutefois par quelques organismes soit américains (exemple : l'ICANN), soit internationaux (exemple : le W3C).
    La question de fond est celle de la démocratie - et celle-ci ne peut être assurée qu'avec un parlement élu par les utilisateurs eux-mêmes, "nationaux" de l'Internet.
    L'ONU rassemble des nations et non des individus.

    RépondreSupprimer
  7. La beauté du paysage internet n'est-elle pas issue du fait qu'il se constitue essentiellement grâce aux sentiments les plus nobles et en toute liberté. Est-ce compatible avec une notion de pays ? Nous l'avons déjà ce "pays", c'est notre belle terre ! De belles pistes avec : http://www.dailymotion.com/video/xchhe2_serge-soudoplatoff-les-vraies-ruptu_tech

    RépondreSupprimer
  8. @michelbm
    A notre belle terre l'Internet superpose un autre espace, non géographique celui-là mais logique (au sens de logos, parole : voir Explorer l'espace logique). Je ne vois d'ailleurs aucune contradiction entre la notion de "pays" et la noblesse des sentiments...

    RépondreSupprimer
  9. Jonathan Moreschi8 décembre 2010 à 11:56

    Idée géniale que je viens d'avoir, et je cherchais sur le net si quelqu'un l'avait eu avant moi.
    Je pense qu'il faut la développer au plus loin.
    C'est vrai qu'on peut se poser la question de la liberté sur internet du coup, mais cette technologie peut nous permettre d'établir une vrai démocratie participative, chaque loi pourra être votée par tout le monde, tout le monde pourra proposer un projet de loi suite à une pétition sur le net....

    Il y a énormément de possibilité...

    RépondreSupprimer
  10. Il me semble que la plupart des démocraties ont dérivées vers un système où ce n'est plus le peuple qui détient le pouvoir mais quelques individus puissant. Est-ce un avenir désirable pour l'internet ? N'y-a-t-il pas d'autres moyens pour mettre un cadre à l'activité économique et criminelle sur internet ?

    François

    RépondreSupprimer
  11. @François
    Ne confondez vous pas démocratie et oligarchie ?
    Actuellement, les décisions concernant l'Internet sont prises par des institutions qui n'ont de compte à rendre à personne, et l'internaute ne peut que les subir. Lui reconnaître les droits et responsabilités du citoyen ne résoudrait certes pas tous les problèmes, mais permettrait de les poser et discuter de façon publique.

    RépondreSupprimer
  12. Bien vu. Il faut donner au fonctionnement collectif, transnational, d'internet, une vie démocratique (c'est-à-dire la capacité des internautes à prendre ensemble des décisions sur les questions qui les concernent tous).

    Un Etat - la métaphore est hardie et bienvenue ; peut-être plutôt amha une organisation internationale ?

    RépondreSupprimer